Chapitre onze

Les jours défilaient et se ressemblaient un peu trop. Aucun humain n'avait attaqué, mais la petite troupe avait croisé en chemin deux sorcières et une famille de vampires en vacances. Les airs d'autoroutes n'étaient pas prisées vers deux heures du matin... Déjà qu'en journée elles ne connaissaient pas la foule non plus.

     Ils prirent le soin de bien enfoncer le couteau dans la plaie en insistant sur le fait que cela faisait belle lurette qu'ils n'avaient pas croisé d'anges et de démons en ce lieu. D'ailleurs, ils n'en avaient jamais croisé faisant la route ensemble. Ils soulignèrent cette dernière phrase avec un regard plein de dédain, avant de soigneusement leur proposer de les rejoindre pour diner. Un restaurant chic et gastronomique dans la rue voisine, à la prochaine sortie. Mais connaissant de quoi se nourrissaient les vampires et sachant que les sorcières avalaient vraiment tout et n'importe quoi car elles n'avaient pas de papille gustative, les quatre amis préférèrent décliner poliment l'invitation et continuèrent leur chemin.

     Ciel et Humphrey s'étaient fait la promesse de ne pas partager leur théorie loufoque avec leurs sœurs. Ils s'étaient même serré la main après avoir craché dedans, comme Ciel l'avait vu dans un vieux film. Premièrement parce qu'ils n'avaient aucune véritable preuve de ce qu'ils avançaient. Deuxièmement, parce qu'ils étaient certains d'avoir raison. Et qu'ils essayaient de taire cette douleur de plus en plus forte dans leurs entrailles. Ils ne voulaient pas ruiner les derniers moments de ce voyage. Hera et Golly devaient sûrement déjà en vouloir aux humains... Ce n'était pas le moment de leur donner une raison de les haïr encore plus.

     Encore une longue route, un restaurant miteux que Humphrey appréciait tout particulièrement, un motel sans aucune étoile sur le peu d’internet qu’il restait. Celui-ci avait de la moquette sur les murs. Humphrey leur signala dans un rire plus qu’amusé que la clientèle habituelle devait faire plus qu’y dormir. Golly fit la grimace et ne voulut pas savoir comment il pouvait savoir une telle chose. Elle aurait pu s’en douter face aux regards lubriques du propriétaire quand ils s’enregistrèrent et demandèrent la clé d’une chambre. Derrière des lunettes toute grasses et une moustache trop épaisse pour ne pas cacher de saletés, il souriait, à deux doigts de passer sa langue sur ses lèvres, car les hommes croyaient que les femmes tombaient raides dingues face à un truc aussi dégueulasse. Son envie de courir jusqu’à la chambre sans jamais se retourner, pour ne pas savoir s’il la regardait ou non aurait également dû lui mettre la puce à l’oreille. Encore une fois, elle se souvint que l’ancienne « elle » ne se serait jamais laissée faire. Elle lui aurait grillé la langue sur place. Elle se laissa tomber sur le lit, tête la première, pour évincer de telles pensées. Elle pria ensuite pour que les draps aient été changés récemment.

     Le lit était immense. Vraiment immense. Avec un cadre en forme d’étoiles et des néons roses tout du long. Sur le mur, il y avait un petit boitier avec des interrupteurs. Un vieux papier à côté de chaque, scotché à la va-vite, laissait comprendre à quoi ils servaient. « Lumière », « musique », « ambiance », « vibrations » … La chambre n’avait pas de rangement, mais une petite kitchenette munie d’un réfrigérateur qui même sans l’ouvrir, sentait la moisissure, cachée par un parfum fort et épicé. La femme de ménage avait dû en asperger les draps… Ou y vider la bouteille.

     Le lit était assez grand pour y faire dormir plus de quatre personnes. Les draps de soie imprimé léopards et les nombreux oreillers en fourrure rose étaient d’une élégance inégalée. Au moins, ça avait la chance d’être doux. Une paire de menottes était toujours attachée au cadran.

     Il y avait aussi trois chaises. Sans table.

     Pendant que Golly grommelait entre les draps qu’elle était fatiguée et qu’elle avait tellement mangé qu’un humain lambda aurait certainement explosé, Hera posa les deux grosses valises vertes près de la grande baie vitrée. Un écran géant transparent qui offrait les ébats dans la chambre sur un plateau pour les spectateurs des autres chambres en vis-à-vis, sûrement.

     Depuis quand avaient-ils des valises ? Depuis quelques jours seulement. Ciel tenait absolument à ramener des tonnes de souvenirs dans le nouveau monde. « Ma chambre au Paradis était bien trop tristounette, maintenant que je vois tout ce dont nous sommes capables. Je veux garder un souvenir de notre voyage à tous les quatre, au cas où nous ne nous reverrions plus. Oh allez, Hera, s’il te plaîîîîîîîîîît… »

     Hera soupçonnait que ce soit l’idée de Humphrey, car il aimait voler les magasins et user de ses charmes. Peut-être Hera aurait-elle dû prendre un truc ou deux, elle aussi. Au moins un. Pour se souvenir de Golly.

     Ciel se jeta sur les valises pour jeter un coup d’œil à ses nouvelles trouvailles pendant que Humphrey étirait ses muscles endoloris par ces nombreux kilomètres de voiture. Puis, il bailla, mais décida de ne pas laisser gagner la fatigue :

     – Bon, moi je vais faire un saut dans la piscine, dit-il avec beaucoup d’entrain.

     Golly se redressa d’un bond, ses cheveux tout ébouriffés par des draps trop tactiles :

     – Il y a une piscine ?

     Humphrey sourit en coin et sortit la brochure du motel qu’il avait glissé entre son jean et son dos. Le papier était si vieux qu’il produisait sa propre poussière et que le nom de l’endroit s’effaçait une lettre sur deux. Les couleurs néon de la police de caractère cheap palissaient, certes, mais piquaient encore les yeux.

     Le démon joua des sourcils :

     – Elle est même en forme de cœur.

     Golly fit la grimace, toute langue dehors, faisant bien ressentir que ce motel lui filait la gerbe. Humphrey partit dans un fou rire qui montra parfaitement bien ses dents pointues.

     – Tu ne veux pas venir faire un petit plongeon ?

     Golly hésita tout de même avant de refuser d’un « non » de la tête.

     – Tu devrais. Ça te ferait du bien.

     – Je n’ai pas un très bon souvenir de ma dernière trempette.

     Humphrey allait lui demander ce qui n’allait pas avec leur escapade à la mer, avant de se rappeler ce qu’il était advenu des dernières heures de cette fameuse soirée. Il trouvait ça dommage. Il avait bien envie de s’amuser à noyer sa petite sœur.

