Chapitre cinq : En plein cœur

Par Shiloh

Je n’avais même pas remarqué que j’étais couvert de cocaïne. Ma course folle avait dû me débarrasser d’une bonne partie, mais j’en avais encore sur mes vêtements et dans mes cheveux. J’époussetai le textile et secouai la tête pour faire disparaître les dernières traces.

— Vous avez apporté la marchandise ?

— Oui Madame… J’veux dire, Dory, répondis-je en essayant de contrôler le papillonnement de mes yeux.

— Et mes médicaments ?

— Oui… Ah non, merde ! On a oublié.

— T’avais promis d’aller me les chercher, Harlem ! J’en ai besoin, c’est vital !

— Oui, je sais, et on va y aller. Tout de suite après. Croix de bois, croix de fer. Si j’mens, j’finis la gueule par terre, récitai-je solennellement, une main sur le côté droit de mon torse.

— Le cœur, il est de l’autre côté… soupira Madame Peterson avant de reculer pour nous laisser entrer dans son appartement.

— Et l’expression avec les croix, c’est pas tout à fait ça, surenchérit Mohan.

— Ta gueule, toi ! m’énervai-je en le dévisageant, les paupières toujours clignotantes.

La petite dame ébouriffée ferma la porte derrière nous et disparut en cuisine.

— Installez-vous, j’ai fait du thé.

On était à côté de nos pompes. Taz ne cessait de renifler, Angus se grattait la peau comme un lépreux et Mohan tapotait du pied, sans arrêt. Quant à moi, mes paupières s’agitaient toujours autant. Leurs mouvements effervescents saccadaient ma vision et me faisaient l’effet d’un stroboscope, comme en discothèque.

Dory nous rejoignit et déposa un plateau au centre de la table. D’un geste parkinsonien, elle attrapa la théière et remplit cinq tasses qu’on se fit passer, agités nous aussi de tremblements. Les tasses en porcelaine tintaient bruyamment, secouées par leurs soucoupes que nous soutenions tant bien que mal. La vieille dame s’assit en bout de table et nous observa un à un, en silence, tel un rapace.

— Erreur de débutants… souffla-t-elle.

— Quoi donc ? demanda Taz qui ponctuait chaque mot d’un reniflement.

— De taper dans son stock pour chasser le dragon !

— Hein ?

— Non, non. C’est pas ce que vous croyez, Dory, intervint le brun à lunettes.

— Je suis vieille, mais pas stupide. Harlem cligne tellement des yeux qu’on dirait qu’il fait un AVC. Celui-là n’arrête pas de gigoter, l’attardé a l’air de faire une allergie, et toi tu te grattes comme si tu t’étais fait piquer par une horde de moustiques.

— C’est un accident, précisai-je avant d’engloutir mon thé, pris d’une soif insatiable.

— Ben voyons. Peu importe, c’est votre problème. Alors, il est où ce paquet ?

Mohan et Angus se regardèrent un instant et ce dernier sortit la brique de son pantalon pour la poser sur la table, le premier restant discret sur sa propre cargaison. Dory n’avait pas besoin de savoir que nous courrions deux lièvres à la fois.

— Parfait ! Je vais appeler Ozzie pour qu’il passe le récupérer.

La petite vieille se leva pour ranger la brique de cocaïne dans le placard du bas de son vaisselier vieillot, bourré à craquer d’assiettes et de tasses ornées de motifs floraux. Trop de porcelaine à mon goût. Et trop de napperons. Elle se figea un instant, inquiète.

— Je me fiche de savoir comment vous allez gérer la distribution, mais je veux ma part. Et pas vingt pourcents de ce qu’il restera à vendre après que vous ayez consommé ce qui vous chante !

— Vous vous trompez, Dory. On n’a pas l’intention de s’en mettre plein les narines, c’était un accident. Nous, on fume juste des bédos.

— Ouais, cause toujours ! Comme Walter qui m’a « accidentellement » tripoté les miches, l’autre jour, au supermarché !

Mon visage se tordit dans une grimace de dégoût. Je ne savais pas ce qui m’écœurait le plus. L’idée qu’on puisse tripoter une femme aussi flétrie que Madame Peterson, ou l’image de Walter en pleine action avec elle. Je portai une main à ma bouche et fermai les yeux, assailli de visions cauchemardesques de fornication entre deux antiquités rouillées et dégoulinantes. Je les imaginais même faire ça ici, au milieu de toute cette foutue porcelaine ! Ça en ferait, des napperons froissés.

