Humphrey et Golly entrèrent dans la grotte à reculons. Littéralement. Dos contre dos, Humphrey surveillait leurs arrières, alors que Golly surveillait leurs avants. Ils s'enfoncèrent dans les tunnels le cœur serré. Impossible de savoir ce que le ressentiment d'Humphrey voulait dire.
Il l'avait décrit comme quelque chose de froid, une flamme bloquée dans un glacier. Une aura qui veut fuir, mais ne le peut. Il ressentait une obscurité, supposait que c'était le puits qui s'éteignait doucement. Puis, ça s'était tu, et il s'était senti serein. Juste un instant. Comme si son corps ressentait pour lui, avant qu'il ne revienne sur terre. La panique qui l'avait frappé ensuite ? Rien à voir avec la vision. Humphrey était anxieux de nature.
– Tu as déjà ressenti ça ? marmonna Golly.
Humphrey ne répondit pas. C'était encore plus flippant.
Contre tout attente, elle qui aimait se vanter de son courage, Golly poussa un hurlement alors qu'une ombre se jetait sur elle. Humphrey l'attrapa par le poignet, l'éjecta sur plusieurs mètres, les fesses les premières dans la poussière, sortit son glaive et le posa contre la gorge de l'intrus.
– Qui es-tu ? menaça-t-il. Pourquoi troubles-tu le sommeil du puits ?
Golly bougonna, son poignet droit lui faisait maintenant super mal, et franchement, elle n'avait pas besoin de ça. La dernière vision de l'inconnu serait d'avoir vu un démon protéger une peureuse, et ce n'était pas glorieux.
– Hors de mon chemin, démon. Tu ne sais pas ce dont je suis capable.
Golly crut rêver cette voix. Elle voulut parler, mais toussa la poussière qui se posait sur sa langue.
– Je serais plus qu'heureux d'en être témoin, répondit Humphrey avec un sourire de défi. Tu ignores à qui tu as affaire. Je suis le plus rapide de mon espèce, et je n'ai jamais raté mon coup.
Golly secoua la tête pour faire sortir la terre de ses oreilles. Elle brossa ses cheveux vers l'arrière de ses mains bien crado avant de se relever et de poser la main sur l'épaule d'Humphrey.
– Recule, Go, je gère.
Golly le prit un peu à cœur. Avait-elle vraiment tant besoin d'être sauvée ?
– Golly ?
La démone hocha la tête alors que son ancienne camarade de détention la dévisageait de haut en bas. Cela ne faisait que quelques heures qu'elles étaient séparées, à peine une journée, et déjà, Hera ne ressemblait plus du tout à la femme qu'elle avait connue. Probablement car elle n'était pas une femme.
C'était la première fois que Golly voyait un ange dans toute sa grandeur. Il y avait en elle une puissance pure qui émanait de ses pores, et qui donnait envie à Golly de faire des courbettes, encore et encore, et de supplier qu'on lui épargne la vie. Et pourtant, elle ne se pensait pas si lâche ! Elle était rentre-dedans, même si elle n'en avait pas l'air dans l'instant présent. Revoir Hera lui faisait plus mal qu'elle ne le pensait.
Sa peau était toujours parfaitement parfaite, ses cheveux flottaient dans l'air humide comme si elle y nageait avec aisance. Elle s'était changée dans une robe blanche, clichée, immaculée, dont la dentelle mettait en valeur ses épaules carrées et la longueur ne révelait que les chevilles. Les sandales qu'elle portait avaient l'air en or pur, mais jamais Golly n'aurait posé la question.
La démone ne s'était même pas changée : elle portait toujours le t-shirt gris et taché et le jean troué qu'elle arborait depuis le jour de son enlèvement. Une douche n'aurait pas été de refus, mais non, elle avait préféré un hamburger. Elle avait certainement encore de la nourriture entre les dents, déjà qu'elles n'étaient pas droites. Quant à ses cheveux, ils étaient loin d'être élégants et encore pleins de sueur. Ce n'était pas comme si en Enfer, elle avait l'habitude de prendre douche sur douche. Il y faisait si chaud que la transpiration était une seconde peau.
– Tu la connais ?