     – Ciel, tu veux faire plouf ?

     L’ange ne se fit pas prier, se ruant vers la porte et envoyant valdinguer tout ce que contenait la valise. Hera soupira comme une mère qui devait encore ramasser les affaires de sa fille après une après-midi jeux entre copines.

     – Et toi ?

     Hera leva le nez. Elle se tourna, regarda ailleurs dans la chambre. Non, pas de doute, c’était bien à elle que s’adressait Humphrey. Il leva les yeux au ciel en la voyant fouiller la chambre du regard. Elle l’avait vexé. Mais en même temps, ils s’adressaient à peine la parole, à quoi s’attendait-il ?

     – Non. Merci, c’est gentil de proposer… essaya-t-elle de s’excuser.

     – Ouais, c’est ça, soupira le démon avant d’inviter Ciel à le suivre.

     Ils quittèrent donc la chambre, laissant Hera et Golly seules.

     Hera s’agenouilla dans la moquette collante pour ramasser les souvenirs de sa sœur. Une petite tour Eiffel, une carte postale volée à Golly, des habits en tout genre, des barres chocolatées, des branches et des fleurs qui mourront avant d’arriver à destination…

     Golly la regarda faire quelques secondes avant de se laisser glisser à sa hauteur et de l’aider. Hera fut bien trop digne pour oser dire « merci », ce qui mit Golly en rage. Sans même s’en rendre compte, sa température corporelle monta de dix degrés… avant de redescendre, presque immédiatement. Cela deviendrait de plus en plus simple de se contenir, comme avant. Mais elle ne le voyait pas encore. Elle ne le ressentait pas encore. Car dès qu’elle s’énervait, elle se voyait au fond de cette flaque, à fixer le ciel et à prier pour qu’il l’avale tout entière. Pour ne plus jamais réentendre un son, revoir un regard de pitié ou de haine posé sur elle.

     Elle laissa Hera finir, puisqu’elle n’avait apparemment pas besoin de son aide, pour retourner sur le lit. Elle vida son sac en toile et en sortit à nouveau de quoi écrire sur ces maudites cartes postales. Hera n’en pouvait plus du son de la mine sur le carton, ou de Golly qui marmonnait dans sa barbe ce qu’elle allait écrire, pour savoir si cela sonnait assez bien.

     Hera attrapa un dé à coudre en forme de vache et une boule à neige avec un Père Noël au nez bien rouge :

     – Humphrey ne veut pas te le dire, mais je pense que c’est mieux pour toi de savoir que tes cartes n’iront jamais nulle part.

     Elle jeta le contenu de ses mains dans la valise.

     – Ciel ne veut pas te le dire, mais si tu continues à te comporter comme la dernière des connes, tu vas t’en manger une, que je puisse te la donner moi-même ou non, répondit Golly avec un calme olympien et sans lever le nez des lettres manuscrites.

     Hera attrapa un ours en peluche avec une agressivité à peine dissimulée. Elle n’appréciait pas la menace, mais peut-être l’avait-elle plus mérité qu’elle ne le songeait.

     – Pourquoi tu fais ça ? demanda Golly.

     – Je voulais te prévenir.

     – Me prends pas pour une idiote. Cela s’entend dans le ton que tu entreprends que tu n’as envie que d’une chose : me faire du mal.

     Était-ce vraiment ce qu’elle voulait ? Hera aurait aimé dire qu’elle décryptait mal ses micro-expressions, ou sa tonalité de voix, mais la réalité était qu’elle-même n’était pas sûre de se faire confiance.

     – De toute façon, siffla l’ange, je ne t’apprends rien. Tu avais l’air de le savoir.

     Golly passa nerveusement sa langue sur ses dents de devant, comme si cette barrière l’empêcherait de dire ce qu’elle avait vraiment sur le cœur.

     – Pour les cartes postales, ou pour la façon dont tu me traites ?

     – Et comment je te traite ?

     Le ton d’Hera était assez posé pour énerver Golly encore plus. C’était vraiment un don qu’elle avait ! En plus, elle lui tournait le dos.

     – Comme une criminelle.

     Cela fit même mal à Golly de l’admettre.

     Hera haussa les épaules, bien contente que Golly ne puisse voir qu’elle se mordait les lèvres nerveusement :

     – Peut-être que c’est ce que tu es. Après tout, on ne se connait pas si bien que ce je pensais.

     Golly serra les poings mais écouta chaque mot avec attention.

     – Et puis, tu comptes t’éliminer une fois dans le nouveau monde, ajouta Hera. Si tu n’avais rien à te reprocher, tu ne ferais rien de si idiot…

     Ce fut trop pour Golly qui se leva d’un bond :

     – Très bien, tu veux qu'on en parle ? On va en parler ! Dis ce que tu as sur le cœur, Annahera, dis que tu trouves que je ne suis qu'une lâche.

     Hera n’eut d’autre choix que de se redresser aussi et de faire face à la démone. Elle fit de son mieux pour ne pas montrer que cette discussion avait déjà un goût amer. Elle savait où cela allait mener : à Golly qui la détesterait encore plus. Peut-être était-ce la punition qu’elle méritait pour s’être liée d’amitié avec une progéniture de Lucifer.

     Ce ne fut pas difficile de prendre Golly de haut, elle qui était si petite et Hera qui était si élancée. Elle articula, sans montrer l’épreuve que c’était :

     – Oui, je le pense.

     Quelques degrés de plus dans la poitrine. Golly soutint son regard, espérant y trouver l’éclair d’une compassion un peu trop cachée.

     C’en était trop. Elle ne pouvait plus le supporter :

     – Tout le monde le pense ! hurla Golly en se levant. Parce qu'il est bien plus simple de blâmer un mort. Vous remettre en question ça prendrait quoi ? Quelques heures de votre vie ? Moi, toute la journée, toutes mes pensées sont noires. Je ne vois que l'obscurité, et la fin qui s'approche, sans jamais n'être assez proche. Je ne vois que ce qui me fait mal et je me sens coupable du moindre sourire. Je me demande pourquoi je me sens si mal, pourquoi on m'a donné la vie. Tu penses que l'on aime se sentir ainsi ? Tu penses que c'est une partie de plaisir ? Qu'on ne donnerait pas tout pour avoir ce que les autres semblent avoir ? Ce que l'on pense qu'ils ont, parce qu'on se sent si misérable qu'il est inconcevable que quelqu'un d'autre soit malheureux ? Puis ensuite, qu'on se sente égoïste de ne pas mettre l'autre avant nous ?