— Dîtes pas des trucs comme ça, j’vais gerber.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu crois qu’à mon âge, on ne peut plus s’amuser ? se moqua-t-elle.

— J’veux juste pas le savoir ! insistai-je en détournant la tête comme si elle risquait de se mettre à poil devant moi.

— Il parait qu’à votre âge, on a les hanches fragiles. Alors je pense que le sport en chambre, c’est pas bon pour ce que vous avez, souligna Angus, toujours victime de démangeaisons.

— De toute façon, à faire des folies de mon corps, ce serait pas avec ce connard de Walter !

— C’est vrai que c’est un connard, l’appuya Mohan.

— Et puis, il est vieux, ajouta Dory.

— Vous aussi, vous êtes vieille, lui fit remarquer Taz, tandis qu’il touillait son thé avec son doigt.

— J’ai encore beaucoup de succès avec les hommes ! se vexa-t-elle.

J’adressai une moue dubitative à mes comparses mais restai muet. Inutile d’offenser davantage notre associée. Je pensais, avant tout, aux bénéfices que génèrerait ce partenariat.

— Pourquoi tu pleures, toi ? demanda Dory en fixant Mohan.

— Je pleure pas.

Ses yeux étaient larmoyants et il plissait le nez sans arrêt.

— C’est la faute à Harlem, ajouta-t-il.

Je grimaçai, surpris par sa remarque.

— La coke me pique les narines parce qu’il m’a frappé sur le nez, ce tocard !

— Arrête de pleurnicher, tu t’en remettras ! lançai-je en me levant.

Le reste de la bande m’imita, et j’ignorais Mohan qui marmonnait quelques plaintes à peine audibles. J’attrapai un calepin et un crayon qui trainait sur la console de la salle à manger et y notai mon numéro de téléphone avant de tendre le bout de papier à Madame Peterson.

— Appelez-nous quand Ozzie aura fait le taf.

— S’il vous plait Dory, merci bien Dory… râla-t-elle sur un ton faussement mélodieux.

Je n’étais pas un adepte de la bienséance, alors je la dévisageai avant de faire une révérence approximative.

— Votre altesse.

Provocateur jusqu’au bout, j’imitai la salut traditionnel de notre Reine avant de quitter la pièce, ce qui fit enrager notre hôte. Sans prêter attention à ses injures, mes amis clopinèrent derrière moi, d'une démarche aussi élégante qu'un troupeau de pingouins.

— Et n’oubliez pas mes médicaments !

La première la livraison s'était déroulée presque sans accrocs. Certes, nous avions perdu une brique, et les revenus qu’elle aurait dû générer. Cependant, grâce à l’euphorie causée par notre intoxication accidentelle, ce détail nous importait peu pour le moment.

Inquiet à l’idée de tomber sur Fred pour la troisième fois de la journée, je rasai les murs, suivis de près par le reste de la bande, dans un manque total de coordination. On encerclait Mohan, dernier détenteur de notre précieux sésame, afin de le protéger de tout éventuel incident qui pourrait survenir. Hors de question de perdre notre dernière brique !

La Cabane était au coin de la rue. Sur le qui-vive, je ratissai les alentours de mon regard trémulant. La voie était libre. Je fis signe aux autres de s’avancer et on galopa jusqu’au pub en courbant le dos comme des soldats qui chercheraient à se protéger d’une rafale de tirs sur un champ de bataille. J’enfonçai la porte, plus fort que je l’aurais voulu, dans un boucan du diable, et tirai Mohan à l’intérieur. Les deux autres se précipitèrent derrière nous et Angus claqua la porte avant d’appuyer son dos contre elle, anxieux à l’idée que Fred n’ait pu nous voir entrer. Ce n’était que pure paranoïa, parce que de toute évidence il ne trainait pas dans le coin. Mais notre état second altérait sérieusement notre capacité de réflexion.

Tout le monde dans la salle se tourna vers nous, intrigué par tout ce chahut et notre comportement étrange.

— Encore toi et tes crapules ! gueula Walter.

— Arrête un peu de beugler ! On fait qu’passer !

— Ça fait déjà deux fois aujourd’hui que « tu fais qu’passer », c’est pas un putain de moulin ici !

— Pourquoi un moulin ? demanda Taz en se frottant le nez.

