Le bruit crissant de la mine contre le papier commençait à taper sur les nerfs de tout le monde. Exceptée Golly. Ça l'apaisait.
Un bottin, une caisse pleine de cartes postales et des stylos colorés, et voilà qu'elle gardait le silence depuis plus d'une heure, à l'arrière de la 4L crachotante. Ciel avait bien demandé qu'on remette de la musique, mais Hera avait vite tourné la molette du son au plus bas, disant qu'elle ne supportait plus ce boum boum incessant. Maintenant, plus un bruit dans l'habitacle. Sauf, bien sûr, la mine, encore et encore, faisant des traits et des boucles, dessinant parfois une fleur, une montagne, un visage. Golly tirait la langue comme une enfant concentrée. Ce qu'elle redevenait enfin.
Chère Carisma,
Il fait bien longtemps que nous n'avons pas discuté.
Il fait peut-être tout aussi longtemps que tu n'es plus. Te souviens-tu quand nous parlions des étoiles ? Tu les as probablement rejoints, puisque je n'ai croisé aucune trace de ton âme en Enfer ces soixante dernières années. Tu m'en vois plus que ravie. Je m'excuse de ne pas avoir pu t'offrir le monde, comme je te l'avais promis. Mais vu son état actuel, peut-être est-ce une bonne chose...
Signé : Gallorian, un démon du passé.
– Si tu écris à tes anciennes conquêtes, on n’est pas sorti, plaisanta Humphrey.
Le démon tenait le volant que d'une main pendant que l'autre était accoudé à la fenêtre. Un comportement qui aurait été bien plus approprié si dehors il faisait beau. Les prédictions de Golly n'étaient pas entièrement mensongères : sur le toit de la voiture tintaient de fines gouttes. Il pleuvinait depuis un moment déjà, les cratères de la route se remplissaient d'eau, très lentement. Une chance que cette pluie-là ne soit pas acide. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu d'averse brûlante, comme on les appelait à la météo. Bonne ou mauvaise nouvelle quant à l'état de la Terre ? Difficile à dire.
Si Carisma était bien une femme dont Golly avait été éperdument amoureuse dans les années deux mille cinquante-trois, et des poussières, toutes les cartes n’étaient pas destinées à d'anciennes amantes, sûrement trépassées depuis. Elle en avait déjà écrit une centaine qu'elle enfournait dans un sac en tissu à deux doigts de craquer. Chacune de ces personnes avait été importantes dans sa vie. Avait eu un impact, négatif comme positif, et jamais elle n'avait su les remercier à leur juste valeur. Car jamais elle n'en avait eu le courage. Jamais elle n'en avait eu l'envie. La démone qu'elle était se moquait des autres, même quand ils lui faisaient du bien. Beaucoup de bien. Assez pour se sentir vivante.
Carisma était l'une des plus belles femmes qu'elle avait jamais rencontrées. Si belle qu'elle crût – littéralement – à un ange. Mais non. Elle n'était rien d'autres qu'une de ces humaines, faiblarde comme des insectes, qu'ils disaient. Ne pas s'approcher des humains. Encore, à l'époque, c'était mal vu de tous. Mais Carisma ? Oh, Carisma...
En plus d'être magnifique, elle était brillante. Elle rêvait de constellations et de la lune, croyait en l'astrologie, tout en ignorant à quel point elle avait raison de croire en la force des étoiles. Elle ne voulait pas enfanter, mais pensait à l'adoption. Elle risquait d'avoir un cancer du sein, mais n'avait pas peur. Pourtant, elle avait vu sa mère et sa sœur y succomber. Bien que le deuil lui arrache parfois le cœur, jamais elle n'avait peur de ce vilain crabe. Le destin, voilà en quoi elle croyait. Et le karma. Et la force de l'esprit.
Elle était bien trop vive pour Golly, et c'était exactement ce dont la démone avait besoin. Elle lui avait tiré les cartes plusieurs fois, sans jamais comprendre pourquoi La Mort ressortait systématiquement. Et pourtant, elle lui avait dit de ne pas en avoir peur. Ce qui devait arriver arriverait. Il valait mieux prendre son pied, rire et chanter, jusqu'à son dernier souffle. Et rêver.
