Lorsqu’elle revint à elle, Arinna se découvrit un horrible mal de crâne. Elle ouvrit péniblement les yeux et constata qu’on l’avait allongée dans un lit. Elle avait froid. Ses membres étaient engourdis, son crâne battait comme une enclume. Une couverture lui couvrait les jambes, mais elle n’en sentait même pas la chaleur.
Elle se trouvait dans une pièce inconnue, sans aucun indice sur l'heure ou l'endroit. La chambre sentait le vieux bois et la poussière. Le volet fermé de l’unique fenêtre à droite de son lit ne laissait filtrer aucun rayon de soleil. Ainsi il était impossible pour la jeune fille de savoir si c’était le jour ou la nuit. Arinna se redressa, ignorant la douleur de ses membres endoloris.
Une porte en bois faisait face à son lit. Un mince trait de lumière en dessinait l’encadrement et permettait de fournir le minimum de luminosité pour qu'Arinna puisse distinguer les éléments de la pièce. La chambre était très sobrement meublée. Une chaise se tenait dans un coin, avec ses chaussures à côté. Une commode était installée sous la fenêtre. Sur le mur en face était accroché un miroir en pied, couvrant le mur crème. En dehors de ces quelques éléments, la chambre était vide. Aussi impersonnelle que possible. Arinna se leva, posant doucement ses pieds nus sur le vieux parquet. En dehors de sa paire de basket et de ses chaussettes, on ne lui avait retiré aucun autre vêtement.
Alors qu’elle s’approchait de la porte sur la pointe des pieds, elle entendit des pas venir de l’autre côté. Elle se figea alors, retenant même son souffle. Les pas passèrent devant sa porte et s’y arrêtèrent. Quelqu’un toqua alors doucement. Arinna resta muette, tâchant de ne donner aucun signe trahissant son réveil.
— C’est moi Arinna, Xander. Je peux entrer ?
Arinna fronça les sourcils. Les souvenirs de la veille lui reviennent à l’esprit. Abandonnant toute discrétion, elle avança jusqu’à la commode de la chambre, ouvrant frénétiquement les tiroirs, cherchant n’importe quoi qu’elle pourrait utiliser pour se défendre. Mais il n’y avait que des draps et des couvertures. Rien dont elle pourrait faire usage.
Elle releva alors la tête, jaugeant cette fenêtre. Sans prendre le temps de plus réfléchir, elle essaya de l’ouvrir sans grand succès. Xander ouvrit alors la porte de la chambre et se plaça dans l’encadrement de la porte.
— Calme toi Arinna, ce n’est que moi, fit-il pour tenter d’apaiser son amie.
La jeune fille fit volte face, dévisageant le rouquin comme s’il s’agissait de la première fois qu’elle le rencontrait.
— Laisse moi partir, laisse moi rentrer chez moi.
— Non Arinna, il faut que tu restes calme.
— Rester calme ?! Ton frère est un … un … un monstre ! parvint-elle à formuler après une hésitation, Il est hors de question que je reste avec vous !
— Nous allons tout t’expliquer, si tu es prête à écouter.
Arinna dévisagea le garçon. En l’espace d’une soirée, il avait perdu toute la confiance qu’elle avait placée en lui durant toutes ces années d’amitié. Lui avait conscience de la terreur qui habitait son amie et était bien décidé à l’aider à s’en sortir.
— Tu n’es pas prisonnière ici Arinna. Écoute ce qu’on a à t’apprendre, et puis après si tu veux toujours partir, tu sera libre de le faire.
Arinna plissa les yeux, méfiante.
— Dis-moi où est-ce qu’on est.
— Suis-moi, tu sauras tout.
Le garçon tourna les talons et sortit de la chambre. Arinna jeta un dernier coup d'œil à cette fenêtre qui était restée désespérément close. Non, elle n’avait pas le choix que de suivre Alexander. Elle attrapa alors ses chaussures et s’engagea dans le couloir à la suite du garçon. Ils marchèrent en silence dans la pénombre. Au bout du couloir, ils descendirent un escalier, indiquant à la jeune fille qu’ils devaient certainement se trouver dans une maison. Arrivés au rez-de-chaussée, dans ce qui semblait être l’entrée de la demeure, Arinna constata que le jour était levé. La lumière du soleil illuminait cette pièce par deux petites lucarnes situées de part et d'autre de la porte d’entrée. Alexander ne s’attarda pas ici et invita Arinna à le suivre dans la cuisine de cette maison.