     Hera fit tiquer sa langue avec exaspération :

     – Tu parles comme une humaine.

     – Parce que c'est ce que je suis !

     Le silence tomba lourdement. On put entendre une mouche volée, s'il y avait encore eu des mouches. Golly jeta ses bras en arrière :

     – Et le voilà, le grand secret. Gallorian est humaine, youhou !

     Elle poussa un long soupir :

     – En partie. Enfin, c'est ce qu'on croit. Quand un premier démon nait des millénaires après les autres, on se demande d'où il sort, et on suppose qu'un démon à un peu trop fricoté avec une humaine. Ou l'inverse. Peu importe.

     Elle secoua la tête devant une Hera incrédule, qui d'ailleurs était persuadée que la reproduction entre deux espèces si différentes était impossible.

     – On s'en fout. Ce qui compte c'est que tu n'as aucun droit de me juger, moi, ou qui que ce soit, avant de balayer devant ta porte.

     Hera fronça les sourcils :

     – Tu es en train de dire que c'est ma faute ?

     – Ah ! dit Golly en rehaussant le ton. Ce n’est pas agréable de se faire accuser à tort, pas vrai !

     Elle attrapa une chaise et s'assit, le dossier contre sa poitrine :

     – La vérité, c'est que je ne sais pas de qui c'est la faute. Je ne sais pas si la façon dont tu m'as traité, traitement que je ne méritais guère au passage, a influé ou non. Mais il y a une personne qui est innocente dans cette histoire, ça c'est certain : et c'est moi. Si tu étais un peu plus descendue de ton petit nuage, un siècle ou deux, tu aurais compris. Tu saurais. Pas en dedans. Jamais tu n'aurais ressenti, mais tu aurais vu ce que c'est que d'essayer, encore et encore, et de trimer. De te faire une raison. Et de toujours rencontrer un obstacle. Peut-être que toi aussi, tu aurais fini par croire que rien de tout ça ne valait la peine.

     Hera retenait avec difficulté les larmes qui brûlaient ses yeux. Il y avait dans ceux de Golly des flammes indomptables qui rêvaient de s'éteindre. Mais que le brasier n'arrêtait pas de réapprovisionner, comme si jamais elle n'aurait le droit à une pause.

     Elle aurait voulu voir la torture qui frappait l'esprit de Golly. Encore maintenant, elle avait du mal à le remarquer. Elle entendait ses mots, elle entendait la peine qu'elle tentait de dissimuler, quand sa voix craquelait et que ses yeux fuyaient. Mais tout ceci n’était que… mirage.

     Golly cracha de voir la mine vide d’Hera. Elle secoua de nouveau la tête, à s'en donner la migraine :

     – Laisse-moi te poser une question, Annahera... Imaginons qu'avant de naitre, on t’ait montré tous les obstacles que tu allais rencontrer, de la naissance à ta supposée mort. Et qu'ensuite on te demande : « veux-tu quand même vivre ? ». Qu'aurais-tu répondu ?

     – Oui.

     – Tu n'as même pas réfléchi.

     – Je n'ai pas besoin de réfléchir.

     – Pourquoi ? Parce que tu as une confiance aveugle en ton créateur ? Ou parce que tu as peur que si tu y penses ne serait-ce qu'un petit peu, tu risquerais de ne plus trop en être certaine ? Laisse-moi te résumer : ne pas avoir de libre arbitre, obéir sans condition, se faire haïr par les êtres que tu dois protéger, pour ceux qui croient en toi, bien sûr. Les autres s'en moquent, tu n'existes pas à leurs yeux. Et ensuite ? Toutes les guerres. Des morts et des blessés, encore et encore. Et là, toujours tu obéis. Oh, et n'oublions pas se faire kidnapper et torturer, sinon ce n'est pas drôle.

     Hera tressaillit mais fit de son mieux pour rester droite :

     – Je dirais « oui ».

     Un triste rire se sauva des lèvres de Golly :

     – C'est ça... Si tu le dis... Tu ne clignes pas des yeux depuis tout à l'heure. Ce n'est pas naturel, tu le sais ça ? Ça prouve que tu me caches un truc. Ou que tu te caches un truc. Ma liste n'est qu’exhaustive. Tu n'as jamais vécu la moindre trahison ? La moindre blessure ? La moindre envie de hurler, hurler, hurler, jusqu'à ce que tes poumons explosent ? Je veux dire, avant le bunker. Ou après. Maintenant, par exemple. Quand tu te disputes avec Humphrey, quand tu rêves de m'arracher la tête pour me sucer la moelle jusqu'à comprendre ce que Londres veut dire... Toute cette négativité fait mal, même quand on refuse de l'écouter.

     Golly se leva. Elle essuya la sueur sur ses mains. Quand elle était anxieuse, elle devenait une véritable fontaine. Il était de plus en plus simple de contrôler ses pouvoirs. Il fallait bien trouver un point positif : tous ces accès de colère l’entrainaient grandement.

     – Si tu veux tout savoir, je ne veux pas mourir. Enfin si... Si je veux mourir. Mais je n'arrive pas à me résoudre à le faire... C'était simple de se jeter dans le puits, il était censé me dire que j'avais raison de le croire. Mais quant à le faire de ma propre main... Peut-être, en effet, que je suis lâche.

     – Pourquoi veux-tu devenir humaine, alors ?

     – Pour mourir un jour. Tu n'en as pas marre, toi, de n'être qu'un grain de sable dans l'infinité du temps ? Je n'en peux plus de me lever tous les matins en sachant qu'il y en aura encore et encore des comme ça. Un jour, je veux partir. Mais avant ça, je veux apprendre à vivre. Je veux être mortelle. Je veux savoir ce que c'est que d'avoir peur, je veux savoir ce que c'est que de ne pas savoir combien de temps il nous reste. Et profiter de chaque seconde comme si elle était la dernière. Car elle pourrait être la dernière.

     Le regard de Golly croisa à nouveau celui d’Hera, mais cette fois, elle n’y vit pas exactement ce à quoi elle s’attendait. L’ange avait un voile humide devant les rétines, des larmes qui devaient la brûler fort. Et derrière ce voile se cachait autre chose… Pas de la pitié. Et Golly savait la reconnaitre, elle la voyait tout le temps…

     – Quoi ? Tu me regardes trop bizarre.

     Hera essuya le bord de sa paupière du pouce, avant que l’eau ne coule. Elle sourit tendrement, et cela fila des frissons à Golly. Pas des bons frissons. Pas de ceux qu’elle aurait aimé avoir de l’ange :

     – Oh non, crut comprendre Golly. Tu n’as pas le droit.

