Chapitre 9 : premiers pas

Le vent s’engouffrait dans les interstices de la vieille grange, soulevant la poussière et faisant grincer les poutres. Le lieu avait été vidé de tout encombrant et quelques cibles en bois avaient été fixées au fond, bancales mais suffisantes pour leur usage.

Arinna se tenait au centre, bras croisés sur sa poitrine, les sourcils froncés. Ambroise Fanon, adossé à une poutre, la regardait calmement, les mains croisées derrière le dos, dans une posture professorale.

— Tu es tendue, nota-t-il.
— Tu m’étonnes, j’ai appris hier que j’étais un démon. Vous voulez pas que je fasse une petite danse en plus ?

— Non, mais respirer, ça serait déjà bien, répondit-il avec un mince sourire.

Xander, plus loin, jonglait avec une balle de tennis qu’il lançait contre le mur. Il lança d’un air taquin :

— Allez Arinna, montre-nous ta super attaque destructrice là. Que je sache si je dois commencer à m’inquiéter.

Elle lui lança un regard noir.

— T’inquiète, si je développe un pouvoir, tu seras le premier à le tester en pleine face.

Siméon, assis sur une botte de foin, esquissa un sourire, mais resta attentif. Une journée de repos avait remis Arinna sur pied. Il reconnaissait là leur amie. Téméraire, pinçante et combative. 

— L’idée, reprit Ambroise, c’est de recréer ce qui s’est passé quand tu as touché Siméon et que tu l’as mis K.O. Tu as puisé en lui. Et je crois que ce n’était pas un hasard.

— Génial, je suis un aspirateur, murmura-t-elle.

— Un amplificateur, corrigea Xander. Ou peut-être plus.

Ambroise s’avança doucement vers elle.

— On va commencer simple. Tu vas poser ta main dans la mienne et tu vas essayer de ressentir. Pas de réfléchir. Tu laisses ton instinct parler.

— Mon instinct est en grève depuis que vous m’avez balancé que les anges veulent nous sucer la moelle.

— C’est bien, l’humour noir. Ça veut dire que t’as encore un peu d’énergie. Essaie.

Arinna tendit la main avec hésitation. Ses doigts effleurèrent la paume du médecin. Rien ne se passa tout de suite. Puis, une vibration, faible, commença à pulser sous sa peau. Comme un battement qu’elle ne contrôlait pas.

Elle inspira. Ferma les yeux. Une chaleur se diffusa dans son bras, puis dans tout son corps.

Ambroise tressaillit légèrement.

— Vous sentez ? demanda Arinna, concentrée.

— Oui… Tu copies ma signature énergétique. Mais… ne va pas plus loin. Ce n’est pas dangereux pour moi, mais tu risques de déclencher quelque chose que tu ne maîtrises pas.

Arinna ouvrit les yeux, surprise.

— Je n’ai rien fait ! J’ai juste posé mes mains !

— C’est bien là tout ton pouvoir. Tu ne prends pas, tu répliques. Tu deviens le reflet temporaire de celui que tu touches.

Siméon s’approcha en croisant les bras, un sourire aux lèvres.

— C’est ce que t’as fait avec moi dans la voiture. J’essayais de ralentir ton rythme cardiaque, et tu m’as renvoyé mon pouvoir en pleine face.

— J’ai fait ça ?!

— Ouais. Tu m’as servi ma propre sauce sans le savoir.

— Super… j’ai failli te tuer, fit Arinna. 

— T’inquiète, maintenant que je sais, je ne me laisserai pas avoir deux fois. Tu veux essayer encore ? Cette fois je te guide. Pas de mauvaise surprise.

Elle hésita, puis accepta d’un signe de tête. Ils s’installèrent par terre, face à face. Arinna posa sa main sur l’avant-bras de Siméon.

Aussitôt, une pulsation familière remonta en elle. Son propre cœur sembla battre à un rythme dédoublé. Elle devinait la mécanique du pouvoir de Siméon.

— Tu le sens ? demanda Siméon.

— Oui… je sens ton cœur… et je pourrais presque le manipuler.

— Essaie. Juste un peu. Tu verras que t’as le contrôle maintenant.

Elle inspira lentement et se concentra. Siméon écarquilla légèrement les yeux, surpris.

— Tu viens de me faire accélérer, là.

— Et j’imagine que c’est comme ça pour revenir en arrière. Attends…

Elle ralentit. Siméon souffla.

— C’est dingue. Tu comprends les pouvoirs avec tellement de facilité !

— Je ne veux pas que ça me rende dangereuse, murmura-t-elle.

Xander s’était approché sans bruit. Il s’accroupit près d’elle.