Je lâchai un grognement à son encontre et pointai Tony du doigt, toujours installé au fond de la salle. D’une démarche encore vacillante, on s’avança jusqu’à lui pour s’asseoir maladroitement à sa table.

— Alors ? Où est la dope ? s'impatienta le rital.

Mohan plongea une main sous ses vêtements et s’apprêtait à sortir la brique de cocaïne qu'il dissimulait quand l’italien l’interrompit en tendant les mains vers lui, paumes en avant.

— Calma, stupido ! Tu veux pas la montrer à tout le monde, tant que t’y es ?!

Les poivrots de la table voisine se tournèrent vers nous, interloqués par la remarque ambigüe de notre associé. Parmi eux, une quadragénaire défraîchie fit un clin d’œil à Mohan, les traits du visage bien fripés par son large sourire édenté.

Le nabot de la bande se figea, embarrassé par les œillades insistantes de la bonne femme et fit pivoter légèrement sa chaise afin de la faire disparaitre de son champ de vision. Nerveux, j’analysai la salle d’un coup d’œil rapide et m’arrêtai sur deux types au bar, qui semblaient nous observer. Deux costauds bien sapés, vestes sombres ouvertes sur des chemises repassées et pompes cirées. Leur attitude impassible leur donnait des allures de flics. Ma capacité de concentration affaiblie par la coke, je ne leur prêtai attention qu’une seconde à peine.

— Qu’est-ce qui lui prend à celui-là, il nous fait de l’eczéma ? demanda Tony en observant Angus qui se grattait toujours.

Son attention fut attirée par les reniflements persistants de Taz, puis par les gesticulations incontrôlées de Mohan et enfin par mon regard presque épileptique.

— Erreur de débutants…

— Mais non, c’est pas ce que tu crois ! protestai-je, las de ce jugement hâtif.

— Quoi, vous êtes pas défoncés ?

— Si, mais on l’a pas fait exprès, expliquai-je.

— Comment on se défonce, sans faire exprès ? demanda à nouveau Tony, sceptique.

— Ce serait trop long à te raconter… Bref ! Mohan, file-lui la marchandise.

— Pas ici, stronzo ! Tu vas aux chiottes et tu planques ça dans la chasse d’eau de la première cabine. Et moi, j’irai la récupérer juste après votre départ. Ni vu, ni connu.

Mohan hocha la tête et disparut aux toilettes. Je tournai les yeux vers le comptoir et remarquai que les deux inconnus nous observaient toujours. Ils discutaient avec Walter, sans nous lâcher du regard. Ce dernier désigna Taz d’un signe de tête, ce qui m’intrigua. Je tendais l'oreille, mais de là où j’étais, je n’entendais pas un seul mot de leur conversation.

— C’est bon, déclara Mohan, de retour des toilettes. Le petit oiseau est dans le nid.

— Hein ? s’étonna Tony.

— Mais putain, de quoi tu parles ? demandai-je à mon tour.

— C’est un langage codé, chuchota Mohan en se penchant vers nous, un sourire jusqu’aux oreilles, fier de jouer au gangster.

Un soupir s’échappa de mes lèvres.

— Tu t’prends pour qui, une espèce d’agent secret ?!

— En plus, il est tout pourri ton langage codé, on dirait une métaphore sexuelle, lui fit remarquer Angus.

Je réalisai que la dame alcoolisée de la table d’à côté, continuait de reluquer Mohan. Elle le détaillait d’un œil vicieux, le scrutant de haut en bas.

— J’aime beaucoup les petits oiseaux, lança-t-elle à sa proie.

— Ah, tu vois ? J’te l’avais dit, ça sonne comme un truc sexuel ! insista Angus.

— J’le savais ! s’enthousiasma la femme à la dentition incomplète.

— Non, non, pas du tout, madame. Et mon oiseau n’est pas petit, protesta Mohan, soucieux de rétablir la vérité sur son anatomie.

Taz pouffa d’un rire ponctué de quelques énièmes reniflements.

— Si, il est petit.

Dans une synchronisation parfaite, Tony, Angus et moi-même, nous tournâmes vers lui en le fixant de nos yeux écarquillés.

— Comment tu sais ça, toi ? Tu sais quoi, réponds pas ! On n’est pas obligé de tout se raconter, non plus, déclarai-je, horrifié par les hypothèses qu’envisageait mon esprit tordu.

— Mais n’importe quoi ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?!

