Installés à la table de la salle à manger, chacun un verre de picrate sous le nez, je jetai un coup d’œil discret à mes partenaires. Je devais trouver la meilleure façon d’aborder le sujet qui nous intéressait, en toute subtilité. Mais avant tout, afin de démarrer la conversation correctement, je voulais présenter mes condoléances à Dory et lui témoigner un peu de compassion concernant la mort de son crétin de fils. Mes intentions furent une fois de plus contrecarrées par la spontanéité déplacée de Taz.
— Il parait que vous avez fait de la taule parce que vous vendiez de la drogue, c’est vrai ? l’interrogea-t-il sans chercher à ménager l’ego de notre hôte.
Il ne remarqua ni nos regards désapprobateurs, ni l’étonnement de la vieille dame. J’intervins et enchainai aussitôt avec quelques politesses avant qu’elle n’ait le temps de lui répondre.
— On est vraiment désolé pour votre fils, Madame Pe… Dory. C’était un type bien. Tout le monde aimait Lenny.
L’air grave, le regard compatissant, je hochais la tête pour donner du poids à mes paroles mensongères. La retraitée, à la chevelure de sorcière, s’amusa de mes propos. Son ricanement rocailleux résonnait dans tout l’appartement, d’un écho diabolique. Ça me glaçait le sang. Elle ressemblait à ces méchantes magiciennes qui foutaient la trouille dans les dessins-animés de mon enfance.
— Mon fils, un type bien ? Tu déconnes, ou quoi ? se moqua-t-elle entre deux respirations chuintantes. Lenny n’avait rien d’un type bien, c’était un loser ! Un parasite ! Un imbécile !
Ça faisait beaucoup de mots peu élogieux pour décrire sa progéniture. J’avais toujours entendu dire que l’amour d’un parent pour son enfant était inconditionnel. Néanmoins, j’avais constaté à de nombreuses reprises que ce concept était peu répandu. Ma propre mère ne m’avait pas aimé, pas assez du moins. Celles de mes amis non plus, à croire que c’était une constante chez les mouflets issus de la zone.
Déstabilisé par sa réaction, j’ignorais comment mentionner le véritable motif de notre visite sans paraître trop cavalier. Je tripotais mon verre nerveusement, et cherchais de l’aide dans le regard de mes amis dont le soutien s’avérait inexistant. J’étais seul sur ce coup. Bande de lâches !
— Je vois, paix à son âme quand même, qu’il repose tranquille au pays des nuages, cherchai-je à lui rendre hommage en faisant un signe de croix hasardeux sur ma poitrine.
— Il est mieux là où il est, affirma Taz dans une tentative de soutien maladroite. Il parait qu’il y a plein de putes au Paradis. Il s’amusera plus que de son vivant.
— S’il arrivait déjà pas à pécho ici, il n’y a pas de raisons qu’il ait plus de succès avec les nanas, là-haut, le contredit Angus.
Mohan s’insurgea, épuisé par le manque de culture de Taz et surpris que l’érudit du groupe n’ait pas relevé sa énième bourde.
— C’est pas des putes, c’est des vierges, dugland !
Angus secoua la tête, dépité à son tour par le manque de connaissances de l’un, comme de l’autre.
— Mais non ! Ça, c’est dans l’Islam, bande de couillons ! Alors, à moins que Lenny n’ait été musulman, il baisera pas plus au Royaume des Cieux !
— Mais putain, on s’en cogne de vos histoires de religions ! Et on parle pas de la vie sexuelle d’un mec mort, avec sa mère à côté en plus ! C’est pas poli ! m’égosillai-je pour fermer une parenthèse totalement inutile.
— T’inquiètes pas pour moi, petit. Je suis consciente que mon Lenny ne plaisait pas beaucoup à la gente féminine.
Quel euphémisme. Je pouffais de rire intérieurement. Avec sa bedaine si imposante qu’il ne voyait plus ses pieds, son manque d’hygiène particulièrement odorant, et la moitié de ses chicots qui avait foutu le camp, il ne brillait pas dans le domaine de la séduction, le pauvre Lenny.