     – Pas le droit de quoi ? demanda Hera et sa voix fut tiraillée.

     – Tu n’as pas le droit d’être heureuse que je ne veuille pas me tuer.

     – Pardon ?

     – Ouais, je viens de te dire que je ne voulais pas mourir, juste être mortelle. Tu n’as pas le droit d’être soulagée, c’est trop facile ! Tu n’as rien fait pour m’ôter ce poids, tu n’as pas le droit d’en profiter, ok ?

     – Oh non, non, ce n’est pas ça du tout.

     Golly fut plus blessée par cette révélation qu’elle ne l’aurait voulu. Elle parvint par on ne sait quel miracle à garder son sang-froid.

     Oui, Hera n’avait pas le droit d’être heureuse d’apprendre ce qu’elle comptait faire une fois dans l’autre monde. Mais elle pouvait peut-être… montrer que Golly comptait pour elle, non ? Qu’elle avait peur de la perdre ? Au moins faire semblant, un minimum ! Ce n’était pas comme si elle allait devoir mentir jusqu’à la fin des temps, bientôt, elles ne s’adresseraient plus jamais la parole.

     Golly fut si déstabilisée qu’elle sursauta quand Hera se leva. Face à elle, ses jambes flageolaient de plus en plus. Elle perdait le contrôle. Non. Elle n’avait jamais eu le contrôle. De plus en plus, Golly craignait les mots et les réactions de celle qui autrefois l’aidaient à s’endormir.

     – Regarde tes mains, dit Hera avec douceur.

     Golly hésita un instant, comme si ses phalanges allaient révéler un monstre. Ses yeux y descendirent alors lentement, mais elle ne vit que ses doigts tremblants. Elle soupira grandement, Hera venait de lui faire une sacrée peur et pour rien du tout.

     – Quoi, mes mains ? Elles tremblent, c’est tout. C’est normal, tu me gonfles. Tu as cet effet sur mes mains !

     – Non ! Enfin, si oui, peut-être, mais ce n’est pas ce que je veux dire. Tes mains tremblent, mais pas les murs ! (Hera montra la chambre) Et tes cheveux sont toujours roux, et pas rouge (elle montra la touffe de poil qu’elle osait encore appeler « chevelure »). Tu ne vois pas ce qu’il se passe ? Tu y arrives, tu te contrôles de mieux en mieux.

     Golly regarda à nouveau ses mains :

     – Oh. Tu as raison. Je ne le fais même pas exprès.

     – Encore mieux ! sourit Hera.

     Mais Golly ne trouvait pas que c’était une bonne chose. C’était bien pour les humains autour, cool, pas de dommages collatéraux. Mais pour elle ?

     Elle soupira encore :

     – Encore une chose qu’on ne devrait pas être obligés de faire : compartimenter nos émotions. On devrait être capables de les exprimer, pas de les réprimer. Nous sommes ce que nous sommes, mais on nous interdit de l’être. On nous apprend à nous taire depuis la plus tendre enfance. J’en ai plus que marre… Est-ce que tu sais, toi, qui tu es vraiment ? Ce à quoi tu ressembles quand tu ne fais pas taire tes émotions ?

     Hera ne sut que répondre. Elle était confuse. Jamais, elle ne s’était posé cette question et Golly éveillait en elle une curiosité qu’elle aurait aimé garder silencieuse.

     – Je ne sais pas… admit Hera. Je pense que si on nous offre la possibilité de taire tout ça… Pourquoi ne pas s’en servir ? Nous ne sommes pas là pour vivre, Golly. Aussi triste que cela soit pour toi. Même si cela te fait du mal. Chacun a un rôle, et le nôtre était de garder l’équilibre.

     – Et nous avons échoué. C’est injuste.

     – Rien n’est jamais juste. C’est toi qui viens de le dire. Je suis désolée d’être celle qui te force à faire face à tes émotions.

     Golly pouffa :

     – Ne te jette pas des fleurs. Je savais que j’étais une cause perdue bien avant de te rencontrer. Tu parles quand même à un démon qui a fait une connerie si grosse qu’elle s’est fait virer de l’Enfer !

     Golly semblait en rire. Du moins, son anxiété qui se taisait lentement essayait de s’expulser via un humour grinçant.

     Hera ignorait si elle pouvait rire.

 

***

 

     – Tu penses qu’on fait bien ?

     – Je pense qu’il est trop tard pour se poser une telle question. Tu ne crois pas ?

     – Comment ça ?

     – Je ne m’y connais pas très bien en pardon, expliqua Ciel. Mais quand on commence à mentir, n’est-il pas trop tard pour revenir en arrière ?

     Humphrey se laissa glisser sur l’eau stagnante, allongé sur le dos. Elle était bien plus bleue que celle de la mer et puait le chlore à en faire tomber les poils du nez.

     – Je ne sais pas. Je mens souvent. C’est maladif. C’est ce qu’il y a de plus drôle et de plus satisfaisant. Mais jamais je n’avais menti à Golly. Pas de gros mensonges, en tout cas. Pas un mensonge comme ça. Je commence à me sentir coupable, pour tout te dire. J’ai l’estomac tout serré rien qu’à penser qu’elle pourrait le découvrir… Bientôt, peut-être que nos chemins se sépareront. Je me dis que je peux tenir jusque-là. Mais si elle l’apprend avant… Penses-tu qu’elle passera toute sa mortelle de vie à me haïr ?

     Humphrey se surprenait à parler avec temps d’aisance. Au début de cette aventure, Ciel n’était qu’un ange crédule qu’il avait appris à détester. Maintenant, il lui faisait une confiance aveugle et il trouvait en elle un réconfort chaleureux. Il sentait qu’il pouvait tout lui dire et que jamais rien ne la ferait avouer ses plus sombres secrets. Et elle écoutait. Vraiment, elle écoutait. Jamais elle ne coupait la parole et même si elle n’était pas d’accord avec lui, elle ne jugeait pas. Et si elle lui secouait les puces, c’était vraiment parce qu’il le fallait. Que la douceur n’était plus de mise.

     Ciel était assise au bord de la piscine, juste au centre de la boucle droite du cœur. Elle pensait que Humphrey faisait une blague à Golly, mais non, elle avait bien cette forme toute particulière. Dans un maillot de bain une pièce jaune ananas que Humphrey lui avait volé en chemin, elle frappait ses jambes contre la surface trempée.

     – Je ne pense pas qu’elle pourrait t’en vouloir, dit-elle avec énormément de sincérité. Elle sera en colère, ça, c’est certain.