Golly aurait voulu faire une magnifique description de l'ange qu'elle avait sous les yeux. Elle ne pouvait la quitter du regard, tant elle était hypnotisée par sa beauté. Elle l'avait toujours trouvé belle. Mais en confinement, Hera était terrifiée, fatiguée, affaiblie. Là, elle débordait de sa puissance naturelle et rayonnait comme un rayon de soleil.
Tout ce que la démone parvint à bégayer fut :
– C'est l'ange.
Hera pencha la tête sur le côté, comme un chat curieux, et Golly ne put empêcher son esprit de ruminer toutes les fois où elle avait trouvé ce tic absolument adorable. Tic qui était bien différent des nombreuses fois où elle l'avait vu, un fou rire amusé sur le point de tordre le ventre de Golly, pour ne pas admettre que cela la faisait craquer. Ce mouvement cachait maintenant une curiosité colérique. L'ange se demandait ce qu'elle avait bien pu raconter à son frère, prête à mordre si un mensonge avait été prononcé.
– L'ange ? demanda Humphrey qui ne comprit pas tout de suite. Oh. Cet « ange »... Je vois.
– Que vois-tu, si je peux me permettre ? assena Hera en fronçant les sourcils.
Humphrey laissa échapper un rire agaçant qui eut l'effet escompté et renfourna son glaive dans son fourreau. Il continua ensuite son chemin vers le fond du tunnel, à deux doigts de lui donner un coup d'épaule au passage, avant de se rappeler que le contact de leur peau serait des plus douloureux.
– Oh et regardez ça, ils débarquent par pair maintenant ! se moqua Humphrey en voyant un autre ange qui se cachait dans un coin.
Golly détacha enfin ses yeux d’Hera. L'ange, son ange, lui avait à peine adressé un regard, et elle s'en sentait souillée. La demoiselle qui accompagnait Hera irradiait tout autant, mais avec une douceur de miel.
– Je m'appelle Ciel, se présenta-t-elle avec un sourire enjoué.
– Je m'appelle J'en-ai-rien-à-branler-de-ton-nom, je veux savoir ce que vous foutez là.
Le sourire insolant de Humphrey fit disparaitre celui de Ciel. Elle jeta un regard à Hera, comme si elle cherchait à savoir s'il y avait une blague, une dose de sarcasme qu'elle ne parvenait à percevoir. Mais non. Humphrey se moquait bel et bien de son nom. Elle en fut vexée. Ces démons n'étaient vraiment pas polis.
Hera dévisagea Humphrey. Elle passa un instant sur chacune des cicatrices qui barraient son visage à la peau noire, jusqu'à ses épaules arrondies. Elle n'avait jamais compris pourquoi les démons avaient pris l'habitude de s'habiller comme les humains, et ne portaient plus les uniformes adéquats. Seuls les anges prenaient leur travail au sérieux ? Humphrey se perdait dans un sweat brun et avait bien besoin qu'on rafistole ses baskets.
Pourtant, malgré ce style qui ne payait pas de mine, Hera comprit qu'elle avait peut-être énervé le mauvais démon. De la manière dont il avait tenu son glaive contre sa gorge, laissant couler un filet de sang sans même qu'elle ne ressente une douleur cinglante, prouvait qu'il savait manier son arme. Elle porta ses longs doigts à son cou pour s'assurer qu'elle avait cicatrisé.
La scène était étrange du point de vue de Golly : elle pouvait sentir la tension grimper et Humphrey avait de plus en plus de mal à garder son calme. Cependant, il savait que les anges n'étaient pas la cause de ses visions.
– Vous aussi, vous l'avez ressenti ? osa-t-il.
– Ressenti ? siffla Ciel, toujours vexée.
– La force qui nous appelle en ces lieux ? Sinon, pourquoi seriez-vous là ?
– Attends, coupa Golly, je croyais que tu étais la seule personne ici à être connectée au puits. Les anges le peuvent également ?
– Tout le monde le peut, expliqua Humphrey. Si le puits le souhaite.
Golly mordit l'intérieur de sa joue, réprimant une rage soudaine :
– Donc, vous avez été appelé par le puits... Mais pas moi. Super.
Plus les secondes coulaient plus Golly perdait le respect qu'elle avait envers cette tache de lumière. Être au fond du trou n'était pas suffisant, il fallait en plus qu'elle se sente abandonnée par l'entité qu'elle vénérait, plus que Lucifer.