Golly était partie car cela faisait trop mal de la voir si heureuse. Tous les jours, Golly serrait les dents de l'entendre parler de cette Terre qu'elle voulait visiter de fond en comble, pour ne jamais en perdre une miette, alors que sa santé se dégradait lentement. Golly avait été lâche. Un soir, sans rien dire, Carisma s'était réveillée dans un lit vide. Froid. Et jamais elles ne s'étaient revues. Et ce qui blessait le plus Golly ? Carisma n'avait sûrement pas cherché à la retrouver. Elle était passée à autre chose.
La vie, c'est une aventure. Regarder en arrière est une erreur. Carisma avait accepté cette défaite, probablement avec le sourire, et la joie d'avoir vécu ces beaux moments. Des souvenirs qu'elle chérirait, jamais ne regretterait... Alors qu'elle manquait chaque jour à Golly un peu plus... Un peu plus fort...
Golly écrasa une larme sur sa joue avant de passer à une autre carte. Cette fois, elle écrirait au rouge. C'était la couleur favorite de Gus. Elle devait trouver les mots exacts pour le remercier de ne pas l'avoir laissé se jeter sous les rails du train, ce soir-là. Golly voulait juste savoir ce que cela faisait d’avoir mal. Et si vraiment, elle était immortelle. Elle ne l'avait pas revu depuis. Gus n’était rien d’autre qu’une main dont elle avait eu besoin, et une bière bien dégueulasse.
Elle trouvait triste de connaître toute leur vie en un toucher alors qu'ils ne savaient rien d'elle. Elle n'était qu'une menteuse, et ils en ignoraient tout...
Et en même temps, elle aurait aimé pouvoir toucher Hera. Sa colère voulait toujours connaître sa moindre pensée, la moindre idée tel un serpent sinuant dans ses synapses... Elle voulait savoir si elle pouvait lui faire confiance ou non.
Golly laissa ses yeux vagabonder sur le décor extérieur. Une nouvelle ville, encore. Toutes étaient plus ternes que la précédente. Elle se demandait quand est-ce qu'ils n'en verraient plus. Quand est-ce que le monde ne sera que désert, avant d'arriver à l'extrémité du globe.
Pourtant, ces immeubles pittoresque et la civilisation continuaient de prospérer au détriment d'une nature fatiguée. Rien n'arrêtait les humains, il fallait bien leur admettre ça. S'ils tombaient, ils se relevaient. Pas toujours ensemble, individualistes, mais pouvait-on vraiment leur en vouloir de ne penser qu'à eux, quand personne ne le faisait à leur place ?
– Humphrey, arrête-toi !
– Oh non, Go, pas encore, soupira le démon. On n’est pas près d'arriver si on s'arrête toutes les demi-heures, et moi je commence à avoir faim.
– Si on s'arrête, je peux conduire ? demanda Ciel, surexcitée.
– NON ! répondirent-ils tous à l'unisson.
Si Hera avait affirmé que les anges savaient tout faire, cela ne devait pas s'appliquer à Ciel qui avait une conduite des plus... originales, disons. Même s'ils étaient immortels, ils avaient eu peur pour leur vie la dernière fois qu'elle avait fait une tentative.
– Humphrey, s'il te plaît, je viens d'en voir une !
Humphrey grogna et arrêta la voiture dès qu'il trouva une place. Golly partit comme une balle vers la boîte aux lettres bien jaune. Elle était recouverte de lierre, et il lui manquait un pied.
Humphrey se pinça l'arête du nez en attendant le retour de sa sœur.
– Tu ne devrais pas t'arrêter à chaque fois qu'elle le demande, sermonna Hera. On n'est pas près d'arriver à destination sinon.
– Oh, la ferme. Tu ne penses pas que tu en as fais assez ?
Il se pencha vers elle :
– Si m'arrêter toutes les cinq minutes lui fait plaisir et l'empêche de nous faire une nouvelle crise, alors je m'arrêterais toutes les cinq minutes. Pigé ?
Hera serra la mâchoire pour empêcher son irritation de fuir. Difficile de rester polie :
– C'est toi qui m’as parlé de Londres, je te rappelle.
Humphrey laissa échapper un petit rire :
– Tu ne manques vraiment pas d'air. Admets juste que tu as merdé, ça fera du bien à tout le monde.
Pendant cette courte dispute, Golly se débattait avec les centaines de rectangles en carton colorés. Il était dur de tout mettre d'un coup. Hera la regarda faire avec autant de compassion que de pitié. Pourtant, la démone souriait. Tristement, certes, mais un sourire tout de même. Comme si elle n'avait pas d'autres choix que de tourner la page.