     – Super, bougonna Humphrey.

     – Mais ça ne veut pas dire qu’elle t’en voudra.

     Elle garda un instant le silence, avant de reprendre :

     – Tu penses vraiment qu’elle va devenir humaine ?

     Humphrey pouffa, nerveux :

     – Ah ! Vous en doutez encore ? Évidemment. Je ne suis personne pour l’arrêter. Je veux ce qu’il y a de mieux pour elle. J’ose espérer qu’elle ne fera pas de bêtise une fois mortelle… Mais c’est de Golly que l’on parle. « Ne pas faire de conneries », ce n’est pas dans son vocabulaire.

     Ils échangèrent un petit rire amusé avant de laisser la nuit leur jouer sa calme mélodie. Le peu de vent qui soufflait soulevait des volets mal attachés, frôlait l’eau dans un sifflement avant de se perdre dans les méandres d’un ciel vide.

     – Elle va me manquer…

     – Vous pourrez continuer de vous voir, pauvre idiot, rit Ciel.

     Humphrey soupira avant de poser ses pieds sur le carrelage cisaillé. Il nagea jusqu’à Ciel et s’accouda à ses côtés. Il laissa ses jambes flotter :

     – Je n’en suis pas si certain.

     Il leva le nez vers elle, fermant un œil car le chlore le piquait. Tout ce que Ciel voyait vraiment dans la pénombre était un corps sombre et un visage à peine éclairé par des néons aquatiques roses. Il avait des ombres partout sur le visage, sauf là où brillait des gouttes d’eau frappée par la lumière Barbie.

     – On va modeler un nouveau monde. On ne voudra pas recréer les erreurs du passé. Et une des erreurs étaient que nous nous mélangions un peu trop aux humains.

     Ciel sourit :

     – Tu te contredis. M’aurais-tu menti également ? N’étais-tu pas le premier à dire que les humains n’avaient pas besoin de vous pour prendre de mauvaises décisions ?

     – Je ne dis pas que nous avons corrompu l’humanité. Mais qu’elle nous a corrompus.

     Il se gratta le front avant de reprendre :

     – Les humains nous ont rendu plus faibles, plus compréhensifs… mou. Si je devais prendre des décisions quant à ce qu’il adviendra du nouveau monde, j’interdirais toute interaction.

     – Tu accepterais ça ? demanda Ciel.

     – Je suis un bon soldat. J’obéis aux ordres, et tant qu’on ne m’emmerde pas, je ne fais pas de vague, répondit simplement Humphrey, bien que son regard se perdit dans l’horizon.

     – Je refuse de croire que tu ne ferais pas de vague s’il était question de ne plus jamais revoir ta petite sœur. C’est insensé.

     – Tu ne nous connais pas, sourit Humphrey, mais si faiblement qu’elle ne le vit pas. Bien sûr que j’aime Golly de tout mon cœur. Mais ma loyauté sera toujours prioritaire. Car j’ignore ce que Lucifer pourrait lui faire si je me mettais en travers de son chemin. Et puis, quand quelqu’un est dans ton cœur, elle ne te quitte jamais vraiment.

     – Golly n’est pas un bon petit soldat, pas de ce que j’en entends, affirma Ciel. Elle n’accepterait jamais de ne plus te voir.

     – Bien évidemment, et c’est ce qui me fait peur.

     Ciel lui lança un regard inquisiteur. À la force de ses bras, Humphrey sortit de l’eau et se hissa à côté d’elle. Il s’assit mollement :

     – Tout ce que l’on dit depuis le début sur ce nouveau monde, ce qu’il adviendra de celui-ci, ce qui est déjà arrivé à nos frères et sœurs, ce ne sont que des suppositions, on est d’accord ? demanda-t-il tristement.

     Ciel haussa les épaules :

     – Une suite logique, je dirais plutôt.

     – Bien… Alors voici la prochaine suite logique : les humains compromettent les démons. On interdit donc aux démons de côtoyer les humains. Mais que fait-on des humains qui connaissent l’existence des démons ?

     – Aucun humain ne connaitra votre existence, Humphrey.

     – Une, si.

     Ciel commençait à comprendre où il voulait en venir. Il continua :

     – Si Golly devient humaine et qu’elle cherche à me retrouver, moi ou qui que ce soit d’autre, cela pourrait mettre en péril ce que nous construisons.

     Elle hocha lentement la tête, mais il ne parvint à continuer sur sa lancée :

     – Tu vois ce que je veux dire ? demanda-t-il, presque timide, n’arrivant pas à le dire de vive-voix.

     – Oui, affirma-t-elle tristement. Nous avons en effet des anges capables d’effacer la mémoire de n’importe quelle créature ayant frôlé cette Terre. Et si j’étais de ceux qui créeront le nouveau monde… Ce serait une décision difficile… Mais une décision à prendre.

     Humphrey sourit tristement en baissant la tête et cette fois, la lumière frappait aux bons angles pour qu’elle puisse le voir :

     – Au moins, pour toi, ce sera une décision difficile… Pour Lucifer, ce sera une partie de plaisir.

     – Elle ne peut pas tant haïr une de ces enfants, même si elle a fait des erreurs…

     – On ne parle pas d’une petite erreur, Ciel. Elle…

     Il se tut. Ce n’était pas vrai. Il n’allait pas recommencer ! La dernière fois qu’il avait laissé courir sa langue, Golly avait manqué de faire fondre un hôtel ! Note à lui-même : la tourner dix mille fois dans sa bouche avant de l’ouvrir. Cela devenait ridicule à la fin ! Il avait besoin de se confier, certes, et même s’ils se connaissaient depuis peu de temps, Ciel n’était pas n’importe qui. Mais quand même ! Il ne fallait pas exagérer.

     Ciel laissa échapper un petit rire amusé. Il s’était arrêté de parler comme un enfant sur le point d’admettre avoir cassé une vitre avec son ballon de football par mégarde.

     – Je me doute de ce qu’elle a fait, dit-elle enfin.

     – Disons que je n’en suis pas certain, Go refuse de m’en parler… Mais il ne faut pas être idiot pour savoir qu’un plus un, ça fait deux… Comment tu le sais, toi ?

     – Hera non plus ne sait pas garder sa langue, rit-elle.

     Il craqua :

     – La garce…

     – Hey. C’est de ma sœur dont tu parles, alors un peu de respect.

     – Pardon.