— Je suis sûr qu’il avait des qualités cachées, insistai-je.
— Non, crois-moi, il n’en avait aucune.
Vieille, mais toujours lucide, la mégère. Inutile de poursuivre les courbettes. Dory n’était pas effondrée par le décès de son fils, et ce n’était pas en flattant son défunt rejeton que je parviendrais à tisser un lien quelconque avec elle.
— Dis donc toi, sois mignon, va chercher mes médicaments à la cuisine.
Elle était presque agréable, malgré le timbre profondément râpeux de sa voix. Privilège qu’elle semblait réserver à Taz, désireuse de ménager sa sensibilité, convaincue qu’il était atteint d’une forme de déficience mentale.
— Ils sont où ? demanda Taz en disparaissant à la cuisine.
— Avec les courses que vous m’avez apportées, mon bichon.
Mon bichon ? Je suis sûr que de toute sa vie, elle ne s’était jamais adressée à son propre fils avec tant d’affection. Taz réapparut, l’air ennuyé.
— Mais on a déjà tout rangé, il y avait pas de médocs dans les sacs.
— Ah non ? Merde ! C’est que j’en ai besoin, je dois les prendre à heure fixe pour mon arythmie.
Et zut. Les médicaments se trouvaient probablement dans le sac que j’avais lancé sur Fred. Tant pis.
— On ira vous les chercher tout à l’heure, Dory, promis-je, impatient d’entrer dans le vif du sujet.
Un problème se posait. Retourner à l’épicerie pour se ravitailler en médicaments, reviendrait à reconnaître que nous avions échoué. Olivia n’en serait pas surprise, mais j’étais déterminé à lui prouver qu’elle se trompait sur nous.
— C’est gentil, les garçons. Mais vous ne tarderez pas, hein ? Parce que sans ça, je risque la crise cardiaque, nous fit-elle remarquer avant de se rincer d’une grande gorgée de rouge.
Si elle levait le pied sur la picole, le cœur de la vieille bique ne serait certainement pas aussi fragile.
– Vous ne buvez pas ?
Nous n’étions pas de grands amateurs de vin. On aimait surtout la bière et le rhum. J’agitai mon verre pour faire tournoyer le liquide pourpre et grimaçai en inhalant les effluves âcres qui s’en dégageaient. J’y trempai mes lèvres sans conviction et ingérai à contrecœur le breuvage médiocre. Dégueulasse.
— Dîtes-moi Dory, je veux pas être indiscret, mais… Ce bruit qui court à votre sujet, à propos de la prison et du trafic de drogues, c’est du vent, pas vrai ? demandai-je enfin d’un ton candide.
– Ah non, c’est la pure vérité. Toute ma vie, j’ai trempé là-dedans ! Et j’étais douée ! J’ai commencé avec mon petit-ami de l’époque, qui était dealer. Il avait vingt-cinq ans et moi dix-sept, évoqua-t-elle dans un élan de nostalgie, le regard perdu au plafond. J’ai commencé tout en bas de l’échelle, de la petite distribution à la négociation avec les fournisseurs, en passant par la fabrication dans les labos. En peu de temps, on s’est fait une place dans le milieu, et on a gravi les échelons.
Je fixais Dory et hochais la tête par moments, afin de feindre de l’intérêt à son histoire. Je n’avais pas fait le déplacement pour écouter une vieille dame me raconter sa vie et c’est tant bien que mal que je retenais un bâillement qui ne demandait qu’à sortir, tandis qu’elle poursuivait son récit.
— On avait ramassé une petite fortune au fil des années, mais on a tout perdu quand on s’est fait doubler par Ganesh ! Ce sale chien nous a tout pris !
Ganesh ? Malgré moi, j’avais loupé un morceau de la biographie de Dory. Ma capacité de concentration s’amenuisait dés lors que la conversation ne m’intéressait pas.
– Mince alors, c’est trop triste ça, intervint Angus sans parvenir à transmettre la moindre once de compassion dans ses mots.