– Le puits ne veut pas de toi ?
Si Hera ne voulait pas être blessante, le choix des mots n'était pas le plus doux. Golly se contenta de secouer la tête.
Sincèrement désolée, Hera demanda :
– C'est plutôt une bonne chose, non ?
Golly voulut hurler qu’elle avait tort. Ce n'était pas une bonne chose du tout. Ce qu'elle voulait, c'était crever, pourquoi personne ne voulait la croire ? Pourquoi personne ne voulait l'aider ? Cette histoire d'immortalité, ça craignait grave ! Elle n'en pouvait plus.
Elle voulut secouer Hera et la supplier de la tuer de ses mains, du moins, d'essayer. Elle avait vu en elle peut-être une raison de rester, mais elle avait eu tort sur toute la ligne. Alors, autant qu'elle presse la détente. Golly était persuadée qu’Hera en serait plus que ravie !
Mais elle ne put crier. Elle ne put démêler les idées dans sa cervelle qui se rentraient dedans comme des fourmis pleines de Redbull. Elle se contenta de sourire, un rictus fatigué et timide, suivit de son cou qui se tordit presque alors qu'elle fixait ses pieds, noyée par la honte.
Hera n'ajouta rien. Elle eut, pendant un court instant, l'envie de la prendre dans ses bras et de lui dire que tout allait bien se passer. Jamais elle n'aurait cru que Golly pensait tant à la mort. Sa voisine de cellule était toujours pleine de blagues et d'histoires à raconter, même quand elles venaient de se faire vider de leur sang et qu'elles ne pouvaient plus boire la moindre goutte d'eau, tellement la douleur les prenait. Devant elle se tenait une démone qu'elle ne connaissait pas. Les restes d'une personne qu'elle avait aimé de tout son cœur, qui l'avait aidé à traverser le pire.
Tous les quatre trainèrent des pieds jusque dans les profondeurs du tunnel. Si Hera et Golly marchèrent l'une à côté de l'autre, comme deux fantômes d'un souvenir enfoui, Ciel et Humphrey ouvrait la marche.
L'ange tentait de se faire un nouvel ami. Ciel avait toujours été très sociale, et même si elle avait jusqu'à ce jour détesté les démons, elle ne pouvait s'empêcher d'admirer une créature qu'elle voyait pour la première fois. Elle lui racontait qu'elle n'avait pas eu de « ressenti » comme lui, mais une vision plus que puissante qui l'avait liquéfié sur place.
– Une vraie actrice celle-là, rit Hera dans sa barbe. C'était plus une image qui passait par là...
Golly retint un sourire. Cela faisait trop mal.
Alors que le puits se faisait de plus en plus proche, Golly ne reconnaissait plus les horizons qu'elle avait vu le matin même. La lumière était si faible. Comme si quelque chose se tenait devant, cachant sa nitescence. Pas quelque chose. Quelqu'un. Quelques-uns.
– Vous voilà enfin, dit la première voix, chaude et amicale.
– C'est pas trop tôt !
Celle-ci était froide, tranchante. Humphrey et Golly échangèrent un regard terrifié : si Lucifer s'était rendue au puits Céleste, c'était que vraiment... Ils étaient tous dans la merde.
***
Les archanges Gabrielle et Lucifer se tenaient l'une à côté de l'autre. Si Lucifer était droite comme un piquet dans un costard trois pièces parfaitement taillé, Gabrielle portait une robe fluide et vert pomme, brodée avec des fils d'or.
Nos quatre amis s'approchèrent avec peu d'aisance, se demandant si aujourd'hui était leur dernier jour. Jamais personne n'avait vu un ange et la reine de l'Enfer au même endroit sans risquer sa peau.
– Bah dis donc ! cracha la diablesse. Il vous en aura fallu du temps pour arriver. Nous pensions que vous n'aviez pas reçu notre message.
Une pointe de reproche que Gabrielle dilua rapidement :
– Nous ignorions s'il nous restait assez de pouvoir pour vous contacter.
– On a été obligées de faire tout le chemin inverse jusqu'ici pour trouver une barre de réseau. Ah, ce qu’on ne ferait pas pour vous sauver le cul, hein ?
Tous échangèrent un drôle de regard, espérant que l'autre comprenne ce qu'il était en train de se passer. Rien.