– Dis-moi, demanda l'ange à voix basse. Depuis combien de temps ces boîtes sont inutilisées ?
Humphrey soupira en s'enfonçant dans son siège :
– Ça va faire treize ans que les facteurs n'existent plus. Les postes sont fermées. Tu lui dis, je trouverai le moyen de te buter. Ce ne sont pas des paroles en l'air.
Puis, il klaxonna pour demander à Golly d'accélérer le mouvement.
***
Il faisait noir dans cette boîte. Impossible pour Golly de savoir depuis combien de temps elle y était. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'une goutte d'eau tombait toutes les minutes sur les bords en bois, et qu'elle avait arrêté de compter après trois cent treize mille et deux cent trois. Depuis, chaque plonc ! sonnait comme une énorme cloche. Elle en devenait folle, priait pour que la prochaine goutte ne tombe jamais.
Pour rester sur le thème de l'eau, elle était assise, en culotte et débardeur, dans trois bons centimètres d'un liquide glacial. Et dès qu'elle arrêtait de supplier pour qu'on la sorte de là, ce qui arrivait souvent car elle était épuisée, on lui lançait une décharge électrique. Son cœur passait à deux doigts de caner à chaque fois.
– Qu... Qu'est-ce que vous me voulez ?
Golly tremblait comme une feuille. Ses doigts étaient en sang à force de gratter la surface en bois, ses ongles allaient tomber. Elle ne sentait plus ses orteils qui avaient viré au bleu-violacé. S'ils se brisaient, non seulement elle n'en aurait pas été étonnée, mais en plus, elle n'aurait même pas eu mal. Elle ne sentait plus rien en dessous des fesses.
Ses joues brûlaient à force de pleurer et elle avait l'impression qu'une bulle enflait dans sa gorge à chaque fois qu'elle tentait de parler :
– Je ne comprends pas... Qu'est-ce que vous me voulez ?
Jamais ils ne posaient de question. Jamais ils ne lui adressaient vraiment la parole, sauf quand c'était pour lui ordonner de ne pas se défendre. Ou quand ils se moquaient d'elle.
La bave qui dégoulinait sur son menton lui chatouillait le cou. Elle supplia à nouveau :
– Je veux sortir... Par pitié.
Qu'advenait-il d'elle ? Elle qui avait détruit des villages en un éternuement. Elle qui avait été à la tête de trois pandémies et un peu plus de tsunamis. C'était peu par rapport à d'autres démons, mais elle était plus douée au corps à corps plutôt qu'à la catastrophe naturelle et climatique. Mais tout de même. Des millions de morts. Ce n'était pas rien.
Elle était si froide et si faible. Qu'avaient-ils fait d'elle ? Pourquoi ne l'achevaient-ils pas ? Que voulaient-ils ?
– Laissez-moi...
***
– ...SORTIR !
Humphrey écrasa la pédale de frein à s'en déboiter les orteils. Le hurlement de Golly fêla la vitre passagère.
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda Humphrey en faisant volteface.
Golly secoua vigoureusement ses orteils pour s'assurer qu'elle le pouvait. Elle frappa ses cuisses pour leur redonner vie, mais elle se fit mal, car elles étaient en très bon état. Elle prit ensuite son visage entre ses mains, réalisant qu'elle avait du mal à respirer.
Humphrey passa par-dessus le levier de vitesse pour venir s'asseoir à l'arrière, entre Ciel et Golly. L'ange avait été tellement surprise qu'elle resta pétrifiée, les yeux écarquillés. Hera avait à peine bougé, mais la terreur sur le visage de Golly l'inquiétait.
Humphrey passa son bras par-dessus l'épaule de sa sœur et la tira contre lui. Elle se débattit avant d'accepter, épuisée, de poser son oreille contre son torse.
– Je suis là, murmura-t-il en posant son nez dans ses cheveux. Je suis là.
Il fallut de longues minutes pour qu'elle se calme, et encore, rien n'arrêtait l’intense douleur dans sa poitrine. Elle voulut bégayer qu'elle était désolée, mais ne parvint à rien dire. Ses cordes vocales avaient vrillé.
– Hera, tu veux bien garer la voiture, s'il te plaît ?
Hera acquiesça, rejoignit le siège conducteur et fit quelques minutes de route avant de trouver les vestiges d'un vieux parking abandonné. Il n'y avait aucune ville autour. Juste du sable rouge.