– Ouais, vraiment, elle fend le cœur votre histoire, Dory, terminai-je rapidement. Et sinon, quand vous bossiez dans les labos, vous coupiez quoi comme drogues ? De la cocaïne ?
— Principalement, oui.
Accoudé à la table, réfrénant péniblement mon impatience, je ne lâchais pas la bonne femme des yeux, et attendais une suite logique qui ne vint jamais.
— Et ? Vous faisiez comment, pour la couper ?
— Oh, c’était pas sorcier ! On mélangeait ça avec du paracétamol, un peu de sucre, et le tour était joué !
Je sentis sur moi le regard lourd de reproches de la part de Taz. On n’était pas si loin de son idée de couper la cocaïne avec de la farine.
— Elle est bizarre ta question… Pourquoi tu veux savoir ça ?
Ses petits yeux de fouine se plissèrent de doutes en se posant sur moi. Je devais trouver une excuse crédible rapidement, afin d’éviter les soupçons. Hors de questions d’impliquer Dory dans notre affaire !
— C’est parce qu’on a trouvé de la cocaïne et qu’on sait pas comment…
— Ta gueule, Taz, tu fais chier !
La sorcière alcoolique nous dévisageait en silence, flairant une opportunité qu’elle aussi voulait saisir.
— Je vois… commença-t-elle, d’un calme olympien, en remplissant à nouveau son verre. Je peux vous donner quelques tuyaux.
Ravis mais incrédules, nos regards se croisèrent. Angus s’étonna de cette proposition, en apparence sans contrepartie.
– Ah oui ?
— Bien sûr. Si vous me permettez de m’y retrouver, moi aussi.
Trop beau pour être vrai. Évidemment qu’il y avait une compensation à honorer.
— C’est-à-dire ? demanda Mohan en scrutant la septuagénaire d’un air méfiant, les bras croisés sur sa poitrine.
— Pour que ce soit équitable, je vais réclamer la moitié de votre recette.
– Quoi ?! Ne comptez pas là-dessus ! protesta Angus en se levant d’un bond.
D’un mouvement de la main, je l’invitai à se rasseoir, harassé de le voir s’emporter aussi rapidement à chaque début de négociation.
— Doucement, pas la peine de s’énerver.
Je relevai la tête pour me donner de la contenance et joignis mes mains en marquant une pause.
— Écoutez Dory, de toute évidence, vous êtes une femme difficile en affaire. C’est pourquoi j’vais pas essayer d’vous la faire à l’envers. Mais vous et moi, on sait que votre offre est loin d’être honnête. Alors disons plutôt quinze pourcents.
— Vingt, répondit aussitôt la doyenne.
— Vendu !
Ma clique soupira à l’unisson. La concertation fut trop brève à leur goût, et ma capacité à négocier laissait encore à désirer. Nous étions coincés avec une nouvelle partenaire, malgré nos efforts pour éviter cette énième alliance.
—Vous en aurez pour votre argent, les gars ! nous assura Dory. Mon ancien labo est toujours opérationnel. Il n’a pas servi depuis longtemps, mais il y a tout le matos nécessaire. Il est stocké à côté de l’alambic que mon neveu a bricolé, chez lui. Un petit cottage situé juste avant la sortie de la ville, direction Wakefield. Autant dire que c’est tranquille, comme coin. On avait tout installé à l’extérieur, dans ce qui était un abri à bois, au départ. Mais on n’y a jamais entreposé la moindre bûche.
Ce partenariat ne me déplaisait pas, à la réflexion. Si notre nouvelle associée s’engageait à couper la drogue elle-même, nous n’aurions plus qu’à la distribuer dans la rue. Ainsi, nous évitions les désagréments liés à l’apprentissage de cette technique qui nous échappait, mais que Dory et son neveu devaient maitriser à la perfection.
— C’est parfait ! m’enthousiasmai-je. Et il peut nous faire ça quand, le neveu ?