La cuisine était rustique. Quelques placards en bois usé, un évier ébréché, un vieux fourneau qui semblait tout droit sorti d’un autre siècle. Sur le mur, des photos. Arinna reconnut Alexander et Siméon enfants, plus jeunes que lorsqu’ils avaient rencontré les Chevalier. Toujours la même femme aux cheveux roux flamboyants. Madame Fanon, sans aucun doute.
Xander s’assit sur une chaise autour de la table, rejoignant son père qui était déjà là, une grande tasse de café à la main. Ambroise détailla la jeune fille pendant qu’elle même observait les détails de cette nouvelle pièce.
— Comment vas-tu aujourd’hui ? demanda-t-il à la demoiselle.
Arinna porta son attention sur le médecin.
— Où sont ma mère et ma soeur ? Elles sont au courant que je suis ici ? Elles savent ce que vous êtes ? interrogea Arinna avec une agressivité qui montait dans sa voix au fur et à mesure que ses questions fusaient.
— Commence par t’asseoir tu veux bien ? On en a pour un petit moment à parler toi et moi.
Xander tira la chaise à côté de lui, invita la jeune fille à prendre place. Mais celle-ci, méfiante, ne la considéra pas un instant.
— Je préfère rester debout, répondit-elle sur la défensive.
— Comme tu le souhaites Arinna.
— Où sont-elles ? insista la jeune fille d’un ton sec.
— Tu ne commences pas par le plus facile, dit-il en grimaçant. Je suis arrivé trop tard…
— Comment ça « trop tard » ?! s’écria Arinna en regardant le médecin horrifié.
— Quand je suis arrivé chez vous, elles avaient déjà disparu. Laisse-moi y aller dans l'ordre, tu veux bien ?
Le sang de la jeune fille bouillonnait en elle. Elle entendait son cœur battre dans ses oreilles. Elle avait l’impression qu’elle allait se faire dévorer par cette rage d’un instant à l’autre. Siméon entra à cet instant dans la cuisine. Comprenant la situation, il s’avança vers Arinna.
— Tu veux bien faire quelque chose mon grand ? J’ai peur qu’elle ne parvienne pas à se maîtriser.
Arinna tourna la tête vers le nouvel arrivant, avant qu’elle n’ait pu dire quoi que ce soit, il posa sa main sur son épaule nue. Une sensation de chaleur monta de ce simple contact et apaisa instantanément la demoiselle, la mettant même dans un état second. Siméon la rattrapa alors que ses jambes cédaient sous son poids et la fit asseoir au côté de Xander et lui aussi sembla vaciller lorsqu’il se laissa tomber sur la chaise à ses côtés. Arinna tenta de protester mais elle était trop étourdie pour pouvoir faire quoi que ce soit.
— Je suis désolé Arinna, s’excusa Ambroise, on ne peut pas prendre de risques. Tu as pu voir, hier soir, notre secret. Mais il est important que tu gardes à l’esprit que nous sommes de ton côté. Tout ce que nous voulons c’est vous protéger toutes les trois.
Ambroise baissa les yeux, il avait bien conscience qu’il devait être peu convainquant en l’absence de Cybèle et Iris. N’en sauver qu’une sur les trois était une bien maigre preuve de sa bonne foi.
— Nous sommes ce que l’on appelle couramment des démons.
Arinna écarquilla les yeux. Cette dénomination faisait écho aux mots d’Eren. Mais elle ne dit rien, préférant le laisser continuer.
— Nous ne sommes pas des êtres malveillants comme les religions ou autres mythes aimeraient le faire croire, continua Ambroise.