Elle jeta un œil à l'arrière. Le tableau n'était pas beau avoir, mais il y avait quelque chose de réconfortant dans cette triste image : Humphrey était et serait toujours là pour Golly. Cela se voyait dans la façon dont il la tenait tout contre lui, ce n'était pas la première fois. Il avait connu chacun de ses hauts et de ses bas. Ces deux-là étaient liés.
C'était drôle dans un sens. Hera pensait que Humphrey était incapable d'aimer qui que ce soit. En tout cas, c'était ainsi qu'il ponctuait chacune des histoires frivoles qu'il partageait avec une Ciel un peu trop curieuse. Elle demandait toujours les plus profonds détails, et on ne pouvait pas dire qu'il se faisait longtemps prier.
Humphrey aimait Golly de tout son cœur. Il aurait tout fait pour elle. Tout comme elle aurait tout fait pour lui. Hera se souvint de quelques histoires que Golly lui racontait pendant leur captivité. À croire que narrer monts et marées, c'était un talent de démon. Golly lui parlait souvent d'un de ses frères qui l'avait toujours sauvé et protégé des autres. Il lui avait aussi appris énormément sur ce qu'était la joie de vivre, et qu'elle aurait fait n'importe quoi pour être comme lui. Il était un modèle, aimé de tous. Hera lui avait toujours répondu qu'elle n'était pas mal non plus, et que sûrement, une fois dehors, elle en apprendrait plus sur elle, et la trouverait encore plus merveilleuse. « Tu es ta propre personne, Golly. Tu es parfaite à ta façon, c'est ainsi que le Seigneur t'a créée. Parfois, il est difficile de voir qui nous sommes à l'intérieur. C'est à ça que servent les amies ».
– Ciel, laissons-les. Ils ont besoin d'air.
L'ange obéit et toutes deux sortirent de la voiture. Elles les laissèrent discuter et reprendre leurs esprits. Elles partirent en balade dans ce désert rouge qui devait encore être une immense cité il y avait une décennie ou deux.
Hera prit la main de Ciel dans la sienne. Sa sœur avait encore le cœur qui sautait comme un lapin dans sa poitrine.
– Elle m'a fait si peur, la rassura Ciel.
– Elle faisait un cauchemar, répondit Hera. Ça va la hanter pendant un moment.
Ciel serra ses doigts un peu plus fort autour de la main d’Hera :
– Tu en fais, toi ?
Hera regarda l'astre solaire qui montait à son zénith. Bientôt, il serait midi. Bientôt, Humphrey se plaindrait d'avoir faim, ce qui n'était pas vrai. Bientôt, toute cette histoire serait terminée, jusqu'à la prochaine crise. Rien d'autre qu'une pause.
– Non, mentit-elle.
Puis elle soupira. Elle ne pouvait pas raconter des bobards à Ciel. Elle ne le voulait pas :
– Si. Pas vraiment. Ce ne sont pas vraiment des cauchemars. Je dors bien. Cela fait longtemps que je n'ai pas aussi bien dormi, d'ailleurs. Et je suis si épuisée. Je pense que je n'ai même pas la force de cauchemarder. Mais quand je suis réveillée...
Son regard se perdit dans le lointain :
– Je me souviens. Des images, des phrases... Des sensations...
Elle regarda la voiture :
– Et quand je la vois, elle, c'est encore pire.
Ciel secoua la tête :
– Ce n'est pas Golly qui déclenche tes traumas, et tu le sais. Elle était là, elle t’a aidé. Ce ne sont pas les démons qui t'ont fait du mal, mais les humains.
– C'est ce que j'essaye de dire à ma cervelle. Mais... Je ne sais pas. Je suis certaine que tout ceci, c'est sa faute.
– Londres, pas vrai ?
Hera fronça les sourcils :
– Vous venez d'en parler dans la voiture, souffla Ciel. Pendant que Golly postait ses papiers colorés dont je n'ai toujours pas compris l'utilité. Vous deux, vous avez tendance à oublier que je suis juste là, sur la banquette arrière.
Hera fit la grimace :
– Je suis désolée.
– Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude d'être invisible. Ce qui me permet d'être au courant de ce que l'on me cache. C'est quoi cette histoire de Londres ?
– Ce n'est pas à moi de te la raconter, nargua Hera.
– Probablement parce que tu ne sais pas ce qu'il s'est passé, hein ?
