Un silence prit place à la fin de l’histoire contée par l’adolescent. Ce mythe connu dans le monde entier me semblait familier, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt sur l’endroit où j’aurais pu l’entendre. Cela restait cependant très intéressant. Je souhaitais apprendre la Magie, mais je ne m’étais jamais demandé d’où elle nous venait. Si les démons nous avaient offert ces pouvoirs, alors notre Magie était-elle aussi mauvaise qu’eux ? Cette origine me paraissait bien complexe et peu expliquée. De plus, comment nous était parvenue cette histoire ? Le monde peinait à éclairer les civilisations d’autrefois, mais tout le monde connaissait cette histoire. Tout cela me donnait envie d’en découvrir plus.
Léoni était cependant déjà passé à autre chose, il discutait avec Jegal, conservant sa fougue habituelle. Je fixais mon regard sur mon assiette, mais j’étais concentrée sur autre chose, sur l’origine de la Magie « humaine ».
Tout à coup, un frisson me parcourut. Relevant la tête subitement pour comprendre d’où venait ce sentiment de malaise, je remarquais un homme, non loin. Il était accompagné, mais je savais qu’il ressentait le même mal. Sa mâchoire était crispée et sa jambe battait à un rythme élevé. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et je détachai mon attention de lui. Je ne savais pas d’où ce sentiment m’était venu, mais ce garçon, sûrement à peine adulte, me procurait une sensation étrange. Ses yeux bleus, d’un pâle époustouflant, parcouraient la pièce du regard. Sans cela, j’aurais presque pu croire qu’il était aveugle. Sa peau avait un teint si pâle, et ses cheveux si platine que j’aurais pu, un instant, le prendre pour un ange des vieux contes.
Je remarquai également le regard égaré de mon frère malgré son oreille attentive aux paroles de son ami. Alors que cette sensation se dissipait, un tintement aigu parvint à mes oreilles. Jegal venait de terminer son repas. Mon assiette encore remplie, j’attrapai ma cuillère et engloutis rapidement ce qu’elle contenait.
Jegal, toujours aussi silencieux, se leva, suivi automatiquement par les deux garçons.
Nous nous rendîmes dans la chambre avant de nous préparer à aller dormir. Assise sur mon lit avec un livre que je posais sur le sol, quelqu’un approcha dans mon dos.
— Demain, nous resterons à l’auberge, nous informa Thalion, semblant choisir les bons mots.
— Pourrai-je aller me promener en ville ?
— Il vaut mieux sortir le moins possible.
Je me retournai pour lui faire face. Appuyé sur le mur du couloir, une ride d’inquiétude était formée sur son front. Les bras croisés, il me détaillait du regard.
— Pourquoi sommes-nous partis aussi précipitamment ? Je ne suis pas idiote, je sais que cela a à voir avec ces deux épéistes qui nous accompagnent et ton refus de me laisser sortir demain.
Sa bouche forma un rictus et il se décolla du mur pour s’avancer.
— Je suis désolé. Il y a eu un problème au village avant ton réveil et j’ai été obligé de contacter des amis. Léoni a été le seul à me répondre à temps et à se dégoter un moyen de venir. J’avais besoin de quelqu’un sachant se battre et Léoni est aussi un apprenti chevalier, il a été parfait.
Il avait débité d’un seul trait et semblait fatigué. Il ne m’avait pas dit quel problème avait eu lieu, mais je me réjouissais qu’il m’ait parlé.
— Le miroir que tu m’as repris, c’est à cela qu’il sert ?
Le mage le sortit de sa poche et regarda son reflet quelques instants.
— À l’origine, c’était un grand miroir. Il y a un an, il a été brisé par nos soins. Deux amis l’ont alors ensorcelé afin que l’on puisse se contacter grâce à lui, commença-t-il. Il existe de nombreux sorts permettant de parler à distance, mais ce miroir brisé est un moyen plus direct, plus discret, plus sûr et plus rapide. On a distribué un morceau à chacun.
Il tendit sa main vers moi avec l'artefact.
— Je te le rends. Tu sais maintenant qu’à tout moment, il y a des personnes qui pourront t’aider au moyen de ce miroir. Garde-le.
Alors qu’il reposait l’objet froid dans mes mains, le nommé responsable se posa sur un lit.
— Je n’ai pas de miroir, mais si tu viens me voir, je pourrai aussi t’aider.
Hochant la tête pour signifier que j’avais bien compris, je rangeais l'objet. Tout le monde alla ensuite dans son lit et, bientôt les lumières s’éteignirent.