     – Tu ne le penses pas une seule seconde, soupira-t-elle. Mais merci. Je sais qu’elle n’est pas facile en ce moment. Mais elle n’a pas toujours été comme ça. Et nous aussi, nous avons fait des erreurs. Jamais aucun de nos supérieurs n’a pu se résoudre à nous tuer. Tout se passera bien pour Golly. Lucifer l’aime comme on aime son enfant, car c’est ce qu’elle est. Je suis certaine que même lorsqu’elle sera humaine, mémoire ou non, la Diablesse gardera toujours un œil sur elle.

     Humphrey n’était pas certain de ce qu’elle avançait. Il voulait y croire, dur comme fer, assez fort pour s’en persuader. Mais il y avait toujours cette petite voix dans sa tête qu’il ne pouvait pas faire taire. Lucifer n’était pas une bonne mère. Elle n’avait jamais voulu en être une. Elle était plus comme la patronne que tout le monde admire, sans jamais oser l’affronter. Et les patronnes virent leurs employés quand ils ne leur sont plus d’aucune utilité.

     Il lui fallait oublier tout ça. Il lui fallait une distraction. Cet échange avec Ciel lui faisait un bien fou, il devait vider son cœur. Mais pas trop. Quand il le vidait trop, il finissait par le regretter. Et il en avait marre de regretter. Non, ce qu’il lui fallait, c’était s’amuser…

     Ses yeux vagabondèrent ici et là. Il avait envie de boire un truc. N’importe quoi, quelque chose qui lui brûlerait assez la gorge pour l’empêcher de parler. Ou alors, de la bonne musique, pour danser toute la nuit. Tout pour oublier quelques secondes.

     Ciel vit bien son regard vide et perdu vers la ligne de l’horizon, encore. Il zonait complètement. Elle comprit que c’était le moment opportun pour ne pas continuer cette conversation.

     – Oh mais regarde donc ça…

     Humphrey n’avait plus le regard perdu dans le vide. Une petite paillette venait d’y naitre, et Ciel n’eut même pas besoin de tourner la tête pour savoir ce qui attisait maintenant sa curiosité. Elle le fit tout de même, car la sienne aussi était piquée.

     – Je regarde, je regarde, répondit-elle avec un sourire en coin.

     Derrière la piscine, il y avait une chambre, dont la lumière orange perçait les rideaux, les rendant plus transparents qu’une simple vitre. Son occupant, un jeune homme qui approchait de la trentaine, les cheveux gras et en bataille, le corps trop parfaitement taillé pour ne pas sortir d’un magazine féminin ou d’un film pornographique, le savait parfaitement bien. Peut-être se postait-il là tous les soirs, à la recherche de celui qui le trouverait alléchant.

     Ciel fit une grimace avant de réprimer un rire moqueur :

     – Il n’a pas l’air d’être malin.

     – Ce n’est pas ce que je lui demande.

     – Franchement, tu peux faire mieux.

     Humphrey se mit à rire et leva l’index, comme un grand frère prêt à lui faire la leçon. Ce fut d’ailleurs ce qu’il fit :

     – Tu sais ma grande, dans la vie, il y a plusieurs sortes de relation. Celle-ci, entre autres, ne lui demande pas d’ouvrir la bouche. Enfin, si, mais pas pour parler. Sauf si je me débrouille bien. Et je me débrouille bien.

     Ciel se mit à rire pour de bon. Il était vraiment ridicule. Voilà qu’il lui faisait un clin d’œil, en plus, pour ponctuer ses propos plus que vicelards. À la surprise du démon, elle ne devint pas rouge pivoine. Golly devenait toujours rouge pivoine quand il lui racontait ses ébats. C’était pour cette raison, et seulement cette raison, qu’il en avait pris l’habitude.

     – Mais je suis d’humeur magnanime, sourit-il. Si tu le veux, je te le laisse.

     Ciel pouffa :

     – Non, merci. Sans façon.

     – Roh, tu ne sais pas ce qui est bon pour toi !

     Elle acquiesça :

     – Oh crois-moi, je sais très bien ce qui est bon pour moi. Et ce n’est pas lui. (elle lui sourit) Va t’amuser. Je vais faire deux-trois longueurs, puis je remonterai dans la chambre.

     Humphrey fit la moue :

     – Tu ne m’en veux pas de te laisser toute seule ?

     – Je suis une grande fille, Humphrey, je vais m’en remettre. Allez, file. Avant qu’il ne change d’avis !

     – Ça, ça ne risque pas ! dit le démon en se levant d’un bond.

     Il lui adressa un « c’était une très bonne soirée », avant de partir en direction de l’étalon. Ce fut la première fois qu’il regretta de ne pas pouvoir la toucher, car il aurait bien embrassé sa joue. L’ange était juste là, à l’écouter, quand il en avait le plus besoin. Jamais il n’avait eu ça avec qui que ce soit. Cette amitié grandissante lui faisait bien plus de bien qu’il n’aurait voulu se l’avouer.

 

***

 

     La nuit coula dans un silence des plus mortels. Si mortel que pendant tout son sommeil, Golly fut persuadée que quelque chose de mal allait arriver. Si ce n’était pas déjà le cas. Elle se sentait bloquée entre une léthargie profonde et cette foutue paralysie du sommeil qu’elle ne connaissait que trop bien.

     Au petit matin, elle fut réveillée par une douce odeur de crêpes et de pâte à tartiner. Un semblant de tendresse. Golly laissa ses paupières papillonner pour s’habituer à la lumière du jour qui trouait les volets et les rideaux comme si de rien n’était. Une fois parfaitement de retour sur la Terre ferme, elle sursauta face à la décoration horrifique de la chambre. Elle avait complètement oublié dans quel genre d’hôtel elle se trouvait et une nausée lui monta à la gorge. Elle n’était pas certaine de vouloir savoir d’où provenait cette magnifique odeur. Ni même quel était l’ingrédient magique de ces crêpes.

     Elle se leva avec la même grâce qu’une grand-mère en fin de vie. Chacun de ses os craquèrent un par un alors qu’elle s’étirait de tout son long. Elle massa sa nuque. Ça se voyait que ce lit n’était pas fait pour dormir, qu’il avait plus d’une fois été violemment brisé, et pauvrement remis à neuf.

     Elle se tira jusqu’à la salle de bain où elle prit une douche rapide, si rapide qu’elle ne décrassa pas grand-chose, avant de se changer dans la tenue la plus basique qui soit. Quand elle revint dans la chambre, elle découvrit enfin l’état du lit : entre elle et Hera avait été construit une barrière avec les horribles oreillers. Il valait mieux mettre toutes les chances de son côté pour que leur peau ne se touche pas. Mais elle ne souvenait pas l’avoir fait, et la nuit dernière, Hera s’était endormie avant elle. Cela ne pouvait être que l’œuvre de Humphrey ou de Ciel, après leur baignade nocturne.