— T’es pas dangereuse. Tu vas apprendre à maîtriser tout ça.

Il tendit la main. Elle hésita une seconde, puis la prit. Les ondes lumineuses réapparurent instantanément. Le regard d’Arinna passa de Xander à Siméon puis à leur père.

— Je vois comme toi…

— Mais ensemble on voit plus que ce que je vois d’habitude. Regarde là, fit-il en pointant son cœur dans sa poitrine, tu le vois battre ? 

Arinna posa son regard sur le torse de Xander et elle vit l’onde s'intensifier, les couleurs se saturaient et bientôt elle distingua des battements. Elle hocha doucement la tête, subjuguée par cette vision si singulière. 

— Elle ne fait pas que capter. Elle décuple, souffla Xander contemplatif.

Ambroise observait la demoiselle, plus grave.

— Ce n’est pas un simple pouvoir. C’est un lien. Un catalyseur. Et comme tout catalyseur, il peut multiplier… ou déséquilibrer.

Arinna ferma les yeux un instant.

— Alors il va falloir que j’apprenne à ne pas exploser les gens sans le vouloir…

— C’est exactement à ça que sert cet entraînement, conclut Ambroise.

Arinna se leva, rompant le contact.

— Et si je n’y arrive jamais ? Si je fais du mal ?

— Alors on sera là pour t’arrêter. Et pour t’aider à recommencer, répondit calmement Ambroise.

Un silence accueillit ses paroles. Puis le vent reprit sa course, emportant un nuage de poussière hors de la grange.

Et pour la première fois depuis le début de cet enfer, Arinna se sentit un peu moins seule.

Le soir, à table, Arinna eu une pensée pour Eren. Et, comme un déclic, elle se tourna vers Siméon, l’inquiétude marquée sur le visage.

— Tu t’es battu avec Eren hier ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce qu’il est… vivant ?

Xander leva un sourcil, intrigué par la sollicitude de la jeune fille à l’égard de cet ange.

— Je te remercie de te soucier de mon propre état Arinna.  Ça fait chaud au cœur, ironisa Siméon. 

— Toi, je vois bien que ça va. T’as l’air entier. Mais si tu es là, aussi bien portant… qu’est-il advenu de lui ? 

Ambroise posa calmement sa fourchette, comme pour signifier qu’il allait falloir aborder les choses sérieusement.

— Ce garçon… il n’aurait jamais dû t’approcher, Arinna, dit-il d’un ton grave.

— Tu n’as pas répondu à ma question, insista-t-elle, le regard toujours tourné vers Siméon.

Le concerné soupira, passa une main dans ses cheveux roux, puis croisa les bras contre la table.

— Je l’ai laissé en vie. Blessé, mais pas mort. C’était un nid d’anges, j’ai préféré déguerpir avant que d’autres ne rappliquent.

— Blessé comment ? s’enquit-elle aussitôt, la voix plus aiguë.

— Pourquoi ça t’inquiète autant ? demanda Xander, fronçant légèrement les sourcils. Ce gars t’a quand même attirée dans un piège, non ?

Arinna se tut un instant, baissant le regard. Elle savait qu’il avait raison. Et encore elle ne leur avait pas soufflé un mot sur ce qui s’était passé dans la bibliothèque. Mais c’était plus fort qu’elle. Dans le bref échange qu’elle avait eu avec Eren, elle l’avait reconnu. Il n’était pas qu’un piège, un tueur, un ennemi. Il était toujours ce garçon avec qui elle avait partagé son enfance. Il avait eu cet éclat dans le regard, cette sincérité lorsqu’il avait posé sa main sur sa joue. Arinna était convaincue qu’Eren ne lui voulait pas du mal, ça ne dépendait pas de lui. Elle croyait ses paroles qu’il avait eu lorsqu’elle l’avait retrouvé chez lui.  Et il semblait avoir besoin d’aide.

— C’est juste que… je ne comprends pas. Il faisait ça à contre-coeur. Il voulait que je vous appelle pour que vous puissiez me défendre. Il semblait ne pas avoir le choix. Il n’était pas seul dans cette histoire, il y avait quelqu’un d’autre. C’est peut-être lui qui a tout orchestré.

Siméon planta son regard dans celui d’Arinna. Il avait perdu son air moqueur.

— Ce que je peux te dire, c’est qu’il ne s’est pas défendu comme un ange en mission. Il était… hésitant. Comme s’il ne voulait pas vraiment se battre. Il m’a même ordonné de ne pas te faire de mal, alors que c’est lui qui t’avait mise en danger.

— Ça, c’est peut-être parce qu’il n’était pas d’accord avec ce qui s’est passé, murmura-t-elle, les yeux baissés vers son assiette intacte. Peut-être qu’il pensait pouvoir me protéger à sa manière.

