Chapitre cinq
- Où étais-tu ? fais Ganesh d’un ton grave quand j’arrive au hangar.
Il m’attend devant l’entrée, bras croisés, regard sombre. Dans son dos, Hai m’adresse une grimace compatissante.
- Malade. Je me suis évanouie et mes sœurs ont décidé que je pouvais bien passer une journée entière dans le coma.
Ce n’est pas un mensonge, pas vraiment.
- Je suis vraiment désolée, j’ajoute. Ça n’arrivera plus.
Il me dévisage.
- Tu es étrange, en ce moment, Keya. Fais attention à toi.
J’avale ma salive et hoche la tête, frissonnante, avant de le contourner pour m’emparer du premier paquet de la journée en essayant de ne pas avoir l’air trop suspecte.
- Ça va ? me murmure Hai en me rejoignant.
J’ai l’impression que mes entrailles s’entortillent et se nouent tellement serré que ça m’empêche de respirer.
- Oui, je dis à la place. J’ai pris l’élixir ce matin, je l’avais gardé de quand tu me l’as donné, et je me sens en forme. Je vais peut-être même battre mon record de livraisons, aujourd’hui.
- C’est grâce aux médicaments. Baba Ibis est vraiment doué pour ce genre de potions.
Je saute sur l’occasion.
- D’ailleurs, tu le connais comment, Baba Ibis ?
- Comme ça, répond-il vaguement.
Son visage s’est assombri d’un coup et je me mords les lèvres, honteuse à l’idée d’avoir commis un impair. J’ai beau avoir passé un certain nombre de nuits à discuter avec lui après mon service, je ne sais rien de sa vie. Il a comme dressé un mur entre lui et les autres, un mur qu’on ne peut franchir à moins qu’il n’en autorise l’accès, et derrière lequel se cache tout un tas de secrets. Si je veux les connaître, il faut être stratège et patiente.
Je m’engouffre dans la chaleur humide en tentant de ne plus y penser.
J’ouvre maintenant pratiquement tous les colis que je livre, trouvant à chaque fois un recoin sombre où me dissimuler. J’ai comme un besoin de vérifier qu’il y a bien un sablier à l’intérieur, juste un sablier, fragile et inoffensif. Pourquoi Ganesh nous interdit-il de regarder à l’intérieur s’il n’y a que ces sabliers en forme d’éléphant ?
Je déplie précautionneusement le papier et extirpe un sablier, comme d’habitude. Je le tourne et le retourne dans tous les sens, espérant que le regarder assez intensément suffira à lui arracher ses secrets. Mais il ne se passe rien. Même verre scintillant, même sable orangé, même tête d’éléphant sculptée. Je peux ouvrir autant de colis que je le souhaite, ces sabliers sont tous semblables aux autres. Je soupire et laisse mes yeux se perdre dans le vague.
La ruelle où je me cache est elle aussi semblable à toutes les autres. Murs de roche sablonneuse. Fenêtres obscurcies par de lourds rideaux. Soleil de plomb. Silhouettes mouvantes sur le toit. Et soif, soif, soif, mais pas d’eau, de réponses à toutes les questions que je me pose.
Un claquement sec retenti dans le silence et je sursaute. Mon sablier s’écrase sur le sol, brisé en mille confettis de verre rutilant. Les deux silhouettes, là-haut sur le toit, tournent la tête en direction du bruit. L’une d’elles tient une arme à la main, probablement un pistolet. Il a dû tirer, et c’est ce qui m’a fait sursauter. Je m’enfonce dans un minuscule espace entre deux maisons pour échapper à leur regard. Il reprennent leur bagarre sans m’apercevoir.
Je me concentre alors sur un problème plus urgent : le sablier cassé. Une bouffée de terreur pure m’envahit : que ferait un patron qui voulait me renvoyer pour un jour d’absence s’il découvre que j’ai ouvert un paquet et détruit son contenu, même accidentellement ? Une petite voix dans mon esprit me souffle : peut-être qu’il n’a pas besoin d’être au courant. Je rassemble du pied les restes du sablier et les pousse dans le renfoncement. Espérons que ça suffira. De toute façon, je ne peux rien faire de plus.
Je passe le reste de la journée nerveusement, à faire très attention aux colis que porte pour qu’ils n’aient pas une égratignure, et il ne m’arrive plus de mésaventure. Je ne parle à personne du sablier brisé, même à Hai, et je fais comme si de rien était, feignant être en forme et détendue malgré l’angoisse et la douleur qui me tordent les entrailles. Je récupère ma paie de la journée et rentre chez moi un peu plus tôt que d’habitude. La nuit tombe à peine.
Quand j’arrive devant notre taudis de tuiles et de morceaux de bois, un petit paquet emballé dans de papier m’attend devant l’entrée, comme Ganesh l’a fait avec moi ce matin. Frémissante, je déchire l’emballage et révèle le sablier à l’intérieur. Je le dépose instantanément au sol, de peur que son contact ne me brûle. Un sablier comme j’en livre tous les jours, chez moi, alors que je n’ai jamais donné mon adresse à personne. Comment est-ce possible ? Comment a-t-il su que j’avais ouvert des paquets et que j’avais brisé un sablier ? Comment a-t-il déposé le colis ici ? Je froisse les restes de papier et un petit message en tombe : Tu paieras. Ça, c’est différent : aucun de mes autres colis n’avait de missive avec lui. Mais je ne doute pas une seule seconde qu’il vienne de Ganesh. Je tremble comme une feuille quand je retourne le sablier – sans savoir pourquoi, sans comprendre le sens de mon geste, presque dans un état second.