Le lendemain représenta d’un grand ennui, nous n'avions pas eu le droit de sortir en ville à l'occasion de la Fysalia. Heureusement que les deux épéistes se révélèrent intéressants, autrement je serais morte d’ennui. Personne ne devrait expérimenter une telle torture. Je discutais avec Jegal de livres et j’appris qu’il était stratège. Il ne me donna pas plus de précision, mais je devinai qu’il était quelqu’un d’assez important dans l’armée. Léoni allait et venait à mes côtés chaque fois que l’envie l’en prenait. Il faisait toujours le sot.
Vint alors le jour du marché, Léoni voulut à tout prix s’y rendre pour récupérer quelques provisions et « regarder ». De plus, Jegal me fit part de l’emplacement d’une librairie à laquelle il souhaitait se rendre et me proposa de l’accompagner. Ainsi, nous nous préparâmes à sortir.
Ce matin-là, les garçons n’avaient pas pris leur épée. À la place, Léoni avait caché un couteau dans sa botte droite et une pierre bleue, qui devait sans nul doute provenir d’un artefact runique, dans une des poches de sa chemise. Quant au second, il avait simplement vêtu son uniforme en nous assurant qu’il était paré à toute attaque. Thalion avait lui aussi dissimulé une pierre de la même couleur que celle de son ami. Notre responsable avait aussi précisé avec le plus grand sérieux qu’il tenait à tout prix à ce que l’on reste discrets. Léoni et Thalion avaient hoché la tête, quant à moi j’avais pris note mentalement de l’information, cela ne devait pas être bien compliqué.
Le village dans lequel nous étions était réputé pour sa bonne marchandise, et sa proximité avec la chaîne de montagnes d’Obéro attirait plusieurs voyageurs, venant d’Orane, de Straç, ou d’ailleurs, à la recherche d’aventures ainsi que de denrées étrangères.
L’adulte nous attendait à l’extérieur, adossé au mur de la façade de l’auberge. En nous apercevant, il vint à notre rencontre.
— Je pense qu’il serait préférable que nous nous séparions.
Thalion acquiesça et posa son regard sur moi.
— Tu iras avec Léoni.
Oh non…
— Tu es sûr de ton coup ? intervint l’intéressé. N’oublie pas que Jegal est un meilleur escrimeur que moi, et, en tant que Grand Stratège, il sera mieux placé pour protéger ta sœur.
Réfléchissant un instant, Thalion donna son accord et ainsi nous partîmes chacun de notre côté. Jegal et moi avions pour mission d’acheter quelques vivres pour le voyage et deux ou trois pierres de rune « au cas où ». De leur côté, les garçons étaient chargés de trouver quelqu’un. Apparemment, un ami de Léoni devait les rejoindre quelque part dans le village.
Près d’une heure plus tard, mon acolyte et moi étions chargés de pains, de fromages, de viandes séchées…
— Bien, et si nous allions à la librairie que je t’ai promise ? demanda tout à coup Jegal en sortant de chez le boucher.
Il semblait plus enjoué qu’à l’accoutumée et emprunta une contre-allée avant que je n’aie le temps de répondre.
Nous arrivions rapidement devant la devanture d’une boutique accueillante et moderne. Jegal entra en premier avant que je ne le suive. L’intérieur était très éclairé, l’on pouvait observer plusieurs fauteuils disposés ici et là. Des étagères de livres s’étendaient sur plusieurs mètres. Je n’avais jamais vu autant de livres, peu d’Hommes étaient lettrés parmi les gens du peuple, car, si nos parents savaient lire et nous l’avaient appris, à Thalion et moi, il était bien inutile de vendre des ouvrages aux villages les plus reculés.
Mon camarade de courses s’était déjà avancé entre les étagères et lisait les tranches des livres qui portaient les titres de ceux-ci. Avançant à pas feutrés, je remarquai qu’il se trouvait dans la catégorie historique. Ne faisant pas plus attention à lui, j’attrapai un livre dont le titre, L’erreur des dieux, m’intrigua.
Les dieux étaient des êtres vénérés et adorés. Leur existence, connue de tous, était avérée et maintes fois prouvée. Leur puissance était telle que des êtres comme les anges et les démons, dix fois plus forts que les humains, avaient disparu sous leur joug. Cependant, la découverte de ce livre remettait en question cette perception inébranlable. Une confusion mêlée de scepticisme m’envahit. Qui avait bien pu écrire une telle œuvre et, surtout, quelle pouvait être leur erreur ?
Alors que je commençais à lire la lettre au lecteur sur la première page, Jegal m’interpella.
— Celui-ci conte les légendes et merveilles du monde entier. Il aborde même les terres des Anciens Temps, murmura-t-il en me donnant un livre à la couverture rouge simple.
L’Histoire possédait quelque chose de fascinant. J’avais, à une époque, envisagé de me lancer dans ce domaine. Tant de mystères n’étaient pas encore résolus et participer à leur découverte m’intéressait. Mais après l’intervention de cet assassin, ma carrière s’en était trouvée déroutée.