— Ou qu’il t’utilisait, répliqua sèchement Xander.

Un silence tendu tomba sur la table. Seul le grésillement discret d’un insecte contre une lampe vint l’interrompre.

— On ne sait pas ce qu’il veut vraiment, trancha Ambroise. Mais ce qu’on sait, c’est qu’il est dangereux. Qu’il fait partie de ces anges qui vous traquent, toi et ta famille. Il reste une menace.

Arinna acquiesça à peine, les traits crispés, tourmentée par le sort de sa mère et sa sœur. Ambroise n’eut pas de mal à deviner les questions qu’Arinna n’osait poser. 

— Je n’en sais pas plus Arinna. J’ai cherché des traces, y compris dans votre appartement. Et pour le moment, rien de concluant. Mais je n’abandonnerai pas, je te le promets. De ton côté, reste patiente, ne perds pas espoir, et fais nous confiance.

La jeune fille se leva lentement.

— Je crois que je vais me coucher.

— Arinna… commença Xander.

Mais elle leva une main pour l’interrompre.

— Je comprends. Je vous crois, vous savez. C’est juste que j’ai besoin de temps pour assembler les morceaux. J’ai pas encore fini le puzzle.

Elle sortit de la pièce, laissant derrière elle un trio silencieux. Xander la regarda disparaître dans le couloir, puis tourna un regard inquiet vers son père.

— Tu crois qu’elle doute encore de nous ?

Ambroise reprit sa fourchette, l’air songeur.

— Elle a besoin de temps. 

Xander souffla avant de se lever à son tour. 

— Si vous êtes d’accord, je la suis cette nuit. 

Ambroise leva les yeux vers son fils, réfléchissant rapidement. 

— Je préfère qu’on ne la laisse pas sortir pendant quelque temps. Siméon, au moindre éveil, tu l’arrêtes. Je ne veux même pas qu’elle quitte sa chambre.

Xander allait protester mais son père l’arrêta d’un geste. 

— Elle doit se reposer. Demain sera une longue journée. Et puis, je vais retourner en ville cette nuit. Chercher Cybèle et Iris. Donc de votre côté, pas de folie. 

Les deux frères échangèrent un regard inquiet. 

— Donnez-moi jusqu’à demain midi. Si je ne suis pas revenu d’ici là, partez sans plus attendre. 

— Et pour aller où ? 

— Voir Kaern. 

Xander déglutit. Rien que l’évocation de ce nom lui faisait froid dans le dos. Mais il ne protesta pas, conscient de la gravité de la situation. 

— Avez-vous compris ? interrogea le père. 

Ses deux fils hochèrent la tête. Oui, c’était la seule option. 

 

Arinna consacra les journées suivantes à apprivoiser son pouvoir sous la supervision vigilante de Siméon et Xander. Chaque séance d’entraînement était l’occasion de repousser ses limites. Pendant ce temps, Ambroise s’absentait fréquemment. De longues demies-journées, parfois plus, où il disparaissait. A chaque départ, la tension montait d’un cran dans la maison.  Ses deux fils devenaient nerveux, toujours à l’affût, les sens aux aguets du moindre bruissement dans les champs alentour. Et, lorsqu’il réapparaissait enfin, couvert de poussière, les traits tirés, c’était comme un souffle retenu qui s’échappait. Même Arinna, malgré ses silences, ne pouvait dissimuler le soulagement qu’elle éprouvait.

Mais les jours s’égrenaient sans le moindre progrès. Les recherches restaient désespérément infructueuses. Aucun signe de Cybèle, aucune trace d’Iris. Et cette stagnation entama peu à peu l’humeur d’Arinna. Elle, si vive, si combative, se laissait gagner par l’agacement. L’impatience d’abord, puis la frustration et enfin la colère.

Une colère sourde, acide, qu’elle contenait de moins en moins.

Elle éclata un jour, sans prévenir. Lors d’un entraînement apparemment banal, alors qu’elle affrontait Siméon dans un exercice de maîtrise. Quelque chose céda. Elle perdit pied. Une onde de force brutale émana d’elle — un coup d’instinct, de rage ou de peur. Siméon, qui tentait de la retenir, vacilla. Puis chuta lourdement, inconscient, sans un mot.

Après avoir vu Siméon s’effondrer, Arinna recula vivement, les mains tremblantes, le souffle court.

— Non… non non non…

Son cœur battait à tout rompre. Elle venait de le sentir, ce basculement. Ce moment où sa colère avait pris le pas sur tout le reste, où elle n’avait plus rien maîtrisé. Les battements de son cœur résonnaient encore dans ses tempes, échos de cette pulsion incontrôlée.