Il marqua une pause, réfléchissant à comment présenter les choses à la jeune fille tout en la ménageant. Sa tension était palpable pour les deux frères et leur père. Ils avaient tous conscience qu’ils étaient à un cheveux de la perdre. Alexander avait beau être son ami le plus proche depuis toutes ses années, il aurait été bien incapable d’anticiper ses réactions face aux révélations qu’ils lui faisaient. C’était toute sa perception du monde qu’ils s’apprêtaient à révolutionner.
Arinna les jaugeait tous les trois, ne parvenant à croire ce qu’elle venait d’entendre tant c’était impossible pour son cerveau d’envisager cela.
— Vous êtes complètement fou, finit-elle par souffler.
Elle voulut se lever mais Siméon la retint en posant simplement sa main sur son épaule. Et voilà qu’elle se sentit défaillir et qu’elle n’eut d’autre choix que de rester sur cette chaise. Elle regarda alors Siméon comme s’il s’agissait d’un monstre malfaisant.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu me fais ?
— Il peut contrôler les battements du cœur d’autrui, lui répondit Ambroise. Chaque démon a une capacité, un don si tu préfères.
Arinna déglutit. Toutes ces informations commençaient à se frayer un chemin dans son esprit. Sa perception des événements se transforma aussi. Ainsi, son meilleur ami venait d’une famille bien peu ordinaire. Des démons ? Cette dénomination ne lui inspirait aucune confiance. Elle avait appris à travers les contes et autres légendes qu’ils étaient des personnages perfides, symboles des vices. Mais à aucun moment elle ne se serait imaginé que de telles créatures existaient. C’était des histoires pour se faire peur, des mythes.
Son souffle se faisait plus court à mesure que l’angoisse remontait en elle. Elle entrait en état de lutte, tentant de se rassurer en se répétant que rien de cela n’était vrai, mais elle ne parvenait à étouffer cette petite voix au fond d’elle qui lui chuchotait que cela expliquerait bien des choses.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-elle.
— Nous voulons te protéger, c’est ce que nous avons toujours fait, lui répondit Alexander, je te promets que tu es en sécurité avec nous.
— J’imagine que vous en savez beaucoup plus que ça sur ce qui m’est arrivé dans les bois alors ? Je n’ai pas rêvé, ce n’était pas une hallucination ?
— Même pour nous c’est très compliqué de comprendre ce qui s’est passé ce soir-là. Je ne t’ai pas menti quand je t’ai raconté le déroulement des faits, répondit Xander, Et c’est parce que je t’ai entendue appeler à l’aide que j’ai pu indiquer à Siméon d’où venait ton appel. C’est comme ça qu’il a pu venir te secourir.
Arinna se tourna alors vers Siméon. Ainsi c’était bien lui qui était intervenu dans la forêt. Il lui avait sans doute sauvé la vie en bondissant sur son agresseur.
— Qui était ce type dans les bois ? Lui demanda-t-elle.
Les deux frères restèrent silencieux, leurs regards se posèrent sur leur père attendant qu’il prenne les devants.
— Nous pensons qu’il s’agissait d’un ange.
Face à la mine incrédule d'Arinna, Ambroise soupira avant de poursuivre.
Il faut que tu oublies tout ce que tu crois savoir des anges et des démons. Il s’agit de deux peuples qui se combattent depuis la nuit des temps. Il n’y a pas une espèce qui vaut mieux que l’autre. Certains anges sont plus démoniaques que les démons eux-mêmes. Et les humains ne sont que des pantins impuissants coincés entre deux espèces qui se vouent une haine sans égale. Il faut que tu comprennes qu’on est loin de la représentation religieuse de ces deux races. Les anges ne veulent pas que le bien des humains. Ils peuvent se nourrir de leur énergie vitale. Le mythe des vampires est étroitement lié à leur espèce.
Une expression d’horreur traversa le visage d'Arinna alors que Ambroise poursuivait ses explications.