— Tout de suite. Ozzie a du temps libre, il ne travaille pas. Le pauvre a eu un accident, très jeune. L’État lui verse une pension pour ça. Depuis, il ne sort plus de chez lui, parce que ça tourne pas très rond dans sa tête. Un peu comme celui-là, précisa la dame âgée en désignant Taz d’un signe furtif.
Cette association représentait certains avantages, mais elle incluait également le neveu déséquilibré. Je n’étais pas serein à l’idée de faire participer ce dernier alors que nous ne l’avions jamais rencontré. Incapable de prendre le temps de la réflexion, j’avais accepté le marché proposé par Dory sans songer aux risques qu’on prenait en intégrant Ozzie à l’opération. Trop tard pour reculer. J’aviserais au fur et à mesure, comme toujours.
Taz secoua la tête sans un mot, vexé. Dory lui adressa un sourire compatissant avant de cacher son visage d’une main pour lever les yeux au ciel.
— Bien ! On va pas vous ennuyer plus longtemps, dans ce cas, déclarai-je d’un ton satisfait. On va chercher la dope, et on vous la rapporte.
La petite dame se leva et scella notre pacte d’une poignée de main plus serrée que je ne l’aurais imaginée. C’est qu’elle avait de la poigne, mémé !
*
Une fois dehors, Angus, fidèle à lui-même, se sentit obligé de vérifier les détails.
— Attends une seconde, Harlem ! Qu’est-ce qu’on fait pour Tony ?
— Tony ? On l’emmerde, Tony !
— Tu plaisantes ? T’as vu sa gueule, au rital ? Il a pas l’air du genre conciliant ! Tu crois qu’il va le prendre comment quand on va lui dire qu’il est hors jeu ?
— Mais relax ! Tu t’prends la tête pour rien ! On s’en tape de Tony !
— Ne sois pas si désinvolte, tu vas nous foutre dans la merde, j’te dis !
Angus soulevait un point important, comme d’ordinaire. Peut-être bien que je minimisais les potentielles conséquences de la rupture de notre pacte avec l’italien. Tout bien réfléchi, on avait tout intérêt à revoir la suite de notre plan, afin de nous protéger d’éventuelles représailles.
— Désin-quoi ?
D’une authenticité affligeante, Taz nous interrompit une fois de plus avec une question futile.
— Désinvolte, bon sang…
— Ça veut dire quoi ?
— Demande à Google, on n’a pas l’temps pour ça ! pestai-je contre lui, trop occupé à chercher une solution concernant Tony.
Le brun décoiffé sortit son smartphone de sa poche et pianota sur l’écran tactile en décrivant sa recherche à voix haute.
— Dé-sin-vol-te… « Qui fait preuve de désinvolture. »
Il leva le nez vers nous, confus, avant d’effectuer une nouvelle recherche.
— Dé-sin-vol-tu-re. « Qui est désinvolte. »
Taz se pinça les lèvres et rangea son téléphone dans sa poche en expirant profondément. Son regard excédé, à moitié camouflé par sa mèche de cheveux rebelle, se posa à nouveau sur nous.
— Merde. Voilà.
— Bon, enchainai-je, sans lui prêter plus d’attention. On a trois briques de coke. Alors moi j’dis, on n’a qu’à en donner une à Dory et l’autre à Tony.
— D’accord, mais qu’est-ce qu’on fait de la troisième ? insista Angus.
— Oui, c’est vrai ça, qu’est-ce qu’on fait de la troisième, Harlem ? le soutint Mohan en posant ses mains sur ses hanches, tandis que je soupirais.
— T’as pas fini de répéter c’qu’il dit, comme une foutue perruche ?
— Un perroquet, me nargua-t-il.
— Quoi ?
— Un perroquet, putain ! Pas une perruche, bordel de merde !
Taz, resté en retrait, se manifesta avec une nouvelle question, nous plongeant dans un débat stérile.
— Ça répète pas ce qu’on dit, les perruches ?
— Bien sûr que non ! grogna Mohan.
Tout aussi énervé que lui, je persistais à rentrer dans son jeu, malgré moi.
— Et qu’est-ce que t’en sais, toi ?! T’es piafologue ?!