— Des trucs que je préfère pas m’imaginer, justement ! Bon allez, on décolle !

Je me levai, préférant couper court à la conversation et tendis la main vers l’italien.

— File-moi ton téléphone, je vais enregistrer mon numéro dedans.

Il s’exécuta sans un mot et j’enregistrai mes coordonnées dans ses contacts avant de lui rendre l’appareil.

— Parfait ! Je t’appelle dés que j’ai refourgué la came. Maintenant tirez-vous, que j’puisse aller récupérer le « petit oiseau ».

— Mais merde, arrêtez avec vos langages codés à la noix ! En plus, pourquoi un oiseau ?! C’est ridicule ! pestai-je avant de tourner les talons. À plus Tony.

Je passai devant le comptoir, suivi de mon équipe encore secouée par les effets de la cocaïne, et plantai mon regard dans celui des deux étrangers qui nous toisaient, sans un mot. J’étais certain de ne les avoir jamais vus dans le coin. Mais leur attitude me paraissait suspecte. Les mains dans les poches, je quittai le pub, toujours préoccupé par le duo énigmatique qui n’avait cessé de nous épier.

— On va où, on retourne voir Dory ? demanda Taz.

— Pas si vite, on attend qu’elle nous appelle, lui répondis-je.

— Oui mais, on lui a promis d’aller lui chercher ses médocs, me rappela Mohan.

— Putain, c’est vrai ! Les médocs !

Nous avions délivré la marchandise, pourtant l’enthousiasme n’était pas au rendez-vous. Une certaine tension persistait au sein du groupe. J’ouvrais la marche, direction l’épicerie, les trois autres qui me suivaient dans un silence pesant. Angus pressa le pas, pour marcher à côté de moi.

— Dis Harlem, j’ai l’impression que les deux types derrière nous, nous suivent.

Je tournai la tête et remarquai la présence des deux hommes louches qui nous observaient dans le pub, quelques minutes plus tôt. Oui, ils nous suivaient, sans même chercher à se faire discrets.

— Je crois que t’as raison, ils arrêtaient pas de nous mater à la Cabane.

— C’est qui ?

— J’en sais rien, mais ils sont pas du coin, ça c’est sûr.

— Qu’est-ce qu’on fait ? C’est peut-être des flics !

— On fait rien du tout, on va juste chercher les médocs de Dory. Et j’pense pas que ce soit des flics. A mon avis, ça a un rapport avec la trouvaille de Taz.

J’entendis Angus déglutir nerveusement. J’étais moi-même inquiet, mais je voulais nous préserver d’un effet de panique qui ne serait qu’amplifié par notre état. J’étais persuadé que ces types étaient liés à la découverte que Taz avait faite dans cette fameuse chambre d'hôtel. Leur présence à la Cabane n’était pas un hasard. Ils ratissaient probablement la ville à la recherche du voleur. Ceci expliquait pourquoi Walter avait désigné Taz lors de sa discussion avec les deux étrangers. Il leur avait sûrement révélé qu’il bossait dans le dit hôtel.

— Comment on va faire pour les médocs de Madame Peterson ?

Taz avait surgi derrière moi, me faisant sursauter, comme à chaque fois. Mon palpitant s’emballait déjà à cause de la cocaïne. J’allais finir par faire une crise cardiaque !

— Comment ça, comment on va faire ?

— Ben, il nous faut pas son ordonnance, à la vieille ? Olivia va nous les donner comme ça, tu crois ? insista-t-il.

Je m’arrêtai net, imités par le reste de la bande.

— Merde, on n’avait pas pensé à ça ! rouspéta Angus.

Lui-même n’y avait pas songé, alors qu’il était le plus futé d’entre nous. Mais ce qui me surprenait le plus, c’était la soudaine sagacité dont Taz faisait preuve. Ça, c’était insolite !

— Déjà, on va rien dire à Olivia. J’ai pas envie qu’elle s'imagine qu’on n’a pas été capable de livrer toutes ses courses à Dory, ordonnai-je.

— Mais… commença Angus. On n’a pas été capable de livrer toutes ses courses à Dory, c’est un fait.

— Oui, mais j’veux pas qu’elle le sache !

— Alors, comment on va faire ? s’inquiéta Taz.

— La prescription de Dory doit être enregistrée sur l’ordinateur, à la caisse. Vous n’aurez qu’à fouiller dedans et prendre les médocs qui correspondent. Ils sont stockés sous le comptoir. Pendant ce temps, je ferai diversion, décidai-je.