Je le remerciai silencieusement et avec un second livre dans les mains, il se dirigea vers une table un peu à l’écart du reste des personnes qui lisaient également. Quelques-uns trainaient entre les étagères tandis que d’autres étaient assis devant leur bouquin sur une chaise ou un canapé. Jegal choisit un espace désert sur une table sous la pénombre de l’endroit. Je l’y rejoins après avoir déposé l’ouvrage au titre osé.
En arrivant à la fin du livre, je me réjouissais d’avoir pu partager ce moment calme avec Jegal et surtout d’avoir pu lire des histoires sur cette Terre encore trop peu inexplorée. Je regardai ma bourse garnie de quelques pièces que m’avait donnée mon frère avant de se séparer pour savoir si j’avais assez d’argent pour acheter l’ouvrage que j’avais reposé sur son étagère plus tôt.
Jegal rangea ses recueils et j’achetai celui qui m’intéressait avant de sortir dans la rue. Nous devions à présent retrouver nos deux camarades.
J’aurais bien utilisé le miroir de mon frère pour contacter Léoni, mais je ne savais pas comment faire. Je décidai donc de continuer à suivre Jegal et de le laisser décider, comme je l’avais fait jusque-là.
— Léoni m’a dit de les attendre dans la grande place quand nous aurions fini. Je t’achèterai une glace en les attendant, me proposa mon compagnon avec un petit sourire.
Ce village était plutôt étendu, sans toutefois atteindre la taille de ceux situés près de Valentein, mais presque. Il équivalait à au moins quatre ou cinq fois mon hameau. Et la capitale occupait quand même la superficie de plus d’une cinquantaine de villages comme le mien !
Arrivés sur la place désignée par le jeune chevalier, Jegal et moi, avec nos glaces fraîchement acquises, nous dirigions vers l’espace un peu renfoncé d’un bâtiment. Une fois assis, le temps a filé à vive allure. Nous parlions de lui, de moi, de Thalion, de la capitale… Au bout d’un moment, une vive lumière atteint mes yeux. Le soleil avait atteint son zénith et l’endroit où nous étions ne se trouvait plus à l’ombre. Je commençais à avoir chaud.
Remarquant l’heure approximative qu’il était, mon ventre me fit part de ses ennuis. Jegal l’entendit lui aussi et fronça les sourcils.
— Ils devraient déjà être de retour, murmura-t-il plus à lui-même qu’à mon intention.
— Tu penses qu’ils ont pu avoir des problèmes ?
— Je ne suis pas certain. Léoni est certes un peu imprudent, mais Thalion est suffisamment observateur et réfléchi pour eux deux.
Il fit une pause pour réfléchir.
— Non, je pense qu’ils ne devraient pas tarder, annonça-t-il finalement.
Il jeta des coups d’œil autour de nous. Il ne semblait pas vouloir être entendu.
— Chaque membre du Palais Royal possède une rune de communication qui leur permet de partager les informations, murmura le stratège.
Du Palais Royal ? Je savais que, par l’uniforme qu’il portait souvent, il venait d'une origine assez noble. Mais le Palais Royal… Et puis s’il pouvait contacter Léoni grâce à ça, cela voulait-il dire que ce dernier était également membre du Palais Royal ? Je ne le pensais pas d’origine noble.
Il approcha la paume de sa main gantée de sa bouche et prononça quelques mots.
— Léi.
Un symbole gravé sur le tissu du gant s’illumina.
La rune de communication.
Une espèce d’association de plusieurs triangles était à présent en train de clignoter en vert. Plusieurs secondes passèrent. De très longues secondes. Jusqu’à ce que la rune reste allumée et qu’un grésillement nous parvienne suivi de questions.
Allo ? Il y a quelqu’un ? fit notre interlocuteur d’une voix faussement aiguë.
C’était Léoni. Le son semblait provenir de loin.
Arrête de faire l’imbécile…
C’est ma véritable voix. J’y peux rien si je mue !
C’est ça, c’est ça…
— Nous ne vous contactons pas pour vous entendre dire ça, prononça fermement l’adulte mettant fin aux querelles des deux amis.
L’autre côté de cet échange se calma.
— Bien. Avez-vous trouvé la personne que vous cherchiez ?
Pas tout à fait, commença mon frère. Nous savons où il est, mais il nous faut attendre.
— Que veux-tu qu’on fasse ?
Rentrez à l’auber… commença Thalion avant de se faire couper.
Vous devriez venir. Je pense avoir vu une hirondelle.
On entendit des chuchotements de l’autre côté. Je lançai un regard de travers à mon camarade qui n’y prêta pas attention. Malgré le masque de calme qu’il continuait d’afficher, je perçus un subtil froncement de sourcils. Un petit nœud se forma dans mon ventre.