Angus grimaça en entendant mon néologisme. Adepte d’un langage correct, et amoureux des mots, il devait saigner des oreilles.
— Ben quoi, les mecs qui étudient les oiseaux ! C’est pas ça ?!
— Ornithologue, expira Angus en se pinçant l’arête du nez.
Curieux, Taz se mêla à nouveau à la polémique.
— C’est pas les gens qui font du vin, ça ?
— Non. Ça, c’est les œnologues… Bref ! s’emporta Angus. Qu’est-ce qu’on fait de la troisième brique ?
*
Quelques insultes plus tard, mon poing sur le nez de Mohan et une certaine agitation collective, on avait fini par tomber d’accord. Entre Dory et Tony, ce dernier nous semblait le moins fiable des deux. Nous ne l’avions jamais vu auparavant et il pouvait aisément disparaître avec la marchandise. Donc, une seule brique pour lui, les deux autres pour la mère de Lenny.
De retour chez moi, la tension restait palpable et peinait à retomber. Mohan m’avait sérieusement asticoté, Angus doutait du potentiel de mon plan, et Taz… Il m’avait saoulé avec ses questions débiles. Notre business n’avait pas encore démarré, que les choses se compliquaient déjà. J’avais imaginé un soutien sans failles de la part de mes acolytes, convaincu que notre équipe saurait gérer l’adversité de cette délicate entreprise, mais je m’étais fourvoyé. La solidarité que j’avais espérée n’était pas au rendez-vous, et j’avais les nerfs à vif. Ambiance pesante qui avait contaminé l’ensemble de la bande. On était tous à cran. Un mot plus haut que l’autre, et ça tournerait au pugilat !
— On en prend une chacun, on n’a qu’à les planquer sous nos fringues, proposai-je en lançant une brique à Angus et l’autre à Mohan, qui appuyait sur son nez ensanglanté avec un mouchoir.
— Et moi ? demanda Taz en farfouillant dans les placards de ma cuisine.
— Toi ? Ben… Tu fermeras la marche, pour assurer nos arrières.
— Ok. Mais d’abord, j’me fais un sandwich.
Taz et ses troubles alimentaires compulsifs. S’il n’avait pas été à l’origine de notre plan, je ne l’aurais même pas fait participer à ce projet. C’était un véritable boulet à nos pieds à tous. A chaque contrariété, il fallait improviser une pause pique-nique. Ça avait toujours été comme ça, aussi loin que je me souvienne. Mais jusque là, on composait volontiers avec sa singularité, parce que c’était Taz, et qu’on était lié comme les doigts de la main, depuis tout petit. C’était pas rien, ça comptait beaucoup pour moi, pour nous tous.
Une fois de plus, nous capitulions devant les besoins primaires irrépressibles de l’anxieux chronique de la bande. On n’avait pas vraiment le choix. Impossible pour lui d’être opérationnel sans combler ses fringales inopinées. Non pas qu’il soit beaucoup plus utile une fois rassasié, mais ça nous permettait de maintenir une apathie plutôt constante chez lui. C’était toujours plus facile à gérer que lorsqu’il se mettait à paniquer.
Je profitai de cette pause imprévue pour dissimuler au mieux le paquet de cocaïne que j’avais coincée dans mon pantalon. Mon t-shirt par-dessus, et le tour était joué.
— Ce serait peut-être pas mal de miser sur un peu plus de discrétion, quand même…
Je tournai la tête vers Angus et le rejoignis sur le canapé.
— C’est-à-dire ? C’est nickel, on voit rien du tout. Regarde, lui fis-je remarquer en tirant sur mon t-shirt.
— J’parles pas de la coke.
— Tu parles de quoi, alors ?
— De ton t-shirt débile !
Déjà en temps normal, entre mes tatouages, et les baskets jaunes de Taz, nous ne passions pas inaperçus. Ajouté à ça, cet immonde t-shirt rose que je portais, avec une tête de chat sur le devant, tâché de sauce tomate, on attirait d’autant plus l’attention. Angus avait raison, encore une fois.