— Hors de question ! s’énerva Mohan qui avait, lui aussi, accéléré la cadence pour se mêler à la concertation.

— Pourquoi pas ?

— Parce que… C’est pas cool de faire ça à Olivia !

— Mais on lui fait rien du tout, elle le saura même pas ! le rembarrai-je.

— Moi, j’le saurai !

Je le toisai d’un regard équivoque, troublé de le voir exprimer tant de sollicitude à l’égard d’Olivia. D'ordinaire, Mohan avait peu de considération pour ses semblables. C’était un roublard assumé, sans foi ni loi.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre, à toi ?! m’emportai-je contre lui pour la deuxième fois de la journée. Laisse tomber, je sais très bien pourquoi tu fais ça !

Il resta muet, mais je perçus chez lui une forme de malaise.

— Tu fais ça à chaque fois qu’on s’embrouille ! Je t’ai explosé le nez, alors t’as décidé que t’étais pas d’accord avec mon plan, juste pour me faire chier ! Par pur esprit de contrition !

— Contradiction, rectifia Angus dans un raclement de gorge.

— Heu, les gars… marmonna Taz, pour attirer notre attention.

D’un signe de tête furtif, il désigna les deux individus mystérieux qui nous collaient aux basques depuis notre sortie du pub et qui s’étaient eux aussi immobilisés. Ils nous fixaient toujours de leur regard impassible. Les yeux rivés sur eux, nous aussi, nous cessâmes aussitôt de parler. Ma dispute avec Mohan attendrait. Pour l’heure, nous devions nous débarrasser du binôme menaçant qui nous traquait.

— Ok, chuchotai-je en essayant de garder mon sang-froid. On va se séparer. Chacun part dans une direction, on fait le tour du centre-ville pour les semer, et on se rejoint tous à l’épicerie dans cinq minutes. A mon signal. Prêts ? Courrez !

Notre bande se dispersa, au pas de course, dans une cavalcade dénuée de coordination. J’empruntai une ruelle piétonne et cavalais aussi vite que je le pouvais. En jetant un coup d’œil en arrière, je me mis à paniquer en réalisant que l’un des deux types me talonnait. J’avais un avantage non négligeable sur lui, je connaissais ces rues comme ma poche. Je me faufilais d’une allée à une autre, malgré une agilité faussement accrue par les effets encore prononcés de la cocaïne. Je galopais, bondissais, m’engouffrant dans des passages exigus, disparaissant derrière des étendoirs chargés de linge. Je renversai quelques poubelles, afin parsemer le parcours de quelques obstacles, déterminé à évincer ce gaillard par tous les moyens. J’ignorais ce qui nous attendait exactement en cas de confrontation avec ces types, et je ne voulais pas le savoir.

Au bout de quelques minutes de course effrénée, essoufflé, le cœur au bord des lèvres, je ralentis lorsque je constatai que je n’étais plus suivi. J’étais juste devant l’épicerie. Rapidement, Mohan apparut, puis Angus et enfin Taz.

— Ne trainons pas ! m’affolai-je en poussant tout le monde à l’intérieur.

Olivia était là, derrière son comptoir, occupée à faire la conversation à une vieille résidente du quartier. Planté à l’entrée, j’observais la jeune femme en souriant bêtement, sans même m’en rendre compte. Elle était si dévouée avec sa clientèle, avec tout le monde. J'admirais ça chez elle, comme toutes les qualités qui faisaient d'elle l'être merveilleux qui avait volé mon cœur. « Ordinary Man » de Eels résonnait dans mes oreilles, mais pas comme d’habitude. Cette fois-ci, j’entendais vraiment la musique. Pourtant j’étais certain qu’elle ne se jouait que dans mon esprit. Effet secondaire dû à la cocaïne, sans doute.

— Arrête un peu de baver ! me gueula Mohan avant de m'asséner un coup de coude dans les côtes.

Je le dévisageai et ravalai la réplique cinglante qui me brûlait les lèvres. La cliente passa devant nous et quitta les lieux. C’était le moment !

— Vous savez ce que vous avez à faire, j’me charge d’Olivia.