Je te transmets ma localisation, Jegal. À tout de suite, nous parvint finalement la voix de Léoni.
La lumière disparut et l’épéiste se mit sur ses pieds sans perdre de temps.
_ Quel rapport avec une hirondelle ?
— Une hirondelle est quelqu’un de suspect. S’il a prononcé ce code, c’est qu’il doit être très près et les avoir déjà remarqués. C’est inquiétant. On ferait mieux d’y aller.
Quelque chose dans l’air s’alourdit, comme si un danger imminant planait au-dessus de nous. Mais qu’est-ce que cela signifiait exactement ? Pourquoi ce code, et pourquoi maintenant ? Le nœud dans mon ventre se resserra davantage à l’idée que cet inconnu pourrait déjà se trouver tout près de nous, ou pire encore, qu’il nous surveillait depuis un moment sans que nous le sachions. Un sentiment de malaise grandissait en moi alors que je me relevai, prête à suivre Jegal. L’air sur son visage, plus grave encore que d’habitude, rendait chaque seconde plus angoissante, comme si la moindre erreur pouvait nous coûter cher. Sans cesser de jeter des coups d’œil à sa main, il nous guida à travers la foule, jusqu’à trouver les garçons, assis sur un caisson en bois dans la rue.
En arrivant devant eux, je manquais de trébucher sur le pied de mon frère que je n’avais pas vu.
— Je ne pense pas que nous devrions rester ici, nous murmura le stratège.
— Je trouve au contraire que c’est idéal. Trois endroits pour fuir, une rue bondée, en pleine journée, près d’une étale à laquelle énormément de monde s’arrête, lui répondit Thalion
— Si nous comptons rester là indéfiniment, en effet c’est un bon endroit.
Mon frère fronça les sourcils et lui demanda plus de détails sur son plan. Je ne comprenais pas où il voulait en venir.
— En bougeant d’ici, nous serons menacés alors, si nous ne voulons pas entrer dans un piège que nos poursuivants auraient préparé, il serait préférable pour nous de les attirer. Ainsi, nous serons à notre avantage sur un terrain que nous aurons choisi.
Je comprenais mieux pourquoi il était stratège. Son calme lui permettait de raisonner fluidement et en un temps record.
Thalion hocha alors la tête et nous proposa un plan. Quelques minutes plus tard, Léoni provoquait « sans faire exprès » un gros bonnet, commençait le combat avant que Thalion ne l'attrape par la peau du cou pour l’emmener dans une impasse adjacente. Faisant semblant de nous énerver contre lui parce qu’on se devait de rester discrets, Jegal et moi les suivions en conservant notre propre rôle. C’est-à-dire presque rien.
— Qu’est-ce qui t’a pris ? joua Thalion.
— Thal ! Ce n’est pas bien grave. Et puis il n’a pas eu le temps de faire grand-chose ! m’écriai-je contre mon frère, conformément à leur récit.
Simuler une dispute pour laisser croire aux chasseurs que leurs proies étaient inattentives, prêtes à être cueillies.
— Non, il a raison. Les personnes qu’on cherche à fuir ne sont pas nées de la dernière pluie. Un simple accrochage comme ça peut les alerter, m’expliqua-t-il avant de s’adresser à son ami. Mais c’est l’autre qui m’a attaqué en premier !
— C’est ça, c’est ça…
Thalion lui tourna le dos. Au même moment, des bruits de pas venant de l’entrée de la ruelle se firent entendre et une voix nous interpella.
— Qui voilà ! lança une voix fluette.
Nous nous retournâmes pour faire face à sa source. Une femme se tenait là, une silhouette élancée mais musclée, les épaules droites comme si elle revendiquait chaque centimètre de l’espace qu’elle occupait. Ses cheveux roux, en bataille, encadraient un visage anguleux marqué par un sourire carnassier. Son ensemble de cuir noir, lacé aux poignets et ajusté à sa taille, amplifiait l’aura de danger qui émanait d’elle. Derrière elle, deux sabres croisés reposaient dans leur fourreau, et ses yeux, aussi perçants qu’un éclat d’acier, nous jaugeaient avec une assurance glaciale.
Elle n'était pas seule, quatre hommes vêtus de cuir sombre la suivaient, mais c'était elle qui captivait toute l'attention, comme si le monde s'était rétréci autour de sa présence.
— Les gars, je crois qu’on a trouvé nos proies, fit alors le jeune épéiste saugrenu.
Il affichait un grand sourire en se craquant les doigts, tandis que la femme face à nous semblait enfin comprendre. La présence du blond à mes côtés me remplissait d’assurance.
— Eh ?