Je grognai et me levai pour disparaître dans ma chambre, afin de trouver une tenue moins tape-à-l’œil. Je réapparus, un sweat gris sur le dos, et secouai la tête en constatant que Taz était en train de piller mon frigo. Ouvrant les bras, je fis un tour sur moi-même dans le but de narguer Angus avec ma tenue convenable.
— Non, mais t’es pas sérieux, Harlem ?! rouspéta le barbu.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? C’est gris, on peut pas faire plus neutre.
— Neutre ?! Tu plaisantes ?! T’as vu l’inscription au dos ?
Confus, je le fixai et clignai des yeux.
— Il y a écrit « God fuck the Queen », pauv’ tâche… ronchonna Mohan, affalé sur un fauteuil, toujours occupé à éponger le sang qui coulait de son pif.
Je râlai et disparus à nouveau. Je percevais un boucan d’enfer en provenance de la cuisine pendant que je me changeais pour la deuxième fois. De retour au salon, ouvert sur la kitchenette, j’évaluai l’étendue des dégâts après le passage du demeuré boulimique.
— Putain, mais pourquoi t’as sorti tout ça ?! Comment t’arrives à foutre un boxon pareil, à toi tout seul ?!
— J’voulais des œufs dans mon sandwich. Il fallait bien que je les fasse cuire, j’allais pas les bouffer crus !
— Et t’avais besoin de vider les placards pour ça ?! Pourquoi il y a une passoire, là ?! m’agaçai-je en attrapant l’ustensile qui trainait sur le plan de travail.
— Je crois pas que ce soit une passoire, supposa Mohan depuis son fauteuil.
— C’est un tamis, bande de bouffons… souffla Angus, en plongeant son visage entre ses mains.
Taz mordit dans son sandwich à pleines dents, avant de me répondre, la bouche pleine.
— C’était déjà posé là, j'sais pas d’où ça sort.
— Non, c’était pas déjà posé là ! D’ailleurs… J’ai jamais vu ce machin de ma vie, d’où tu le sors ?
— J’te dis que j’en sais rien ! C’était déjà là !
Je balançai le tamis dans l’évier et pris la direction de la porte avant de m’immobiliser dans le salon, contenant difficilement mon agacement et mon impatience.
— Bon, alors ?! Bougez vos culs, on a une livraison sur le feu, j'vous rappelle ! Dory nous attend !
D’un commun accord, tous me suivirent, sans entrain aucun. On avait perdu l’enthousiasme du début, et on s’était laissé gagner par un sentiment de nervosité collectif. Les quelques obstacles rencontrés jusque là, mêlés à nos prises de becs habituelles, nous rendaient irritables. D’ordinaire, notre dissidence était le ciment qui nous gardait unis. Nous nous serrions les coudes, comme de fidèles renégats, soudés, à la vie à la mort. En cas d’échec dans nos petites magouilles, nous parvenions toujours à nous rabibocher. On s’insultait, on se tapait dessus et on se réfugiait à la Cabane pour fêter nos réconciliations autour d’un verre. Cette fois c'était différent, je percevais un malaise plus grand que les précédents.
Le fantasme de notre gloire prochaine, la perception d’un pactole encore imperceptible et l’obsession du succès de notre projet, déclenchait en nous une forme d’animosité contreproductive. Je devais trouver le moyen de calmer cette ambiance destructrice, avant qu’elle ne nous mène droit dans le mur.
— Si ça se trouve, elle était déjà dans un placard quand t’as emménagé, déclara Taz en nous emboîtant le pas, les crocs plantés dans son sandwich aux œufs.
Je fermai la porte derrière nous et bloquai sur sa supposition, sans comprendre le sujet de la discussion.
— Hein ? De quoi tu parles ?
— De la passoire.
— On t’a dit que c’était pas une passoire, espèce d’attardé !
— J’suis pas attardé ! Ma mère disait que j’étais spécial, ajouta Taz d’un ton fier.
— Ouais, mais ta mère, c’était une folledingue.
— Elle était pas folledingue !
— Elle faisait des trucs hyper chelous, quand même, sa mère, chuchota Angus à mon oreille.