— Tu as plusieurs anges à tes trousses. Au moins deux si j’en crois les événements d’hier. Il faut que tu nous dises ce que tu sais des habitants de cette maison où tu étais hier soir…
Arinna resta un moment silencieuse, mettant en ordre les informations avec ce qu’elle avait vécu. Tout cela était insensé, incroyable, absurde… et au fond d’elle, elle commençait à y croire. Mais sa confiance en ces trois hommes était sérieusement entachée et elle avait besoin de temps pour accepter la situation et coopérer docilement.
— Où sont ma mère et ma sœur ?
— Comme je te l’ai dit, elles n’ont pas eu autant de chance que toi, lâcha Ambroise, l’air grave. Quand je suis arrivé, il était déjà trop tard, l’une comme l’autre avait disparu. Un, ou plusieurs anges peut-être, sont venus les trouver et les ont emmenées.
Le cœur d'Arinna se serra alors que la panique remontait en elle. Siméon eut un mouvement vers elle qu’elle repoussa d’un geste brusque le défiant du regard d’oser à nouveau utiliser ce pouvoir sur elle.
— Elles sont déjà mortes alors ? Demanda Arinna la voix teintée d’angoisse.
— Non, je ne pense pas. Ils auraient laissé leur corps sur place et ne s’en seraient pas encombrés.
Arinna fut parcourue d’un frisson d’horreur. S’imaginer des corps de sa mère et sa sœur la pris aux tripes et lui provoqua un haut le cœur.
— Comment avez-vous fait pour me trouver moi ? J’avais bien laissé un message, mais sans adresse.
— Je t’ai marqué Arinna, pour ta propre sécurité, lui répondit Alexander, Si tu as besoin d’aide, si tu appelles à l’aide, je le saurais, je l’entendrais, et tu peux me croire, je viendrais.
— Pourquoi ne pas avoir fait la même avec ma sœur et ma mère alors ?
— C’était le cas, répondit Ambroise, et nous avons tâché d’agir au plus vite. Alors que Siméon et Alexander sont venus te trouver, je me suis immédiatement rendu à votre logement d’où provenait l’appel de ta mère. Vous n’avez pas qu’un ange à vos trousses…
Les yeux d'Arinna commencèrent à s’embuer alors que sa colère ne descendait pas.
— Je te promets que j’y suis allé le plus vite que j’ai pu dès que j’ai entendu ta mère. Et je ferais tout pour les retrouver toutes les deux et te les ramener.
La sincérité était lisible dans les yeux de Ambroise mais cela ne parvenait pas à calmer la douleur que ressentait la jeune fille. Siméon interrogea son père du regard pour savoir ce qu’il devait faire à présent mais son père lui fit signe de ne pas intervenir.
— Et la maintenant, vous n’allez pas me dire qu’elle n’appelle pas à l’aide là où elle est, s’emporta Arinna, Pourquoi vous ne les entendez pas ?
— Parce qu’on ne capte pas des kilomètres à la ronde, répondit Xander, on n’est pas des radars non plus…
Ambroise secoua la tête d’un air abattu. Il aurait tant aimé que cela soit possible.
— Il faut appeler à l’aide et il faut que l’on soit assez proche pour entendre cet appel.
— Alors qu’est-ce que vous attendez ?! Retournez en ville ! Arpentez les rues, retrouvez les !
— C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, lâcha Alexander, cela tiendrait du miracle si ça fonctionnait.
— Arinna, je te promets que nous allons tout faire pour les retrouver, mais tu vas devoir nous faire confiance.
La jeune fille souffla, évacuant une petite part de la tension qui dominait tout son corps. Elle était en nage, accusant le coup de toutes ces révélations. Elle se leva alors, décidant qu’elle en avait assez entendu pour le moment.
— Il faut que je sorte, que je prenne l’air. Je vais étouffer si je reste ici.
— Il y a encore des choses que tu dois apprendre, Arinna. Mais tu as raison, une chose à la fois, conclut le docteur d’un œil compatissant.
Xander se leva à son tour, prêt à la suivre mais un regard de la jeune fille l´en dissuada. Sans un mot de plus, Arinna sortit à l’extérieur de la maison.