– Pardonnez-moi votre Seigneurerie, osa Humphrey, mais où étiez-vous passée ?
– Sans vouloir vous vexer, renchérit Ciel en faisant une révérence à Gabrielle, je me posais la même question.
Gabrielle sourit. Jamais Golly n'avait vu tel sourire. Si propre, si sincère. Et il n'était pas uniquement adressé aux deux anges. La Messagère accueillait dans son aura de bienveillance tout être qui avait la chance d'être en sa présence.
– Chaque chose en son temps. D'abord, laissez-moi vous regarder. Si Humphrey a eu la vie plutôt facile ces dernières années, on ne peut pas en dire autant de vous trois.
La mâchoire d'Humphrey en tomba :
– Non mais oh, je garde le puits quand même !
– Et je t'en suis éternellement reconnaissante, gronda Lucifer. Gabe ! Je t'interdis de diminuer mon meilleur soldat.
Gabrielle ne répondit pas. Elle ne souhaitait diminuer personne, mais garder un puits que personne ne visitait, ce n'était pas vraiment le job de l'année.
Elle se tourna vers Ciel :
– Tu en as vu des vertes et des pas mûres, pas vrai, mon enfant ?
Ciel s'agenouilla. Ou plutôt, se laissa tomber devant sa divinité. Si les dieux s'étaient toujours fait des patrons discrets, les Archanges étaient vénérés en maître. Ciel retint des sanglots de bonheur alors que Gabrielle posait sa main sur ses cheveux.
– Il n'y a rien que je ne ferais pas pour protéger notre maison, pria Ciel.
– Je le sais, ma chère, sourit Gabrielle. Mais tout de même. Ces monstres tous droits sortis de l'Enfer vous ont attaqué à maintes reprises ! L'abandon aurait pu vous effleurer l'esprit.
Lucifer poussa un soupir glacial :
– C'est bon, hein ? Je me suis excusée des millions de fois en chemin ! (elle se tourna vers ses deux démons pour se justifier) Quand j'ai quitté l'Enfer, il se pourrait que j'ai oublié de refermer la porte de la cage de mes petites bêbêtes avant de partir.
– Petites bêbêtes ? s'emporta Hera. Vos bestioles ont ravagé le Paradis !
Lucifer lança un regard noir à l'ange. Il était étrange de savoir qu'elle était la maîtresse des flammes et pourtant, les frissons et les brûlures froides étaient sa spécialité. Si elle espérait faire flancher Hera, elle se trompait.
– Voyons, Annahera, soupira tristement Gabrielle. Est-ce vraiment le moment et l'endroit pour jouer les fortes têtes ? L'erreur n'est pas un péché.
« Annahera ». Golly n’avait jamais entendu son nom entier. Son cœur se serra, comme si elle venait d'apprendre la trahison d'une amie. Pourquoi était-elle affectée de la sorte ? Ce n'était que quatre misérables petites lettres supplémentaires...
Elle ne savait même pas qu’Hera était un surnom. Les anges l’appelaient-ils Hera ? Était-elle la seule à connaître cette abréviation ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Qu’elles étaient proches, avaient un secret ? Ou alors, Annahera ne voulait peut-être pas lui révéler son identité.
– Ce qui est fait est fait, répondit Gabrielle en levant la main, cherchant à calmer les ardeurs de chacun. Nous ne pouvons pas revenir en arrière... Que ce soit pour ça, ou pour pleins d'autres choses...
Lucifer acquiesça :
– Oui. Nous avons beaucoup d'informations à vous faire parvenir en un rien de temps, alors on va essayer d'être concises.
Elle prit une grande inspiration, avant de déblatérer à la vitesse de la lumière :
– La Terre et tout ce qui l'entoure tire leur rideau. Ciaos. Adios. Goodbye. Merci d'avoir participé à ce superbe travail, mais nous n'avons pas reçu le résultat escompté. Maintenant, les grands patrons ont quitté le navire et nous invite à faire de même. Allez hop, enfilez vos vestes, c'est l'heure de faire vos adieux.
Quelques regards fuyants furent échangés. Apparemment, c'était ça « beaucoup d'informations ». S'ils voulaient en savoir plus, il allait falloir supplier, car Lucifer frappa ses mains l'une contre l'autre pour les inviter à accélérer le mouvement.