— Tu t'rappelles, à chaque fois qu’on allait chez elle, on trouvait toujours un objet bizarre dans le frigo, du genre qu’il y avait rien à foutre là, évoquai-je avec inquiétude. Déjà à l’époque, il lui manquait un trimestre, à la daronne.
— Je m’en souviens. Des fois, elle y foutait sa télécommande, ou ses clés.
— Une fois, j’y ai trouvé une bougie. Une bougie, frère ! Qui fout une bougie dans un putain de frigo ?
Nous échangeâmes un regard consterné mais amusé, nous remémorant avec émotion ces après-midi passés chez Taz quand nous étions encore des gosses. Sa mère faisait pousser du cannabis sur son balcon, d’où nos visites très régulières. Elle lui avait au moins transmis ça, à son fils. La main verte ! Au-delà des casseroles psychologiques héréditaires, la vieille de Taz lui avait délégué le savoir-faire de la culture de la ganja. C’était le bon vieux temps. Nos parents respectifs avaient chacun leur tares, et ça nous avait laissé des séquelles, indéniablement. Pourtant, en y repensant aujourd’hui, on en gardait de bons souvenirs. Voilà pourquoi nous étions si proches, si solidaires. On s’était formé une famille à nous quatre, à défaut de trouver notre place dans les nôtres.
La tension, bien que toujours présente dans le groupe, semblait se dissiper entre le barbu et moi. J'étais plus proche d'Angus que des deux autres. Sans doute parce qu'il était plus présent que quiconque quand j'avais des emmerdements. C'était d'ailleurs celui qu'on appelait au secours à chaque bricole qui venait contrarier nos vies. S'il y en avait un avec qui je pouvais rapidement me réconcilier, c'était lui.
— Pas étonnant qu’il soit si névrosé, l’autre, lui fis-je remarquer en regardant Taz qui marchait derrière nous.
— Te voile pas la face, Harlem. On l’est tous à notre façon, répondit-il d'un ton sec.
Angus s'avança pour mettre fin à la conversation, passablement exaspéré. Je m'étais trompé. Notre entente restait fragile.
*
Nous n’étions plus très loin de chez Dory. Je sentais l’adrénaline qui tapait dans mes veines, rien que d'imaginer nos poches déborder de cash très bientôt. On s'approchait du but, nous avions fait le plus difficile. Trouver une solution pour vendre la drogue. Mission accomplie, le reste coulerait de source.
Alors que je rêvais déjà à la finalité de notre plan, marchant fièrement devant mes amis, encore contrariés par notre accrochage, je me stoppai net devant un nouvel obstacle. Fred. Encore lui !
— Mais merde, tu vas nous lâcher, oui ?! m’emportai-je devant le buffle de près de deux mètres qui se dressait devant moi. J’ai rien fait à Ed, d’accord ? On a eu un p’tit coup de sang, c’est tout !
Mes justifications bancales à peine terminées, je ressentis une vive douleur, quand le poing du géant s’abattit dans mon estomac. Un véritable coup de massue ! Aussitôt, un nuage blanc poussiéreux se diffusa autour de nous. Cet idiot venait de percer la brique de cocaïne que je dissimulais sous mon t-shirt.
J’inhalai plus de coke que d’oxygène et me mis à suffoquer, de même que le reste de la bande. Dans un concert de tonalités rauques, on toussait comme des asthmatiques, incapables de retrouver une respiration normale. Taz éternua deux ou trois fois, de la même façon qu’au printemps, quand il y avait du pollen partout. Fred devait avoir des sinus d’acier, il semblait immunisé contre l’acidité piquante de la drogue. Il profita de ma vulnérabilité soudaine pour attraper mes fringues. De mes mains acérées, habité par un instinct de défense empreint de panique, je saisis ses poignets et y plantai mes ongles afin de le faire lâcher prise. L’incroyable Hulk recula enfin, quand mon pied frappa son genou, et bascula en arrière. Dans sa chute, sa paluche de troll fermement accrochée au premier élément à portée, il arracha le paquet de poudre blanche qui s’éventra. La substance vaporeuse s’éparpilla autour de nous, dispersée par une légère brise. Nos poumons s’emplirent, une fois de plus, du poison psychotrope.