Hera lui tira la langue, n'aimant pas le petit sourire en coin moqueur de sa petite sœur. Ciel ne put s'empêcher de rire :
– Je savais que j'avais raison. Humphrey t’a juste parler sans réfléchir, et depuis, tu psychotes, parce que je t'ai dit que les ennuis avaient peut-être commencé à Londres.
– Oui, mais...
– Mais tu as oublié le fameux « peut-être », la coupa Ciel, amusée de l'obstination de son ainée. Ce ne sont que des rumeurs. Et même si c'était vrai, rien ne t'autorise à juger Golly. Peut-être que ce n'est qu'une simple coïncidence. Ça s'est passé il y a si longtemps, en plus. La cause est-elle vraiment importante ? N'est-ce pas l'avenir qui compte ?
Hera ne dit mot. Elle détacha son regard de Golly. La démone était toujours dans les bras de son frère, qui avait ouvert les portes pour laisser entrer l'oxygène.
– Vous avez l'air d'avoir bâti quelque chose de fort, toutes les deux, dit Ciel. Quelque chose que toi et moi n'avons jamais eu.
– Ne dis pas de sottises.
– Je n'en dis pas. La manière dont tu agis en est la preuve. Jamais tu n'aurais osé parler à qui que ce soit de la sorte. Jamais tu n'aurais poussé quelqu'un à bout. Tu aurais été douce et compréhensive. Tout ce que tu n'es pas avec Golly. En tout cas, pas sans arrière-pensée. Quoi qu'il se soit passé entre vous deux, tu t'es sentie trahie quand tu as appris la vérité. Probablement qu’elle aussi. Pourtant, elle te traite toujours avec respect. Tu devrais faire pareil. Comment peux-tu demander le droit d'être un ange dans le nouveau monde, si tu te comportes comme une peste ?
La bouche d’Hera fit un grand « O ».
Ciel haussa les épaules :
– La vérité fait mal, sœurette. Je suis désolée de te l'apprendre, mais tu n'es pas digne de tes ailes ces derniers jours.
– De mon aile, siffla Hera en baissant la tête.
Ciel avait oublié ce détail :
– Est-ce que... Est-ce que tu as réessayé ? Est-ce que tu les as déployées ? Le reste de tes blessures ont guéri. Pourquoi pas ton aile ?
Une larme coula sur la joue d’Hera. Ciel ne l'avait même pas vu quitter son œil, mais les rayons du soleil s'y reflétèrent comme dans une boule de disco :
– Je n'ose pas. J'ai peur que tu aies raison. Que je n'en sois plus digne et que... Par punition... Elle ne revienne jamais.
Ciel prit immédiatement sa sœur dans ses bras. Elle la serra si fort que le souffle d’Hera en fut un instant coupé, mais elle n'osa pas le lui dire. Cela faisait longtemps qu'elle avait besoin d'une étreinte. Besoin qu'on lui remette les pendules à l'heure, qu'on lui rappelle qui elle était. Hera l'avait oublié si vite :
– Il faudra bien que tu vérifies à un moment donné, chuchota Ciel en lui caressa tendrement les cheveux, comme elles le faisaient dans le bon vieux temps. Mais en attendant...
Elle se détacha d'elle et prit le visage de sa sœur entre ses mains :
– Rends-toi digne d'elles.
Hera laissa échapper un rire nerveux. Ciel disait ça comme si c'était simple. Elle marmonna un « merci » peu convaincu, car même si elle doutait grandement, elle était reconnaissante d'avoir Ciel à ses côtés.
Hera attrapa les poignets de Ciel pour qu'elle retire ses mains de ses joues. Non pas qu'elle n'aimait pas cette proximité, mais ressembler à un hamster, ce n'était pas sur sa liste des priorités. S'ensuivit quelques ricanements amusés des anges, jusqu'à ce que Ciel aperçoive quelque chose d'étrange sur le poignet de sa sœur :
– Eh ! Qu'est-ce que c'est que ça ?
Hera ne sut pas de quoi elle parlait. Elle glissa ses yeux là où le bracelet de métal était auparavant accroché :
– Oh. Ça ? Ce n'est rien, ça met juste du temps à guérir.
Tellement de temps qu'elle avait complètement oublié l'existence de ces deux points, tout petits, mais très bruns, là où se tenait le bijou.
– Golly a le même, souligna Ciel.
