Chapitre six : souvenir de Hai

Par Aoren
Notes de l’auteur : Ce chapitre est une petite pause dans le récit qui donnera quelques détails sur l'enfance de Hai et sera raconté de son point de vue.

Chapitre six : Souvenir de Hai

 

Je me réveille tard, plus tard que d’habitude, et pendant une fraction de seconde, je me dis que je vais être en retard au travail. Puis je me rappelle que c’est mon jour de congé. On en a un chacun par an : autant en profiter au maximum.

Je me frotte les yeux pour en déloger les derniers grains de sommeil et me lève pour embrasser ma mère sur la joue.

- Bonjour, maman.

Elle me sourit faiblement et passe une main sur son crâne lisse, celui qui nous vaut tout un tas de problèmes auprès des gangs. Elle est malade, je le vois bien. C’est à cause de la fumée et du charbon qui se sont glissés dans sa gorge pour s’enrouler autour de ses poumons, tels des serpents vicieux et gris poussière. La ville est en train de la tuer, elle qui a toujours vécu ici, et c’est le sort qui m’attend aussi, je le sais. C’est pour ça que je veux gagner le plus d’argent possible, pour l’emmener loin de Banhani. C’est pour ça aussi que je livre des paquets pour Ganesh jusque tard le soir, et quand j’aurais assez économisé pour voyager, je partirais avec ma mère sans un regard en arrière.

Mais en attendant, elle dépérit, plus fragile de jour en jour.

- Pourquoi ne me jouerais-tu pas un peu de flûte, khusukhi ?

- D’accord.

Ma mère a le même don pour la musique que moi. C’est elle qui m’a appris à jouer, quand j’étais petit. Elle m’a même construit une flûte de pan. Je choisis des airs enjoués, joyeux, pour essayer de la mettre de bonne humeur. Elle ferme doucement les yeux et se balance de droite à gauche, l’air absent.

- J’aimerais que ton père sois là, murmure-t-elle. J’aimerais qu’il te voie et qu’il soit fier de toi…

Mon père avait gagné assez d’argent pour quitter la ville, à force de ventes louches et de trafic de femmes, et il a décidé de nous abandonner ici. J’avais quatre ans, et pourtant, je m’en souviens parfaitement. Mais maman n’a pas réalisé les vraies raisons de son départ, sa mémoire a décidé de lui faire croire qu’il était mort de faim et de chaleur.

- Moi aussi, je mens.

Elle a déjà assez de raisons comme ça d’être malheureuse. Pas besoin de lui rajouter un mari ingrat.

 

Je ne sais plus bien comment je finis devant le théâtre abandonné, comment j’arrive à passer toutes les portes jusqu’au laboratoire, ni même comment j’ai entendu parler de Baba Ibis. Mais je me retrouve devant lui, à le supplier de soigner ma mère, parce qu’elle crache du sang à longueur de journée, si bien qu’elle ne peut plus travailler et que nous gagnons moins d’argent. Je n’ai pas assez pour nous nourrir tous les deux, et ce n’est qu’une question de temps avant que nous mourions de faim.

- Je peux sauver ta mère, jeune homme, affirme Baba Ibis, un beau garçon à peine plus âgé que moi mais qui est dix fois plus savant. Mais ce ne sera pas gratuit.

J’ouvre la bouche puis la referme, comme un poisson hors de l’eau. Ibis me lance une œillade interrogatrice.

- Est-ce un problème ?

Si je réponds à cet homme, je signe mon arrêt de mort. Si je réponds à cet homme, j’accepte d’accéder à sa volonté sans rechigner, quelle que soit sa demande. Si je réponds à cet homme, je vends mon âme, mon corps et tout mes biens, et il se servira jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Mais je réponds à cet homme :

- Non, pas du tout.

Je repense au sourire de maman quand elle parle de l’homme qui l’a battue pendant des années puis quittée, à sa flûte de pan cabossée dont elle joue alors même qu’elle a du mal à respirer, à ses yeux autrefois brillants comme des perles d’obsidienne qui sont maintenant éteints et sans énergie.

Je comprends, trop tard, que ça ne sert à rien de sauver ma mère, car elle est déjà morte de l’intérieur.

 

Baba Ibis n’a ni besoin de mon corps, ni de mes biens : il ne veut que mon âme. Un fragment, du moins. Il dit qu’il y a une émotion très intéressante, appelée « vengeance », qui se cache à l’état brut dans mon esprit. Il la retire d’une incantation, et obtient une petite flamme rouge profond qui tente de le mordre lorsqu’il la fourre dans un bocal.

Il fait transporter ma mère sur une civière et l’opère sans attendre. Il retire une quantité effroyable de charbon aggloméré d’une substance visqueuse de ses poumons puis recouvre son abdomen de bandages. Maman se réveille, ouvre les yeux, me jette un dernier regard et me souffle :

- Je suis désolée, khusukhi. Je ne peux pas.

Elle ferme les paupières et sourit, presque rêveuse. Je sens qu’elle part, mais je ne peux rien faire pour la retenir.

Comment peut-elle m’abandonner, après tout ce que j’ai fait pour elle ? Comment peut-elle me laisser comme ça, tout seul dans cette ville hostile ?

- Maman, comment est-ce que tu peux me faire ça ? je demande d’une voix nouée, essayant de contenir mes sanglots.

Une larme s’échappe entre mes cils et roule sur ma joue, puis une deuxième, puis une troisième, plic, plic, plic, dévale mon menton et s’écrase sur la table d’opération.