Une fine brume flottait encore au ras du sol lorsque la jeune fille franchit le seuil. Le paysage semblait figé dans un rêve flou. Les champs, uniformes et immenses, s’étiraient à perte de vue, noyés dans cette vapeur laiteuse. Les contours d’un petit bois se dessinaient au loin, comme une tâche d’encre sur une toile trop blanche. Même le vent semblait hésiter à souffler. Un calme étrange planait, comme si le monde retenait son souffle.
Arinna fit le tour de la bâtisse et s’engagea sur une petite route de terre qui passait entre les champs pour permettre aux engins agricoles de circuler. Elle se repassait cette discussion dans sa tête. Il lui faudrait du temps pour prendre la pleine mesure de leurs révélations. Mais pour l’heure, il y avait une chose qu’elle pouvait vérifier tout de suite. Alors qu’elle s’était éloignée d’au moins cinq cent mètres, elle se retourna pour faire face à la maison. Dans un murmure à peine audible, elle prononça ces quelques mots.
— À l’aide.
Arinna resta immobile, fixant la maison, attendant de voir si quelque chose allait se passer. Pendant les quinze premières secondes, elle commença par se dire qu’elle était idiote, que tout cela n’était que des foutaises et qu’ils devaient bien rire à ses dépends d’avoir réussi à lui faire croire des choses pareilles. Elle en lâcha même un léger soupir de soulagement, caressant l’illusion que ce n’était qu’une mauvaise blague.
Et puis, quelque chose bougea. Arinna retint sa respiration lorsqu’elle vit une silhouette faire le tour de la maison et s’engager à son tour sur le chemin qu’elle avait emprunté. Il marchait d’un pas rapide, à la limite de la course. Il lui fallut peu de temps pour arriver à sa hauteur. Il s’arrêta à deux mètres d’elle, guettant sa réaction.
Arinna le dévisagea en silence. Elle resta un instant immobile avant de laisser quelques larmes glisser sur ses joues.
Alors il franchit les derniers mètres qui les séparaient et l’encercla de ses bras. Elle posa sa tête contre son torse et laissa les larmes glisser sans plus chercher à les retenir. Elle fut agitée de sanglots alors qu’elle se cachait dans les bras de son meilleur ami. Et lui la serra un peu plus fort contre lui, pour qu’elle ne puisse pas voir la tristesse qui tirait les traits de son propre visage. Nichée contre lui, elle revit ces vagues onduler autour de son corps.
Entre deux sanglots elle parvint à poser une question à Xander.
— C’est ça ton super pouvoir à toi ? De m’entendre appeler à l’aide ?
Alexander fit non de la tête avant de répondre à la demoiselle.
– C’est une faculté que l’on peut tous utiliser. Il suffit de marquer la personne.
– Comment as-tu fait pour me marquer ?
Il resta silencieux, hésitant sur la réponse qu’il allait lui apporter. Mais face au regard de la rouquine, il se résigna à dire la vérité bien qu’inquiet de la façon dont elle accueillerait la nouvelle.
– J’ai dû boire de ton sang.
Il n’était pas fier et ce n’était décidément pas son meilleur souvenir. Boire du sang de son amie, à son insu, il n’était pas à l’aise avec cet acte mais il en avait compris l’importance et la nécessité. Heureusement qu’il l’avait fait sinon jamais il n’aurait pu prévenir Siméon et intervenir à temps. Arinna eut un mouvement de recul. Elle s’écarta de lui pour mieux le jauger. Elle ne savait aucunement comment accueillir cet aveu. Ce n’était pas la pire chose qu’elle avait pu apprendre depuis le début de cette journée. Alors elle ne releva pas, elle y pensera plus tard.
— Arinna, je t’en demande déjà beaucoup que de me croire et d’accepter tout cela. J’en suis navré mais je vais devoir t’en demander encore davantage.
Arinna ne dit rien, attendant silencieusement la suite. Que pouvait-on lui annoncer de plus ?
— Tu dois rester ici, à l’abri, en attendant que l’on en sache davantage. Tu dois nous faire confiance et nous laisser agir pour retrouver ta famille. J’ai peur que ces anges ne te laissent pas filer aussi facilement…
— Que veulent-ils ? Pourquoi nous ? Qu’est-ce qu’on a fait ?