– Oui. Nous portions des bracelets dans le bunker. Ils annihilaient nos pouvoirs. C'est pour ça qu'on en perd un peu le contrôle. Je t'en ai déjà parlé pourtant...
– Oui, mais je pensais à de la magie ! Pas à de la science !
– De la science ?
Ciel lui attrapa le poignet et montra les points du doigt :
– Ça, c'est une preuve qu'on vous transfusait quelque chose dans le sang. Constamment. Pendant quinze ans.
– Je me doutais bien qu'il y avait quelque chose, dit Hera. Mais j'ignore ce que cela veut dire. Est-ce important ?
Ciel ne répondit pas immédiatement. Mais dans sa tête, ses pensées battaient la chamade.
***
Quelques heures plus tard, la tension était redescendue. La troupe avait pris le temps de se nourrir, et voilà que maintenant, elle se dégourdissait les jambes.
La scène était des plus ridicules : Golly ouvrait la marche, parce qu’elle voulait être seule pour récupérer chacune de ses idées rebelles, mais aussi parce qu’elle aimait bien la beauté de cet endroit et voulait être certaine d’en voir chacun des recoins, chacun des secrets. Hera fermait la marche car elle ne voulait rien avoir à faire avec Golly, et encore moins avec Humphrey et Ciel qui prenaient un malin plaisir à la troubler. Elle n’aimait pas se remettre en question… Et ils n’avaient pas l’air de vouloir lui lâcher la grappe.
Humphrey et Ciel étaient donc au milieu, séparés des deux boudeuses d’à peu près dix mètres. Derrière, ça grognait et grommelait, devant, c’était épuisé mais s’émerveillait toujours devant le moindre oiseau.
– Est-ce que je peux te poser une question ? demanda Ciel.
– Tu sais bien que oui.
Ciel se sentait privilégiée. Humphrey était adorable avec elle, et même quand il se moquait, cela ne venait pas avec l’envie d’être méchant. Il avait juste un humour piquant.
Ciel trainait des pieds, regardant les dessins que ses chaussures pouvaient faire dans le sable. Elle se demanda quelle ville se dressait ici avant que les tremblements de terre ne les emportent.
– Est-ce que tu crois que Gabrielle et Lucifer pourraient nous mentir ?
Humphrey manqua d’en perdre sa mâchoire :
– Un ange qui blasphème ? Ne m’embarque pas dans tes propos, je t’en prie.
– Je ne te pensais pas si… croyant, baragouina Ciel.
– Je vouerais ma vie à Lucifer. Je crèverais pour elle. Elle est la seule et l’unique. Désolée de te le dire, ma puce, mais ton Dieu ne fait que se cacher, tu pries une de ses enfants.
– Toi aussi, fit-elle remarquer.
– Une enfant qui a construit l’Enfer de ses mains, ne l’oublie pas. Chez nous, Lucifer est notre Déesse. La seule et l’unique.
– Peu importe, soupira Ciel qui ne voulait pas se disputer sur ce sujet et encore moins avec lui. Je dis juste que je pense qu’on nous a menti.
Ils continuèrent de marcher. Jusqu’à ce que Humphrey grogne car la curiosité était trop forte :
– Allez, crache le morceau !
Ciel se retint de rire. C’était si facile. Mais elle ravala vite cette joie. Ce dont elle voulait parler n’était pas drôle :
– Je ne sais pas si ce que j’avance est vrai… Mais je n’ai pas vraiment l’impression que les humains sont en fin de vie…
– Oh non, Ciel, on en a déjà parlé, tu ne vas pas recommencer. On t’a dit que…
– Je pense que c’est nous, dit-elle d’un coup, cinglante, avant de lui laisser le temps de terminer sa phrase.
Il bogua un instant. Il ne sut que répondre, avant qu’un « qu…qu…quoi ? » n’échappe de ses lèvres.
– Tu as vu les marques sur le poignet d’Hera ?
– Je ne regarde pas trop les poignets d’Hera… grommela-t-il.
– Bon, ceux de Golly, alors. Elle a les mêmes. Deux petits points, comme deux petites piqures.
Humphrey haussa les épaules :
– Elle m'a dit qu'elle portait un bracelet quand elles étaient là dessous. Une sorte « d'annihilateur » de pouvoirs... Ou une connerie du genre.
– Oui, une « connerie du genre », répéta Ciel en faisant les guillemets avec les doigts.