     Ciel était blottie contre Hera, les cheveux encore trempés, les draps suintant de chlore. L’image était belle à voir mais ne sentait pas la rose. Quoi que y mettre quelques pétales auraient fait un grand bien à la piscine.

     Mais du côté où Golly avait dormi… Il n’y avait même pas une silhouette humide dessinée près d’elle. Et elle n’avait pas senti Humphrey pendant la nuit. Ils avaient très souvent partagé un même lit, le bougre donnait des coups de pieds, ronflait comme un moteur de Harley Davidson et parlait dans son sommeil. Golly avait fini par y entendre une berceuse, une sensation de repos. Un sentiment de plénitude. De maison.

     La démone attrapa une paire de chaussettes en boule par terre, la malaxa dans ses mains pour s’assurer qu’elles ne risquaient pas de faire trop mal et la jeta sur Ciel. Une partie d’elle fut très amusée par sa réaction. Une grande partie d’elle.

     Ciel se réveilla d’un bond, ses cheveux fouettèrent Hera qui suivit la cadence.

     – Mais… que… hein ? baragouina la première en réalisant ce qui venait de la réveiller. Golly, à quoi tu joues ?

     – Debouuuuuuuuuuuut, chanta-t-elle en accompagnant tout ça d’une petite danse des plus pathétique. Il est presque onze heures, je commence à avoir faim et je me demandais où était mon frère. Tu es la dernière à l’avoir vu. Vous êtes rentrés à quelle heure hier soir ?

     Hera grommela. Elle se moquait bien des crêpes et apparemment, elle ne faisait même pas partie de cette discussion. Elle se cacha à nouveau sous les draps. Mais maintenant que le soleil lui avait chatouillé le nez, elle doutait que son corps veuille l’aider à faire la grasse matinée. Elle avait encore la migraine de la discussion de la veille. Elle voulait retourner dormir pour oublier qu’elle était une horrible amie, hypocrite et égoïste, qui avait fait du mal à la seule femme qui lui avait accordé un minimum d’importance pendant des temps très difficile. Et merde, voilà, maintenant, c’était tout ce à quoi elle pouvait penser. Elle ne pourrait peut-être même plus jamais se rendormir !

     Ciel bailla à s’en décrocher la mâchoire et se frotta vigoureusement les yeux :

     – Je ne sais pas à quelle heure je suis rentrée, je suis rentrée, c’est tout. Je ne sais pas encore vraiment lire l’heure. Je ne comprends pas le concept.

     Elle s’assit sur le lit, les yeux tout crouteux et désireux de rester clos pour que le soleil ne les brûle pas :

     – Quoi qu’il en soit, je suis rentrée seule hier soir. Humphrey a rencontré un garçon avec qui il souhaitait passer la nuit. Je suppose qu’il est toujours dans sa chambre, au rez-de-chaussée. Je peux t’y accompagner si tu veux.

     Toujours aussi serviable, Ciel bascula ses jambes encore endormie hors du lit et les glissa dans de chauds petits chaussons. Elle était bien contente de les avoir achetés comme souvenir. Elle alla ouvrir la fenêtre pour aérer, et la brise fut belliqueuse : comment osait-on la laisser enfermée dehors si longtemps ? Le frisson qui parcourut l’ange lui rappela que non seulement elle s’était laissée tomber dans les draps comme une masse sans se sécher, assommée par la fatigue, mais qu’en plus elle n’avait pas retiré son maillot de bain. Il était maintenant tout sec et des taches blanches s’y étendaient. Elle s’empressa d’enfiler un jean par-dessus. Cela faisait un haut très mignon. Elle se retint de s’observer dans le miroir, la vanité lui étant interdite.

     Golly secoua immédiatement la tête. Elle était toujours mal à l’aise quand quelqu’un voulait l’aider, elle ne savait pas pourquoi :

     – Oh non, non, ne te prends pas la tête. C’est Humphrey, il a l’habitude de faire ça. Parfois, on ne le revoyait pas pendant des semaines. Et en plus, il ne reste jamais dormir chez ses conquêtes. Il doit être déjà en train de prendre son petit-déjeuner.

     Hera choisit ce moment pour émerger lentement de sous les draps :

     – Tu ne voyais pas ton frère pendant des semaines, et tu ne t’inquiétais pas ?

     Golly haussa les épaules :

     – Pourquoi aurais-je dû m’inquiéter ? Il est un démon, rien ne pouvait lui arriver.

     Son sourire s’effaça d’un coup :

     – Enfin, à l’époque, il ne pouvait rien lui arriver…

     Elle vira le plus vite possible cette horrible pensée de sa cervelle. Non, Humphrey était un démon puissant et il avait l’habitude de faire des escapades pour coucher avec qui dirait « oui ». Aucune raison de s’inquiéter.

     Ciel étira ses bras vers le ciel :

     – En tout cas, s’il prend son petit-déjeuner, je serais ravie de le rejoindre. J’ai super faim.

     Hera se leva également. Elle enfila un simple gilet par-dessus son pyjama avant de les inviter à ouvrir la marche. Le couloir et le hall étaient étrangement pleins. La veille, il n’y avait pas un chat. Juste eux, le gérant, peut-être une femme de ménage bien discrète et l’amant d’une nuit de Humphrey.

     Maintenant, on se serait cru dans les coins et recoins d’un immeuble bondé. Tout le monde sortait de sa chambre, plus ou moins habillé et plus ou moins de bonne humeur. Ça se disait bonjour, ça se serrait la main, ça se connaissait. Et aucun d’entre eux ne regarda la petite troupe de haut. Des petits coucous polis, des bonjours simples et des sourires.

     Les anges et la démone avaient maintenant appris à se méfier du trop-plein de gentillesse. Du moins, les derniers jours avaient tenté de leur apprendre cette leçon. Alors, elles marchèrent avec un sourire poli, mais avec aucune envie de répondre aux salutations. Dans le hall, des voix s’élevaient. Certaines grondaient, d’autres piaillaient. Dans tous les cas, la vie était mouvementée.

     Ils n’avaient pas fait attention à la ville dans laquelle ils avaient décidé de garer leur voiture. La veille, tout était calme. Il y avait bien quelques chats dehors, mais le silence de la nuit était le grand gagnant de la soirée. Les immeubles n’étaient pas bien haut, leur sommet avait dû tomber il y avait pas mal de temps. Quant au décor alentour, il n’avait rien de bien différent des autres patelins : pas de relief, pas de champs, peu de verdure, des arbres rares… Un vide que l’humain remplissait comme il le pouvait, de cris et de béton.