– Wow, deux secondes, temps mort, s'insurgea Humphrey en liant les mains à la parole, formant un T. Vous êtes en train de dire que le monde est en train de mourir ?
Lucifer leva les yeux au ciel si violemment que tous se demandèrent comme elle fit pour ne pas rester à jamais coincée, les orbites à l'envers. Elle s'apprêtait déjà à hausser le ton, une enfant capricieuse dans les fringues de sa mère. Elle ne devait pas donner une glorieuse image d'elle, pensa Golly, en pensant aux anges qui voyait le diable pour la première fois, avec impatience et orgueil, bougeant ses longs doigts squelettiques dans tous les sens et n'aimant guère faire la conversation. Mais Lucifer était un être féroce. Golly l'avait mainte fois appris à ses dépens.
Encore une fois, ce fut à l'archange de faire descendre la tension naissante.
– Renaître, corrigea-t-elle avec grand calme.
Humprey et Golly tournèrent tous les deux le regard vers Lucifer qui resta étonnement silencieuse. Ils attendaient d'elle qu'elle s'interpose, mais leur modèle n'avait aucune raison de le faire. Elle leur offrit un sourire rassurant, chose qu'ils avaient si rarement vu qu'un frisson glaça leur échine. Puis, lentement, ils reportèrent leur regard sur Gabrielle.
– Mais, vous venez de dire que... commença Golly, mais Gabrielle la fit gentiment taire en levant la main.
– Je sais ce que j'ai dit. Il est vrai que cela semble radicale. Terrifiant. Imprudent, même. Mais nous n'avons pas d'autre choix que de quitter le navire. Si nous restons, nous provoquerons, malheureusement, cette fin du monde qui vous effraie tant. Sans dieux pour guider nos pas, pour maintenir l'équilibre, nous ne sommes que des forces opposées qui se repoussent comme les pôles d'un aimant.
– Les dieux étaient la glue, dit finalement Lucifer. Sans eux, anges et démons détruisent l'équilibre. Sans force neutre, nous ignorons comment le monde s'en sortira.
– Donc, il peut s'en sortir ? demanda Ciel, un soupçon d'espoir dans la voix.
– Il le pourrait, corrigea Gabrielle. Mais nous ignorons le pourcentage de chance que cela arrive. Si on reste, la fin peut être bonne, comme mauvaise.
– En penchant plus vers le mauvais, coupa Lucifer, maternelle.
Gabrielle hocha la tête mollement, comme pour lui faire comprendre qu'elle n'avait nul besoin de l'interrompre, elle allait y venir.
Golly sentait une certaine rivalité entre les deux archanges... Avant de se rappeler qu'elles étaient sœurs, et qu'elle, Golly, se chamaillait de la même façon avec les autres démons.
– Je disais, si on reste, nous ignorons ce qu'il adviendra. Si nous partons, la réussite est certaine.
– La réussite ? Pour qui ? demanda Humphrey.
– Pour les humains.
– Mais... nous les avons guidés... pleurnicha Ciel. Nous les avons façonnés. Que vont-ils devenir, sans nous ?
Golly comprit illico que Ciel se moquait pas mal des humains. En tout cas, dans l'instant présent. La véritable question qui lui brûlait la gorge était plutôt : que va-t-on devenir, sans eux ?
Les anges voyaient un projet en l'humanité. Leur raison d'être et de se lever le matin. Golly ? Elle ne pouvait pas parler pour les autres démons, mais elle les voyait plus comme un chewing-gum sous sa converse.
– Ils s'en sortiront. Seuls. Ils continueront leurs vies, évolueront, deviendront grands et forts.
– Ou s'autodétruiront.
Ciel fondit en larmes. Hera n'osa pas réprimander la reine de l'Enfer, mais elle prit son amie dans ses bras en lui jetant un regard noir. La voix de Gabrielle se voulait si chaude, si réconfortante. Lucifer était tranchante.
Gabrielle ne se priva pas de la fustiger du regard.
– Quoi ? s'emporta Lucifer. Ai-je tort ? (Elle se tourna vers son auditoire) On ne sait pas ce qu'il va advenir d'eux, ok ? Pour être honnête, je n’en ai rien à carrer. Moi, rester, ça me va !
– Évidemment, voir le monde finir en flammes, c'est un peu ton rêve ! s'énerva sa grande sœur.