Elle devait se sentir si humaine en parlant avec ses mains, alors Humphrey ne se moqua pas. Pourtant, il aurait pu lui dire que plus personne ne faisait ça. Et que d'ailleurs, ça ne voulait rien dire.
– Tu as entendu ce qu'a dit Golly pendant sa crise, au milieu de la flaque ?
Humphrey soupira :
– Je n'entendais pas grand-chose, admit-il. J'étais assez occupé. Et tu prenais ton temps !
– Elle a dit que la mortalité lui manquait.
Humphrey fronça les sourcils :
– Mais... C'est impossible. Notre immortalité n'a rien à voir avec nos pouvoirs. Nous ne pouvons pas la contrôler, ni la perdre. Quand on traverse le puits, je ne suis même pas certain que l'on meure réellement.
– Exactement, les démons et les anges ne peuvent pas être mortels, affirma Ciel avec un sourire satisfait.
– Où tu veux en venir à la fin ?
– Et si le bracelet l'avait rendue humaine ?
Humphrey s'apprêta à la traiter d'idiote. Que tout ceci n'avait aucun sens. Qu'elle avait trop d'imagination. Sa bouche s'ouvrit alors en grand... mais aucun mot n'en sortit ? est-ce que c'était possible ?
Pas besoin qu'il pose la question. Ciel pouvait « l'entendre » rien qu'en voyant l'expression sur son visage.
– Tu es en train de me dire qu’elles se sont faites kidnappées par des humains avides de cobayes pour leur petite expérimentation ? C’est ça ? Pour quoi faire ? Savoir comment nous tuer ?
Ciel leva innocemment les mains devant elle :
– Là, tu m’en demandes trop. Mais j’ai beaucoup réfléchi à toute cette histoire ! Les humains n’ont pas l’air tant en danger que ça… Sans nous, ils s’adapteront, comme ils l’ont toujours fait. Et si Lucifer, Gabrielle et tous les autres savaient juste ce qu’ils se tramaient depuis le début ? Et si le but, c’est tout simplement de nous sauver, nous ?
– Ça n’a aucun sens. Pourquoi ne pas nous dire la vérité, tout simplement ? Que nous ne sommes pas en danger ?
Ciel pencha la tête sur le côté :
– Vraiment, tu te poses la question ? Imagine trente secondes : Lucifer vient te voir et te dit que les humains cherchent un moyen de nous tuer. Qu’elle est ta première réaction ?
– Je les bute. Tous. Un par un, dit-il sans réfléchir.
Ciel lui sourit. Il venait de lui donner une preuve de ce qu’il avançait. La bouche de Humphrey forma un « O » et il ne fallut pas longtemps pour que la voyelle sorte, elle aussi.
– Ce serait la guerre. Une guerre contre les humains et le divin, comprit-il à voix haute.
– Exactement !
– De quoi ont-ils peur ? rit Humphrey. Nous sommes bien plus puissants !
– Je ne suis pas certaine que l’on gagnerait, admit Ciel. Et puis même… Certaines divinités refuseraient de tuer leur création, même si elles n’avaient pas le choix. Et vous ? Les démons ? Vous êtes si proche des humains, maintenant ! Certains seront peut-être de leur côté ! Quant aux sorcières ? Jamais elles ne seraient du côté du divin, ça, c’est certain. Et pour ce qui est de l’Enfer… Les vampires, peut-être… Mais les créatures mystiques ne vous portent plus trop en leur cœur… Et ensuite ? Qu’est-ce qui prouve que ce ne sera pas le divin contre l’Enfer ? Qui sait quand la guerre s’arrête, si nous parvenons à l’emporter ? Et qu’adviendrait-il de la Terre ?
Humphrey resta bouche bée. Pendant tout son récit, Ciel n’avait pas rencontré une fois son regard tellement elle était concentrée. Elle restait posée, parlait avec les mains, tout en prenant soin qu’aucune des deux boudeuses ne l’entendent ou n’interprètent ses mouvements vifs.
Quand elle revint enfin à elle, comme sortie d’une transe, elle devint rouge pomme en voyant comment Humphrey la regardait :
– Quoi ? demanda-t-elle.
– R… Rien, bégaya le jeune démon. C’est juste que… Tu as l’air de vachement t’y connaître !
Elle haussa timidement les épaules :
– Pas toi ? Je veux dire… Tu es un démon… N’as-tu pas démarré des guerres ?