Les grains de sable glissent doucement, l’un après l’autre, et je frémis. Je paierai, j’en suis sûre.
Le sablier se vide au bout de trois jours, et j’en reçois un nouveau, et encore un autre trois jours plus tard. Je ne raconte rien à personne à ce sujet, ni à Narih et Maharat qui me posent des questions sur l’origine de ces sabliers, ni à Hai. Si je doutais au début de ses intentions à mon égard, me demandant s’il ne me tendait pas un piège, je suis maintenant certaine de son amitié. Je passe le plus clair de mes nuits à discuter avec lui, assise sur la caisse retournée au fond du hangar. Je n’ose plus rentrer chez moi ; depuis que je récupère les paquets, je ne m’y sens plus en sécurité. J’ai envie de fuir, mais je ne peux pas. La peur me rattrapera toujours, où que j’aille.
Mon ventre ne me fait plus mal. L’élixir de Baba Ibis est vraiment efficace, et je n’en ai bientôt plus besoin. Je songe même à me rendre dans les quartiers industriels, près du port, mais je suis tellement terrifiée par les sabliers qui égrainent leur sable au fond de mon taudis que je n’ose pas mener l’enquête.
Le troisième jour du troisième sablier, je sais que c’est ma dernière journée avant de « payer », quelque soit le sens de cette phrase, car je ne me rends jamais plus de trois fois au même endroit lors de mes livraisons. Ganesh a su, j’ignore comment, que j’avais ouvert un colis et brisé son contenu, et il compte me punir pour ça. Le dernier soir, j’ai trop peur pour renter chez moi, alors je traîne au hangar.
Heureusement pour moi et pour mes nerfs, il n’y a que Hai, Zhi, moi et Anoulak, le joueur de violon. Je m’assois avec eux sur une caisse retournée en essayant de ne pas ronger mes ongles déjà abîmés. C’est une sale manie que j’ai depuis toujours et dont j’essaie de me défaire. Quand je n’en aurais plus, qu’est-ce que je vais mordre ? Mes doigts ? Et après, mes mains, mes avant-bras, et puis mes épaules ? Je suis tellement anxieuse que ça risquerait bien d’arriver.
Ils parlent de tout et de rien, des quartiers les plus chics qu’ils aient visité, de leur plat préféré, de leur vie, avant. Surtout Anoulak. Il n’est pas d’ici, et il vient même d’encore plus loin que moi. Sa peau n’a ni la couleur du cuivre, ni celle des grains de café comme moi, mais elle est pâle comme un rayon de lune, et ses yeux bleus reflètent tout ce qu’il voit comme des miroirs. Même ses cheveux sont clairs, dorés comme de la paille. Il dit que là où il a grandit, il fait tellement froid que l’eau gèle, et il neige fréquemment. De la neige. J’aimerais bien voir ça, un jour. Ça ne peut pas être pire que notre climat à nous, de toute façon.
Zhi retourne une caisse supplémentaire pour en faire une table, pose trois gobelets dessus, et cache une pièce sous l’un d’entre eux. Puis elle mélange les gobelets à une vitesse qui défie les lois de la physique et lance :
- Où est la pièce ?
- Celui du milieu, répond Anoulak sans hésiter.
La jeune femme soulève le gobelet en question, mais la pièce n’est pas dessous. Elle recommence, et, à chaque fois, personne n’arrive à deviner où se trouve l’argent. Je tente de garder les yeux sur le gobelet de départ, mais je perds toujours le fil, alors je me contente de regarder le spectacle. Le violoniste parie qu’il peut y arriver, et allonge un billet de cinquante couronnes à côté de lui. Zhi hoche la tête, un petit sourire satisfait au lèvres.
- Où est la pièce ?
- Celui de droite.
Une heure et demie plus tard, Hai annonce qu’il rentre chez lui et Anoulak a perdu un mois complet de salaire sans pour autant arrêter de parier. Ce type a un vrai problème. J’ai envie de savoir combien de temps il va mettre à comprendre que Zhi triche, mais mes paupières se ferment toutes seules et elles sont trop lourdes pour que je puisse les maintenir ouvertes. De toute façon, je suis dans le hangar, protégée et en sécurité.
Je ne crains absolument rien, ici.
Quand je me réveille, Anoulak est parti. Zhi est seule face à moi, en train de fumer une cigarette rougeoyante qui crache de la fumée comme un bateau à vapeur. Elle me sourit, du sourire énigmatique, sombre et lourds de secrets, presque dangereux, que je ne lui connais que quand elle bois un peu trop, et me dit :
- Dors.
J’obéis sans discuter. Je suis tellement, tellement fatiguée.
Quand je rouvre à nouveau les paupières, Zhi n’est plus là et il n’y a ni fumée, ni lumière dans le hangar. Je sens mes jambes frotter contre le sol à mesure qu’on me traîne vers la sortie. Tu paieras.
- Qu’est-ce…
- Chut ! fait une voix rauque qui me parvient de trop loin pour que je puisse la reconnaître. Ferme les yeux et je n’aurais pas à t’assommer.
Mais mon instinct de survie est trop développé pour la croire. Je me débats et me tortille comme un ver de terre sur le sol crasseux. L’autre approche un tissu de ma bouche, mais mes mains et mes pieds sont attachés et je n’arrive pas à me défendre.
- Non ! je crie, désespérée.
Le mouchoir se presse contre mes lèvres et mes narines.
- Non…, je répète avec un peu moins de vigueur.
Je me sens sombrer dans un lourd coma, doux et cotonneux. Dormir, c’est plus facile que se battre. Mais dormir, c’est accepter la mort. Je tente une dernière fois de me libérer, mais c’est trop tard.
Je m’évanouis.