Alors que je m’approchai de la caisse, le temps sembla s’écouler plus lentement. Comme dans une scène romantique au cinéma, quand le protagoniste s’amourachait de la fille d’à côté, frappé d’un coup de foudre fortuit. C’était soit l’amour, soit la drogue. Ou peut-être bien un peu des deux. Olivia sourit lorsqu’elle m’aperçut. Mon cœur se réchauffa instantanément. Je faisais peut-être une attaque cardiaque, finalement. Mon palpitant accordait ses pulsations au rythme de la mélodie imaginaire qui tournait en boucle dans ma tête. Le vrombissement des voitures dans la rue, les conversations inaudibles des passants, le chant des oiseaux, tout s’estompa pour ne laisser que les échos de la guitare folk retentir dans mon esprit. Je percevais presque les vibrations des cordes de l’instrument, grattées dans une douce cadence, comme si l’orchestre jouait juste à côté de moi.

Un élan soudain de confiance m’envahit. Je devais ça à la cocaïne. L’occasion de parler à Olivia à cœur ouvert se présentait enfin à moi. C’était maintenant. Je pouvais le sentir jusqu’au fond de mes tripes. Avec pour seul et unique moteur, un besoin viscéral de me déclarer à elle, je m’arrêtai juste devant le comptoir.

— Tout va bien, Harlem ? me demanda-t-elle, d’un air confus. Tu sembles… ailleurs.

— Il faut que j’te parle.

Sans lui laisser le temps de se poser davantage de questions, j’attrapai sa main et l’entrainai avec moi pour nous isoler dans le rayon confiseries, à l'écart de mes amis. Ses mains dans les miennes, je restai muet un instant, le temps de trouver les mots qui convenaient à ce genre d’épanchement. Je n’avais pas l’habitude de faire ça, je n’avais jamais aimé qui que ce soit d’autre. Préoccupée par mon attitude étrange, Olivia était entièrement focalisée sur moi, visiblement curieuse d’entendre ce que j’avais à lui dire. Tournant le dos à la caisse, cachée par la gondole qui l’en séparait, elle ne remarqua même pas le manège qui se déroulait à son insu. Du coin de l’œil, je pouvais deviner le reste de mon équipe qui passait derrière le comptoir, pour fouiller dans l’ordinateur. Mais à cet instant, j’étais bien loin de mon but premier. Je ne pensais plus qu’à Olivia, et à tout ce que je voulais lui dire depuis si longtemps.

— Écoute… commençai-je en prenant une grande inspiration. Je…

Merde. Les mots ne voulaient pas sortir. Ils se bousculaient trop vite dans ma tête. Incapable de donner forme à mon transport au travers d’un discours, je lâchai les mains de la jeune femme pour poser les miennes de chaque côté de son visage. Emporté par mes sentiments, sans réfléchir, mes lèvres rejoignirent les siennes dans un baiser particulièrement tendre. Je n’avais jamais embrassé personne de cette façon. Mais la douce chaleur qui enveloppa mon corps, dans cet échange plein de sincérité, disparut en un éclair. Notre étreinte fut brisée brutalement par un boucan insupportable. L’hallucination musicale s’essouffla elle aussi. Un paquet de bonbons, qui trônait sur l’étagère à côté de nous, explosa, littéralement. Des coups de feu se mirent à résonner dans toute la boutique. Dans un réflexe de survie, je plongeai au sol, entrainant Olivia dans ma chute presque maîtrisée. Allongé sur elle, je tentai de la protéger, au mieux, de la rafale de tirs qui détruisait tout sur son passage. Le son des balles qui fusaient au-dessus de nos têtes était assourdissant. Les vitres de la devanture explosèrent, retombant sur le sol dans une pluie d’éclats frétillants. Puis, plus rien. Comme après une tempête furtive, le chahut se stoppa net.

Le bourdonnement strident qui résonnait dans mes oreilles, me fit grincer des dents. Je me relevai prudemment, et levai la tête au-dessus du rayonnage pour identifier la source de l’attaque. Les deux hommes aux pompes cirées. Ils étaient là, pistolet à la main. En simple spectateur désemparé, j’envisageai déjà un trépas imminent. Je cherchais le reste de la bande en balayant le carnage du regard, quand Mohan bondit derrière le comptoir. Alors que l’un de nos deux assaillants venait de poser un pied à l’intérieur, écrasant quelques bris de verres sur son passage, il reçut un coup de manche à balai en plein visage. Mohan avait attrapé le premier objet à potentiel contondant qui lui était tombé sous la main. L’individu, surpris et désorienté, s’écroula en arrière. Son partenaire s’avança à son tour, et fut lui aussi terrassé, par la caisse enregistreuse qui vint s’écraser sur son abdomen. Le souffle coupé, il tomba lourdement à genoux. Taz était à l’origine de cette dernière offensive. J’en restai bouche bée, choqué de le voir pour la première fois, animé d’un instinct aussi vif.