– Moi ? dit-il en manquant de s’étouffer avec sa salive tant il fut surpris de la question. Certainement pas ! Ces bipèdes n’ont pas besoin de notre aide pour ça, crois-moi. Et nous avons bien mieux à faire dans les tréfonds.
Il fuyait son regard, Ciel douta immédiatement de la véracité de ses propos.
– Peu importe, reprit-elle. Il se trouve que moi, j’ai pas mal étudié l’art de la guerre.
– À l’école des anges ? plaisanta-t-il.
– Non. Là-bas, j’apprenais la couture.
Il fallut quelques secondes à Humphrey pour comprendre qu’elle se foutait ouvertement de lui. S’il y avait bien un endroit sur cette planète où les filles n’étudiaient pas la couture et les garçons n’étudiaient pas la guerre comme deux bonnes petites cases, c’était au Paradis. Il ne pouvait pas en dire de même pour l’Enfer… C’était eux qui avaient lancé l’idée aux humains car ils étaient tous des bâtards sexistes et qu’il existait peu de démone à l’époque. Et aussi parce qu’ils voulaient voir ce qu’il se passerait s’ils soufflaient l’idée à ces crétins sans l’autorisation de Lucifer. Les coupables avaient pris une sacrée rouste.
– Il n’y a pas d’école des anges, crétin, rit-elle. Vous avez une école des démons ?
– Bah ouais, pour apprendre la torture, à gérer nos pouvoirs et tout le bordel.
Ciel partit dans un fou rire, qu’elle perdit quand elle remarqua qu’il restait de marbre :
– Attends, tu es sérieux ?
Il hocha vivement la tête :
– Et crois-moi, ce n’est pas tous les jours une partie de rigolade ! Les humains se plaignent de leur école, mais moi j’aimerais bien apprendre les équations, plutôt que la trépanation !
Ciel fit la grimace :
– Enfin bref… J’ai lu beaucoup d’écrits sur la guerre, et j’ai beaucoup observé les humains. Ils aiment ça. Ils pourraient gagner. Et s’ils nous kidnappent, qui sait ce qu’ils pourraient faire des données récoltées… Trouver nos faiblesses ? Nous rendre mortel ? Se servir de nos pouvoirs comme d’armes ? Non, fuir, c’est la seule solution.
Humphrey n’aimait pas cette idée, mais il devait admettre que c’était la seule stratégie.
– Peut-être qu’ils n’en savent pas tant que ça, sur nous, essaya-t-il de la rassurer. Peut-être qu’Hera et Golly étaient les premières…
Ciel soupira tristement. C’était aussi ce dont elle essayait de se persuader. Mais son esprit pratique lui disait tout autre chose :
– Nous sommes nombreux, nous devons nous déplacer séparément pour ne pas être repérés… Mais tout de même. Humphrey, tout ça, ça a commencé il y a près de quinze ans. Il nous aurait fallu une année pour tous nous évacuer, et encore, je vise large.
– Tu es en train de dire quoi, au juste ? Qu’on a refusé de nous évacuer ?
– Non, pas du tout. Jamais je n’oserais dire ça de nos divinités. Je pense juste que cela ne fait que quelques temps que l’évacuation a commencé et que peut-être… Peut-être que tous nos frères et sœurs n’ont pas pu traverser. Peut-être… J’espère tellement me tromper, mais… Peut-être que le bunker où étaient enfermées Hera et Golly n’était pas si vide que ça… Elles n’ont juste pas vu les autres cobayes… Et je doute que ce soit le seul dans le monde entier…
Humphrey avait une boule dans la poitrine, l’une de celle que l’on essaye d’avaler encore et encore pour faire partir le stress, jusqu’à ne plus avoir une goutte de salive et une envie de vomir immense.
– À ton avis, demanda-t-il si bas qu’elle pouvait à peine l’entendre, combien des nôtres sont morts ? Combien ont réussi à traverser ?
Ciel haussa les épaules si lentement que le mouvement fut imperceptible :
– Je l’ignore.
Il hocha la tête avec une certaine terreur dans les yeux qu’elle ne lui avait encore jamais vu.
– Peut-être que tu te trompes sur toute la ligne…
Sa voix monta dans les aigus vers la fin de la phrase. Ciel ne sut si c’était une question ou une affirmation. Mais son ton était si tremblant. Elle aussi était sur le point de fondre en larmes.
– Peut-être.