Pas une minute à perdre ! Nous devions fuir ! L’ogre, terrassé par mon coup de pied, beuglait au sol dans une complainte gémissante. Les râles aigus qu’il émettait me surprirent au point que je restai planté là quelques secondes, à l’observer d’un air railleur. Je n’avais jamais entendu une barrique pareille pleurnicher comme une fillette. L’esprit embrumé par les effets de la cocaïne qui se faisaient déjà sentir, j’éclatai de rire, pris d’une pulsion incontrôlable.
— Reste pas là, Harlem ! Faut qu’on s’tire !
Poussé par Angus, j’avançai avec difficulté, les côtes endolories par mes ricanements impulsifs. Je me mis à courir, doté d'aussi peu de grâce qu'une antilope qui viendrait de naître. Hilare, indépendamment de ma volonté, je suivis le mouvement de ma bande de potes qui filait à toute allure. C’est l’impression que j’avais. Toutefois, l’influence toxique de la cocaïne sur mon activité cérébrale nuisait probablement à ma perception de la vitesse à laquelle nous échappions au courroux de notre assaillant. En cet instant, je me faisais l’effet d’un super-héros au maximum de sa puissance.
On ne s’arrêta de cavaler qu’une fois à l’abri, caché dans la ruelle étroite où résidait Madame Peterson. Dopés et surexcités par la consommation accidentelle de poudre stimulante, nous nous mîmes à sautiller sur place, exaltant par des hurlements canidés. Le voisinage allait s’affoler, s’imaginant être envahi par une meute de loups sauvages !
— J’suis même pas essoufflé ! m’exclamai-je en bondissant d’une joie fébrile.
— J’ai l’impression d’avoir une grenouille dans la gorge, marmonna Taz dans une élocution presque dénuée de consonnes.
— Un chat, on dit un chat dans la gorge, rectifia Angus.
— Non non, pas un chat. Une grenouille. Je sens que ça gonfle dans ma gorge.
— Personne dit ça ! Abruti ! protesta à nouveau le binoclard en lâchant un rire presque hystérique.
— Mais si ! C’est une expression hyper connue ! Du genre « oh la la, j’ai une grenouille dans la gorge. »
Les mains sur mes côtes, je ne parvenais plus à contenir mon rire sifflant. Il s’échappait de moi malgré mon désir d’y mettre fin. Mohan se laissa tomber sur l’asphalte, victime lui aussi du même syndrome désopilant.
Nos rires convulsifs résonnaient dans la cage d’escalier, similaires au bêlement d’un banc d’otaries. Je m’agrippais à la rampe, afin de trainer mes guiboles défaillantes jusqu’à l’étage de la vieille dame. Appuyé contre le mur, paralysé par son propre fou rire, Mohan grimpait les marches avec autant d’agilité qu’un paresseux. Angus le suivait, accroché à son pull, et Taz rampait presque à quatre pattes.
Devant la porte de l’appartement de Dory, je posai mon index sur la sonnette, et le maintins sur le bouton. Le carillon stridulant me faisait grincer des dents. Pourtant, je ne relâchais pas la pression exercée sur le poussoir.
La mère de Lenny ouvrit la porte d’un geste brusque, ce qui provoqua un appel d’air furtif mais suffisamment intense pour agiter la tignasse des plus chevelus d’entre nous.
— Qu’est-ce que… Mais tu vas lâcher ça ?!
Sa main frappa la mienne dans un claquement très sonore. J’en ouvris la bouche, sous le choc, et relâchai sonnette.
— Merde, Dory ! Pourquoi tant de violence ?!
— C’est quoi ce bordel, bon sang ?! qu’est-ce qui se passe, t’as fait un atelier pâtisserie ?! s’adressa-t-elle à moi, troublée.
— Hein ? Quoi ?
— T’as de la farine partout sur toi.