– PARDIS ! Je n'attends que ça ! (Puis, elle reprit son calme, de manière si olympienne que tous eurent du mal à croire que c'était elle qui criait il n'y avait que quelques millisecondes) Mais là n'est pas la question... Après une longue discussion, nous avons décidé que si l'humanité était foutue, il valait mieux que ce soit leur faute que de la nôtre.
– C'est... IGNOBLE ! hurla Ciel à s'en rompre les cordes vocales.
– Oui, répondit Lucifer sans broncher. Et donc ?
Les yeux de Lucifer crachaient des flammes, et pourtant, elle restait stoïque. Golly, qui la connaissait bien quand elle conservait en elle une colère fumante, ne cessait de déglutir, la gorge sèche. Elle avait peur de ce qu'il pouvait advenir d’Hera si elle continuait de la fixer avec tant de haine et de jugement. Elle ne donnait pas cher de ses ailes si Gabrielle n'était pas là pour calmer les tensions.
– Écoutez, on pourrait rester là, à parlementer, mais on ne vous laisse pas vraiment le choix. Il faut qu'on se barre, et fissa, continua Lucifer. Avec Gabe, on a compté un petit mois avant qu'il ne soit trop tard et que le début du monde ne se ferme définitivement.
Les yeux se firent minuscules alors que tous les sourcils se froncèrent à l'unisson. Un silence que Lucifer ne comprit pas railla le soudain discours alarmiste.
– Un problème ?
Humphrey fit une courbette, se doutant que ses propos n'allaient pas plaire à sa Seigneurerie, qui n'aimait pas qu'on corrige ses dires :
– Pardonnez mon insolence, mais le bout du monde se porte bien. Je serais au courant s'il y avait un...
– Le début du monde, cloporte, siffla Lucifer.
– Ah, donc j'avais bien compris, osa Golly. Je croyais être la seule... Votre Honneur, nous...
– Je sais ce que je viens de dire, bande d'idiots, vous allez m'écouter cinq minutes !
Gabrielle retint un petit sourire. Sur quoi, Lucifer renchérit : « tu vois où on en est avec votre connerie de vocabulaire ? »
Gabrielle reprit :
– Lu parle bien du début du monde. Enfin... De ce que vous considérez comme le début du monde. Pour nous, les anges, c'est le bout.
Golly et Humphrey échangèrent un regard avec Hera et Ciel. Ciel, dont les larmes cristallisaient, fit la moue et haussa les épaules. Elle non plus ne comprenait plus rien.
– Le bout du monde, c'est la mort, répondit agressivement Lucifer qui commençait à trouver le temps long. Le début, c'est la naissance. Qu'est-ce que vous ne captez pas !
– Alors en fait... voulut couper Gabrielle, mais Lucifer hurla plus fort.
– On s'en contrefout que vous disiez l'inverse ! Oh je vous jure, ces anges, toujours à me briser les ovaires ! Je vous l'avais dit, il aurait fallu qu'on fasse une réunion pour se mettre d'accord sur la terminologie avant de lancer le projet de la Terre, mais qui écoute la reine de l'Enfer ? Personne ! Et regarde la merde dans laquelle on est maintenant, personne ne se comprend, c'est génial !
Déjà, les flammes dans les rétines de la reine de l'Enfer englobaient son visage. Elle reprenait lentement sa forme démonique, voyant pousser sur le haut de son crâne deux énormes cornes de bouc, ainsi que des sabots au bout de ses mains, alors que ses veines craquelaient sous son visage, laissant apparaitre la lave en fusion qui faisait battre son cœur.
Gabrielle ne perdit pas la face devant cet énième caprice de sa cadette :
– C'est bon ? Tu as fini ?
Comme si la diablesse prenait cette réprimande un peu trop à cœur, et qu'elle réalisait que sa colère était injustifiée, elle reprit immédiatement sa forme humaine, ses flammes s'éteignant sous les effets ravageurs d'un vent sorti de nulle part. Elle reprit sa posture stricte. Golly et Humphrey avaient l'habitude de ses sautes d'humeurs, sûrement autant que Gabrielle. Mais Hera et Ciel la prenaient pour une véritable psychopathe qui pouvait raser un pays de son feu juste à cause d'un petit désaccord. Et elles avaient raison sur toute la ligne.