— Je voulais pas… je voulais pas lui faire de mal…

Elle se pencha vers Siméon, tétanisée. Il respirait. Mais son teint était pâle, son torse à peine soulevé par une respiration faible. Elle n’osait pas le toucher, par peur d’aggraver les choses.

Xander accourut. Son regard passa de Siméon inerte à Arinna, dont les yeux étaient écarquillés de panique.

— Il est juste évanoui, il va bien. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je… je sais pas… J’étais en colère, je me concentrais sur l’exercice, et puis il a dit que j’étais trop lente… et j’ai… j’ai senti quelque chose exploser en moi. Et il est tombé. C’est moi, Xander. C’est moi qui lui ai fait ça…

Sa voix se brisa, noyée par la culpabilité. Elle avait l’impression d’être à nouveau ce monstre qu’elle s’efforçait de ne pas devenir. Un démon incontrôlable.

— C’est ce que je suis, hein ? souffla-t-elle. Un danger pour tout le monde.

a une main sur son épaule, ferme mais rassurante.

— Regarde Arinna, il va s’en remettre. Il est coriace, tu le connais. Tu l’as juste bien sonné. 

Elle le regarda, hésitante. Puis baissa les yeux vers Siméon, toujours inconscient. Elle vit cette onde vaporeuse qui s’échappait de tout son être. Elle voyait son cœur pulser faiblement, comme une flamme vacillante. 

— Et si je le tue, la prochaine fois ? souffla-t-elle.

— Alors on ne laissera pas passer la prochaine fois sans s’assurer que tu es prête. Je serai là. Mon père aussi.

Un silence. Puis Arinna murmura :

— J’ai peur, Xander…

— Moi aussi. Mais pas de toi.

Dans ce regard qu’il lui lança, il n’y avait ni crainte, ni reproche. Juste une foi silencieuse. Elle y puisa un peu de courage. Le regard de Xander passa de sa main à son frère, laissant une idée germer dans son esprit. 

— Et si tu essayais de tirer parti de nos deux pouvoirs. 

Arinna se mordilla la lèvre. Elle y avait déjà pensé. Mais il lui était déjà difficile d’en maîtriser un alors elle n’avait pas osé formuler l’idée d’en contrôler deux. 

— J’ai trop peur... 

— Ne laisse pas ta peur te paralyser. Pose ta main sur lui. Observe. Ressens le choses. Je suis là, je te retiens s’il faut. 

Elle tendit une main hésitante puis la posa sur le bras nu de Siméon sans rompre le contact avec Xander. Aussitôt, elle sentit le battement lent du cœur de Siméon vibrer dans son bras. Mais en plus de la sentir, elle la voyait par la vision que lui accordait Xander. Tout devenait clair.

— Est-ce que tu ressens nos deux pouvoirs ? 

— Oui. 

— Alors essaye de le stabiliser. Prends ton temps. Il n’y a aucune urgence. 

Elle se concentra. D’abord la peur, le doute, la culpabilité l’assaillirent. Mais cette fois, elle les repoussa. Petit à petit, elle accéléra le rythme. Le cœur de Siméon retrouva une cadence régulière. Elle contrôlait, elle voyait ce qu’elle faisait.

Siméon toussa, revenant à lui, secoué de ce qu’il venait de vivre. Il se redressa l’air encore sonné. 

— Comment tu te sens ? lui demanda Xander, inquiet. 

— Comme si j’avais été percuté par un bus... Que s’est-il passé ?

— Je suis désolée Siméon, j’ai perdu le contrôle, murmura Arinna. J’ai failli te tuer…

— Heureusement que je suis coriace alors ! lança-t-il pour détendre l’atmosphère. 

— Et tu n’as pas idée de l’avancée que vient de faire Arinna grâce à cette… expérience malencontreuse. 

— Vous me prenez pour un cobaye maintenant ? 

Il eut un rire faible, mais sincère. Et Arinna, malgré la peur, esquissa un sourire. Ils mirent fin à l’entraînement, estimant avoir vécu assez d'émotions fortes pour la journée. Et en fin d’après-midi, quand Ambroise rentra, Xander s’empressa de faire part de leurs avancées à son père. Ce dernier accueillit la nouvelle avec sérieux. Ce qu’ils découvraient ajoutait une nouvelle couche à la complexité du don d’Arinna : duplicateur, amplificateur… et désormais, capable de fusionner plusieurs facultés à la fois. Un tel pouvoir était rare. Inédit, peut-être. Et plus exigeant encore qu’ils ne l’avaient imaginé. Et ils manquaient tellement de temps pour le développer pleinement. 

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