Alexander prit un instant avant de lui répondre. Il essayait de jauger ce qu’elle pouvait encore encaisser, redoutant d’en dire trop, ou pas assez. Elle avait le droit à la vérité, il en était convaincu, mais il fallait la ménager.
— Ils voulaient sans doute simplement se nourrir de ton énergie. Mais quand ils ont découvert que tu étais protégée par des démons, tout a changé. Ta famille est devenue un appât.
Le visage d'Arinna se ferma alors qu’elle enregistrait ces informations. Ce qu’ils étaient en train de lui dire lui paraissait insensé. Des souvenirs de son enfance lui revenaient en mémoire, des moments de jeux et de complicité avec Eren. Comment accepter l’idée que ce garçon souriant soit un monstre.
Arinna resta un moment silencieuse. Son regard se perdit vers l’horizon. Une brise légère faisait onduler les blés, indifférente aux chaos qui agitait tout son être.
— Xander, il y a quelque chose que je ne comprends pas, murmura-t-elle.
— Dis-moi.
— Quand tu me touches… pourquoi je vois ces ondes s’échapper des corps ?
Alexander pâlit. Il sembla hésiter, jeter un œil vers la maison, au loin, puis finalement, il soupira.
— Arinna, tu n’es pas comme les autres.
Il marqua une pause, prenant une profonde respiration.
— Tu n’es pas une simple humaine.
Elle le fixa, retenant sa respiration.
— Vous m’avez fait quelque chose ?
— Non. Ce n’est pas nous. Tu l’as toujours été.
— Toujours été quoi ?
Il ferma les yeux une seconde, comme pour rassembler son courage.
— Tu es comme nous, Arinna. Tu es un démon.
Le silence qui suivit fut étouffant. Le mot résonna en elle comme une cloche sourde. Démon. Elle avait lu ce mot dans des livres d’histoires, entendu dans des contes. Jamais elle ne s’était imaginée qu’un jour, il lui serait appliqué. Arinna recula d’un pas.
— Tu plaisantes j’espère !
— Non, tu es née ainsi. C’est ton héritage, tu es spéciale.
— Je ne peux pas te croire ! Je ne suis pas un démon, ma mère et ma soeur encore moins !
Elle porta la main à sa poitrine. Son cœur battait si fort qu’elle en avait mal aux côtes. Etais-ce déjà… le démon en elle qui s’éveillait ?
Alexander hocha la tête avec lenteur.
— Non, mais ton père…
Arinna sentit le sol se dérober sous elle. Elle eut un rire nerveux, presque un sanglot.
— Tu veux dire que c’est en moi ? Depuis toujours ? Que c’est… dans mon sang ?
— Oui. Et c’est ce qui fait de toi une cible.
— Et vous pensiez me le cacher encore longtemps ?
— On voulait juste te protéger, comme on l’a toujours fait.
Arinna secoua la tête dans une vaine tentative de faire disparaître ce moment. Elle n’avait plus la force de répondre. Xander lui attrapa doucement le poignet, et alors qu’elle tournait la tête vers lui, les ondulations étaient réapparues.
— Tu as dit que tu voyais quelque chose quand on se touche ?
Elle avait le visage fermé, encore blessée par les mensonges. Pourtant, au fond d’elle, elle savait que Xander était toujours resté de son côté. Elle leva les yeux au ciel, exaspérée, avant de répondre :
— Des vagues de chaleur qui sortent de ton corps. Mais c’est seulement quand je te touche.
Xander fronça les sourcils, pensif.
— C’est ma faculté.
— C’est-à-dire ?
— Je vois l’énergie vitale des êtres vivants. C’est ma manière de percevoir le monde.
— Une sorte de vision infrarouge ?
— Oui… si tu veux. Mais je ne peux pas la transmettre. Si toi aussi tu vois ça… alors, ça vient de toi.
Il baissa légèrement les yeux, presque intimidé.
— Si tu veux bien, on peut essayer maintenant. Juste pour voir.
— Et si je ne veux pas ? répliqua-t-elle sèchement.