– « Début », « bout », tout ça, ce n'est, dans le fond, qu'une question de vocabulaire, reprit Gabrielle, le ton posé. Ce qui nous intéresse, c'est que s'il existe une extrémité, il y en a forcément une autre à l'autre bout. Humphrey garde fidèlement le puits qui nous permet de nous éteindre, mais un autre puits existe. Celui qui permet de renaître, ailleurs, dans un autre monde. Celui où les dieux se sont rendus, afin de recommencer à zéro.
– Et celui où nous devons nous rendre, avant qu'il ne se ferme définitivement. Des questions ? insista Lucifer.
Une interrogation sur le ton d'une professeure qui n'avait pas l'intention de répondre au moindre doigt levé.
– Qu'est-ce qu'on y gagne ? demanda Golly.
– C'est vrai, répondit Humphrey, je suis bien content, moi, de garder le puits, un honneur, j'vous jure, mais on n'a pas vraiment été très utile à la création de ce monde, déjà, de base.
Il se tourna vers les anges :
– On n’est pas comme les ailés, nous. On n’a pas vraiment grand-chose à gagner. Sauf si...?
Il laissa sa phrase en suspens, espérant que quelqu'un ne vienne la compléter. Le silence fut long avant que Gabrielle ne réponde :
– Vous serez relevés de toutes obligations envers qui que ce soit.
Les anges froncèrent les sourcils :
– Pardon ? demanda Ciel.
– On n’a rien demandé, nous, s'interposa Hera. On est très bien avec nos ailes, merci. Je refuse de vous suivre dans un autre monde si c'est pour devenir aussi insignifiante que vos humains. Nous ne sommes pas comme les cornus ici présents, on tient à notre prestige. On souhaite continuer à vous servir.
« Cornus ». Ce fut tout ce que Golly retint de cette tirade. Était-ce ainsi que les anges les appelaient dans leur dos ? Humphrey les avait certes appelés les ailés, mais elles en avaient des ailes. Enfin, elle supposait. Ni Ciel ni Hera – Annahera – n'avaient déployé quoi que ce soit.
– Vous en serez relevés, répéta Gabrielle avant de rajouter : mais, si votre souhait est de rester un ange, il vous suffira de repasser votre ascension. Une promesse à votre Dieu tout puissant, une prière, et tout redeviendra comme avant. Enfin, presque. Les divinités ont l'intention de ne pas recommencer les erreurs du passé. Mais vous ne descendrez pas en grade, si c'est cela qui vous effraie. Sachez que vous aurez juste la possibilité d'être qui vous souhaitez être vraiment. Aucun jugement, aucun refus.
– Pareil pour nous, reprit Lucifer. Une promesse, une prière satanique et hop, le tour est joué, facile comme bonjour.
Gabrielle acquiesça :
– Vos frères et sœurs n'ont pas disparu, ajouta-t-elle. Nous les avons invité, un par un, à franchir le puits du bout du monde.
– Début, corrigea Lucifer dans sa barbe, mais Gabrielle fit comme si elle n'avait rien entendu.
– Ils ont tous et toutes pris une décision qui leur est propre. Devenir un animal, un démon, un ange... Vous êtes les derniers.
Ce fut alors à ce moment précis que Golly tiqua et se souvint d'une phrase que Annahera venait de prononcer : « Je refuse de vous suivre dans un autre monde si c'est pour devenir aussi insignifiante que vos humains ».
– Et des humains ? Il y aura des humains ? demanda-t-elle timidement.
Lucifer la fixa un instant :
– Pourquoi une si drôle de question ? Depuis quand t'intéresses-tu à ces insectes ?
Golly haussa les épaules comme une enfant prise sur le fait d'une bêtise.
– Les divinités ignorent encore quelles créatures fouleront le pied de ce nouveau monde, répondit Gabrielle avec bienveillance. Cependant, ceux-ci ne pensent pas que l'Humain est un échec total. Les animaux non plus. Bien que nous ne puissions pas encore le promettre, il y a de fortes chances que nos amis, bipèdes ou non, évoluent d'ici plusieurs millénaires.
– Et leur mortalité ?