Comme piqué par une impulsion, je me laissai guider par l'unique et infime chance de nous sortir de cette embuscade que j'entrevoyais. C’était le moment de se tirer ! Ma main dans celle d’Olivia, je l’aidai à se relever et sortis de ma planque une seconde pour attirer l’attention des trois autres.

— Allez, on bouge !

— Il y a une sortie, par là ! m’indiqua Olivia en désignant le fond du magasin.

Rejoints par le reste du groupe, nous nous mîmes à courir jusqu’à la porte avant de disparaître. La lumière du jour ne m’avait jamais parue si belle. Peut-être parce que je pensais ne jamais la revoir. Lancés dans une folle échappée, à bout de souffle, on ne s’arrêta qu’une fois devant l’immeuble où vivait Olivia. C’était le point de chute le plus proche. Pas de repos pour les guerriers. Toute l’équipe continua de courir, grimpant les trois étages à grandes enjambées, pour ne s’arrêter qu’une fois à l’abri, dans l’appartement d’Olivia. Je claquai la porte derrière nous et me laissai glisser contre elle, jusqu’au sol, haletant rapidement.

Angus s’assit sur le canapé et plongea sa tête entre ses mains. Taz, lui, n’avait jamais eu les yeux aussi grand ouverts. Il passa une main dans ses cheveux pour dégager son visage de cette mèche rebelle qui ne l’avait jamais dérangé jusque là.

— Putain, on a eu chaud ! s’exclama-t-il, un large sourire aux lèvres.

Je vis rouge. Je me levai d’un bond et empoignai Taz au col, le plaquant contre le mur sans ménagement.

— Ça t’fait marrer, hein ?! On a failli se faire buter, j’te signale ! Tout ça, c’est à cause de toi ! gueulai-je avant de le relâcher.

— En quoi c’est de ma faute, putain ?!

— Si t’avais pas ramassé la dope dans cette foutue chambre d’hôtel, on n’en serait pas là !

— C’est un peu facile, je trouve… marmonna Angus, depuis le canapé.

Pris d’une rage que je contenais difficilement, je m’avançai dans le salon pour faire face au binoclard. Lui aussi de mauvais poil, il se leva pour planter son regard dans le mien.

— Excuse-moi ? T’as un truc à m’dire, Angus ? demandai-je d’un ton fébrile.

— C’est pas de la faute de Taz. Personne n’aurait pu prévoir ce merdier ! Et j’te rappelle que, toi non plus, t’as pas géré ce coup-là à la perfection !

— Moi ? J’ai pas géré ? Je dirige l’opération depuis le début ! Sans moi, vous étiez paumés !

— Si t’avais pas cherché la merde à Ed, son frangin ne nous serait pas tombé dessus ! Deux fois, en plus ! On a perdu une brique, par ta faute ! Et on est défoncé ! Encore une fois, par ta faute !

Je ne percevais rien de cohérent à ses reproches. Était-ce l’adrénaline ? La drogue ? Ou seulement la frustration et la trouille ? Les quatre à la fois, sans doute. Le moment n’était pas idéal pour régler nos comptes, ni même pour trouver un coupable au bordel ambiant. J’étais encore assez lucide pour m’en rendre compte. Je devais des excuses à Taz. Les mains tremblantes, les nerfs à vif, je me retournai pour faire mon mea-culpa, quand je me raidis.

Olivia pleurait, dans les bras de Mohan, blottie contre lui. Il l’entourait de ses bras, sa tête posée sur la sienne, et caressait ses cheveux avec affection. Beaucoup trop d’affection. Ce qui émanait d’eux était évident, transcendant même. La brusque révélation me frappa en plein cœur, comme un poignard. Mohan Et Olivia... Je ne parvenais pas à soutenir cette réalité lancinante, pourtant je persistais à la contempler, malgré moi. La gorge serrée, la poitrine oppressée, je les observai un instant qui me parut interminable.

— C’est quoi ce bordel ? demandai-je d’une voix frémissante d’émoi.

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