— Alors on n’essaie pas, répondit-il simplement.
Il releva les yeux vers elle sans insister. Le vent jouait avec ses mèches rousses, et ce calme respectueux dans son regard toucha Arinna plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle le scruta un instant, puis poussa un soupir résigné. Elle s’assit dans l’herbe, croisa les jambes, le regard fixé sur l’horizon où les blés ondulaient doucement.
— Allez, viens. Autant savoir ce que je suis, tant qu’on y est.
Alexander s’approcha avec lenteur, s’agenouilla face à elle et tendit sa main sans la toucher.
— Tu es prête ?
Elle hésita à peine, puis posa sa paume dans la sienne.
Aussitôt, les ondes réapparurent. Ces vagues translucides, chaudes, presque vivantes. Elles pulsaient autour de lui, se réverbéraient sur l’environnement, comme une respiration invisible du monde.
Mais cette fois, quelque chose changea.
Alexander écarquilla légèrement les yeux. Sa propre vision s’intensifiait. Les couleurs saturaient, les contours vibraient. Il distinguait les flux énergétiques dans le corps d’Arinna avec une précision inédite : son cœur battait avec régularité, ses poumons se gonflaient et se vidaient en douceur… il voyait même les moindres pulsations de ses veines.
— Ma vision change… murmura-t-il. J’en vois plus que d’habitude. C’est comme si tu étais un amplificateur, Arinna.
Elle ne répondit pas tout de suite. Son regard était rivé à leurs mains jointes, à ces ondes qu’elle percevait toujours.
— Est-ce que c’est ça… être un démon ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Non, répondit-il doucement. Ça, c’est être toi.
Elle leva les yeux vers lui. Il n’y avait pas de peur dans son regard, cette fois. Juste un mélange de doute, de vertige… et peut-être d’acceptation.
— Et pourquoi je n’ai pas toujours eu ce pouvoir ? Ce n’est que depuis la soirée de fin d’année, ou plutôt depuis mon agression que j’ai ce pouvoir…
— Cela fait des semaines que tes pouvoirs se développent. Cela prend du temps. Tu ne t’en es pas rendue compte mais le démon en toi s’éveille depuis quelques temps déjà.
— Alors il va falloir que j’apprenne à contrôler.
— Oui. Et tu n’auras pas à le faire seule.
Il serra doucement sa main avant de la relâcher. Le contact se rompit, les ondes s’éteignirent. Un frisson leur parcourut les bras.
Le silence qui suivit était plus lourd, mais plus calme aussi. Une forme de paix, fragile, mais présente.
— On commence quand ? souffla-t-elle.
Un sourire discret passa sur les lèvres d’Alexander.
— Je crois que la grange va nous servir de salle d’entraînement. Dès demain on s’y met.
Arinna se redressa, essuyant machinalement la poussière de ses genoux.
Elle n’avait plus peur. Pas pour le moment.Il était temps d’apprendre à se battre. Alors qu’ils allaient rentrer ensemble, une voix sembla s’élever de nulle part.
Que dois-je faire ? Je voudrais que Xander soit là…
Arinna leva les yeux vers Xander mais celui-ci agissait comme si de rien n’était
— Tu as entendu ?
— Entendu quoi ?
— J’ai… j’ai entendu ma voix…
Pourquoi je suis pas allée le voir pour lui raconter au lieu de venir…
Arinna fronça les sourcils. Elle reconnaissait sa voix, elle se souvenait de ce questionnement. Alors dans un souffle elle répondit.
— Appelle-le.
Quoi ?
— Appelle-le à l’aide.
Et la communication sembla se rompre. Xander lui laissait un regard intrigué.
— J'ai peur de ne pas être au bout de mes surprises, fit-elle d’une voix fatiguée.
Ils marchèrent en silence, côte à côte, tandis que le vent s’élevait à nouveau dans les blés, comme un murmure bienveillant. Arinna se laissa guider vers l’intérieur de la maison, le cœur ralenti, l’esprit bousculé. Elle se sentait à la fois vidée… et sur le point de se réveiller.