- Tu peux rester ici, déclare Baba Ibis. Il y a une chambre de libre au grenier, si tu ne veux pas dormir dans la rue. Mais tu devras me promettre quelque chose.

Entre me faire tabasser tous les jours car ma mère n’a aucun cheveu sur le crâne et pas la force de porter un voile par cette chaleur, et dormir ici tous les soirs, plus près du hangar de Ganesh et en sécurité grâce aux gardes d’Ibis, le choix est vite fait. Mais je devrais payer, pour ça.

- Quoi, encore ? je grogne.

- Quelque chose. La force des promesses est plus puissante que tu ne le crois. Promets-moi quelque chose, Hai, n’importe quoi.

Je réfléchis, et mes yeux se posent sur le corps sans vie de ma mère, sur les larmes qui ont goutté sur son visage immobile. Des larmes pour une femme qui a décidé que je ne valais pas la peine qu’on se batte pour moi. Et, tout à coup, je sais quoi promettre. Je prends une grande inspiration et déclare, ferme et déterminé :

- Je promets de ne plus jamais pleurer.

 

Baba Ibis n’a pas enlevé toute la vengeance de mon âme, car il m’en reste encore. Je suis en colère contre ma mère qui s’est laissée mourir, contre mon père qui m’a abandonné, contre les gangs qui nous persécutaient, contre la ville qui nous avale et nous recrache les restes à la figure, contre tout. La rage bout en moi, si intensément que j’en risquerais presque de fondre.

Même si ma mère est morte et ma rage dévorante, ma vie est calme et ordonnée. Je vis dans un théâtre abandonné, je livre des paquets à des gens qui se font tuer, j’essaie de ne pas remarquer qu’ils sont torturés puis assassinés les uns après les autres, j’ai offert une partie de mon âme à un chercheur avide de plaisirs et qui a les moyens de se les acheter. Mais à part ça, ma vie est calme et ordonnée.

Jusqu’à l’arrivée de Keya.

C’est à cause de Priya qui a démissionné et disparu du jour au lendemain : un poste s’est libéré au sein de notre équipe et Keya est arrivée, assez affamée et désespérée pour trier du riz et des lentilles pendant des heures.

Je vois tout de suite qu’elle est comme ma mère. Chauve. C’est la première chose qui me saute aux yeux. Je le sais à cause de son voile, mais les autres ne le remarquent pas. Ils se disent juste qu’elle est tellement folle qu’elle se couvre en pleine canicule. Démon, je murmure quand elle passe à côté de moi. Ma mère n’était pas un démon. Mais elle ne m’a apporté que de la souffrance, et cette fille ne sera pas différente. Autant qu’elle comprenne qu’il faut qu’elle garde ses distances avec moi dès le début.

Mais plus les jours passent, et moins son voile me saute aux yeux. À la place, je me rends compte qu’elle a un regard farouche, des yeux couleur chocolat fondu et une silhouette gracile et souple, bien trop gracile pour une livreuse comme elle. Elle a peut-être fait de la danse, ou quelque chose comme ça. Je réalise que, même sans cheveux, qui sont pourtant si importants dans notre société, elle est belle.

 

Un jour, la flûte de pan, que je garde toujours sur moi, glisse de ma poche. Après un long moment passé à la chercher, rentrant finalement au hangar pour recevoir ma paie, j’entends un petit air délicat, quelques notes parfaites qui s’envolent et résonnent timidement dans l’air enfumé et crasseux. Je me fige. Quelques notes de flûte. Frémissant de rage, je me faufile discrètement entre les étagères de paquets à livrer pour savoir qui ose jouer de ma flûte sans mon accord. Keya est là, assise sur la caisse retournée, l’air paisible et absent, perdue dans un lieu sûrement plus doux qu’ici. Je me surprends à m’adosser contre l’étagère, la respiration saccadée. Comment peut-elle jouer aussi bien ? Qui lui a appris ? Mon cœur tambourine tellement fort dans ma poitrine que c’est un miracle qu’elle ne l’entende pas. Je reste là plusieurs minutes, sans bouger, me contentant d’écouter. Puis je me reprends et je marche droit sur elle, lui arrache l’instrument des mains et lui crache au visage :

- Ne touche pas à mes affaires !

- Ne les laisse pas traîner, rétorque-t-elle.

Elle semble agacée parce qu’elle sait que je vais l’insulter, étonnée que je sois encore là à cette heure-ci, mais aussi gênée de s’être fait surprendre. Mais elle ne devrait pas se sentir embarrassée : c’était magnifique. J’aimerais le lui dire.

- Quelqu’un comme toi ne devrait pas être autorisé à pratiquer quelque chose d’aussi beau que la musique, je déclare à la place.

Puis je quitte le hangar d’un pas rageur. Et ce n’est même pas feint : je suis en colère contre elle. En colère car elle a utilisé la flûte sans autorisation, en colère car elle m’a montré qu’elle valait mieux qu’un vulgaire démon. En colère parce qu’elle me plaît.

Arrivé au théâtre, je monte au grenier et donne des coups de pieds dans le mur, encore et encore, jusqu’à ce qu’il émette un craquement inquiétant et que je m’arrête avant de le briser. Là, je respire un grand coup pour me calmer. Je ferais mieux d’éviter de détruire ma chambre. Et je ferais mieux aussi d’éviter Keya.

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