Lucifer fit tiquer sa langue contre sa joue, mais ne dit rien. Elle se contenta de fixer Golly, comme si cela allait la forcer à cracher le morceau. L'idée qu'elle pouvait avoir en tête ne plaisait guère à sa Majesté de l'Enfer, mais après tout, on avait dit ni jugement, ni refus...
– Restaurer, affirma Gabrielle sans hésitation. Chaque âme doit avoir la chance de vivre, et nous ne pouvons pas nous le permettre si nous laissons le monde se surpeupler, à nouveau. De plus, l'immortalité doit rester réservée aux êtres supérieurs : anges, vampires, démons, sorcières, sirènes, divinités...
– On ne joue pas dans la même cour, sourit Lucifer, et nous venons de vous le dire : aucune rétrogradation pour vous. Sauf, bien sûr... (elle dévisagea Golly qui devint rouge pivoine sur l'instant) si c'est là ce que vous souhaitez.
Golly recula d'un pas, et n'ajouta qu'une chose :
– Quand devons-nous vous donner notre réponse ?
– Vous partez dans la seconde, répondit Gabrielle, vous n'avez pas le choix quant au voyage. Pour ce qui est de votre réincarnation, vous avez, justement, le temps du voyage pour prendre votre décision. Lorsque vous traverserez le puits, il vous demandera quel est votre souhait le plus cher. Soyez certains d'être en accord avec votre cœur.
Ciel sautilla immédiatement de joie. L'excitation d'une grande aventure venait de faire disparaître tout son amour pour les humains :
– Alors, c'est parti ! Dites-nous où allez ! Nous nous envolerons de ce pas !
Annahera posa sa main sur l'épaule de son amie :
– Un peu de considération, Ciel. Tout le monde ici ne peut pas voler.
Si Golly croisa le regard d’Hera, elle comprit tout de suite qu'elle ne parlait pas que des deux démons qui devraient utiliser leurs deux pattes pour entreprendre ce long chemin. Une tristesse se cachait profondément derrière ces pupilles. Golly fut étonnée de l'avoir remarqué, et non Ciel, aveuglée par un soudain espoir.
Pourquoi Hera ne pouvait-elle pas voler ? Cette inquiétude inconnue pour deux démons était fausse. C'était pour elle, qu'elle avait peur. Peur de ne pas atteindre à temps le puits.
Lucifer poussa un soupir si long qu'il en parut interminable :
– Vous, pauvres cafards, n'avez jamais entendu parler de cette invention incroyable nommée « voiture » ?
Après une certaine absence, je suis contente de pouvoir revenir et retrouver ton histoire ! J'ai lu deux chapitres d'un coup, et tu sais quoi ? J'ai passé mon temps à éclater de rire, vraiment. C'était très amusant. J'aime beaucoup trop le langage et l'état d'esprit des Démons, je l'avoue ; quant à la pureté plus ou moins nette des Anges, elle me fait rire. Découvrir Lucifer et Gabrielle ? Un vrai bonheur ! Finalement, on pourrait croire que leur caractère respectif fait un peu cliché, mais en te lisant c'est si naturel et amusant que je n'ai pas du tout cette impression : au contraire, je trouve leur caractère très logique et cohérent. Après tout, c'est leur nature d'être telles qu'elles sont et ça ma plait bien.
Enfin les deux groupes se retrouvent ! J'attendais ça avec impatience. J'ai hâte de découvrir le fond de la pensée d'Hera : que pense-t-elle de Golly ? Elle ne laisse rien paraître, c'est frustrant ! Si on comprend bien que Golly est triste et regrette leur relation passée, tout en se sentant trahie de ne pas connaitre Hera aussi bien que ses proches, on ne sait pas grand chose de ce qu'il se passe dans le coeur de cette dernière — et ça donne envie d'en lire davantage !
Concernant le contexte général, j'aime assez l'idée de l'autre puits qui permet une renaissance (presqu'autant que j'aime que les Démons et les Anges se disputent à propos du "début" ou du "bout" du monde). Je suis déjà très curieuse de découvrir le voyage qu'ils entreprendront, de voir les liens entre les personnages s'affirmer (ou non), d'être plongée dans leur quotidien, quoi.
Et bien, je te remercie pour ce moment agréable passé à te lire ! J'ai vu que j'ai encore pleiiin de chapitres à découvrir, c'est chouette ! Tu me reverras bientôt dans le coin.