     Une fois dans le réfectoire, plein à craquer, Golly chercha Humphrey. Perchée sur la pointe de ses pieds, elle faisait de son mieux pour voir par-dessus les épaules, sans bousculer qui que ce soit avec un plateau bien garni. Peu soucieuse de son ami, Ciel se servait déjà au buffet. On y trouvait des gelées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, pareil pour les compotes. Les crêpes formaient des tours et des tours sur de larges assiettes décorées de fruits coupés en cube. Les jus de fruit étaient aussi en abondance dans de grandes jarres en argile.

     Le style kitch de l’endroit ne s’arrêtait pas aux chambres : le tissu des fauteuils, les rideaux, les nappes… encore et toujours ce motif léopard, cette fois décliné en maintes couleurs. Ça piquait un peu les yeux. Mais la vie s’y profilait comme dans n’importe quelle communauté.

     En jetant un coup d’œil par la fenêtre, Hera remarqua que les rues étaient vides, si on ne comptait pas ceux qui sortaient de l’hôtel en courant, rejoignant à toute vitesse leur voiture en râlant contre un réveille matin un peu paresseux.

     – Ils vivent ici…

     – Mmmm ? fit Ciel, qui avait déjà la bouche pleine.

     Ciel attrapa un plateau qu’elle posa sur les bras de sa sœur, avant de retrouver des bols pour les remplir à ras-bord de cette mixture à la rhubarbe qui l’intriguait tant. Il y avait aussi des bonbons et des petits pains en tout genre dégoulinant de beurre. Oh, ça allait être un excellent petit-déjeuner !

     Alors qu’elle s’affairait, Hera scannait un peu plus l’extérieur : personne ne sortait des petites maisons et des immeubles…Car cela n’en était pas. En y regardant de plus près, elle pouvait voir des bureaux au travers des fenêtres, et des employés en costume-cravate. Une école un peu plus loin, dans ce qui ressemblait à une petite maison familiale. On pouvait encore voir la gazinière sous le grand tableau vert.

     Sur les murs du réfectoire, elle vit de nombreux posters et affiches parlant de la fin du monde, parlant de l’Après. Des croyances qui n’étaient pas rares avant son enlèvement et qui, avec les récents événements, devaient rassembler de plus en plus d’adeptes.

     Les habitants de l’hôtel, qui n’en était pas un, se racontaient leur nuit et leur demandaient si tout allait bien. Un homme demanda à un autre s’il avait de quoi payer la chambre, maintenant que l’usine avait fermé.

     C’était pour cela que tout le monde se connaissait. C’était aussi pour la même raison qu’ils n’étaient pas étonnés de voir des étrangers. Tout le monde ici avait accepté de vivre en communauté, pour l’amour de son prochain, de le protéger et de le soutenir quoi qu’il arrive.

     Le poids de son plateau se fit de plus en plus lourd, alors, elle y jeta un coup d’œil. Il débordait de nourriture.

     – Ciel, laisse-en pour les autres. Nous n’avons pas besoin de nous nourrir, ce n’est que par plaisir. Et ils ont l’air d’en avoir besoin plus que nous.

     Elles reposèrent alors le plus qu’elles le pouvaient avant d’aller se trouver une table vide. Golly les rejoignit rapidement :

     – Je ne le trouve pas.

     Ciel croqua dans un petit pain :

     – Peut-être qu’il ne va pas tarder…

     Mais on pouvait entendre dans sa voix qu’elle aussi, commençait à douter.

     Golly allait se lever pour retourner à sa recherche quand un homme et une femme vinrent s’asseoir à leur table.

     – Vous permettez ? demanda la dame d’une voix plus douce que le miel.

     Hera et Ciel acquiescèrent. Ciel tendit une tartine à Golly, lui intimant de rester assise, de manger un peu, et qu’elles iraient ensuite à la recherche de Humphrey. Tout ça dans un simple regard. Golly commençait à comprendre pourquoi Humphrey la préférait à elle. Il était vrai qu’elle était rassurante.

     Non sans se plaindre, elle accepta la tartine. Mais son regard était toujours fuyant, à la recherche du moindre mouvement familier.

     – Vous venez d’arriver ? Je m’appelle Chad, et voici ma femme, Hortensia.

     Golly hocha la tête mais n’avait même pas écouté un mot de ce que venait de dire l’homme. Hera et Ciel se contentèrent de lui sourire. Il n’était pas bien grand, mais imposant, mal-rasé, mal coiffé, mais tout de même assez propre sur lui avec le sourire ravageur d’un vendeur d’assurance.

     Hortensia, accrochée à son bras comme une amoureuse transie, était plus âgée que lui. Du moins, son visage était plus marqué. Et joliment. Chacune des rides lui donnait un charme fou. Parfaitement maquillée, rien ne dépassait, et des cheveux teints dans un brun sombre. Des dents trop droites pour l’être de naissance, une robe fleurie des plus confortables.

     – Vous êtes nouvelles ? demanda Chad.

     – Nous ne sommes que de passage, répondit Hera.

     Pendant un instant, elle eut peur qu’on lui dise qu’une fois dans la communauté, on ne quittait plus la communauté. Sa paranoïa était encore jeune, mais elle savait se faire une place.

     – Oh, d’où venez-vous ? demanda la femme, dont la douceur ne cessait de les hypnotiser.

     – Oh, de très loin. Vous ne saurez pas le placer sur une carte, sourit Ciel.

     – Là-dessus, je veux bien vous croire, mademoiselle. Je ne sais rien placer sur une carte depuis que nous avons emménagé ici.

     – Qu’est-ce que « ici », exactement ? osa Hera.

     Chad sourit :

     – Vous êtes des citadines, pas vrai ? Habituées à votre petit confort personnel ?

     – Plus ou moins, marmonna Golly, le regard braqué sur la porte battante.

     – Ça peut sembler étrange au début, un peu… sectaire.

     – Sans déconner…

     Chad rit de la réponse de Golly, pas blessé pour un sou :

     – Nous avons juste décidé de vivre encore plus proches les uns des autres. Je ne sais pas si vous avez regardé la télévision dernièrement, ou lu la presse, mais c’est un peu le bazar sur notre pauvre petite Terre… Des démons et des anges sont parmi nous. Et alors que tout le monde se tape dessus, nous avons décidé de nous serrer les coudes avant la fin du monde. De partager nos connaissances, nos ressources et notre amour de l’autre pour grandir.

     – Je croyais que les survivalistes vivaient dans des bunkers, marmonna Ciel qui réalisa que trop tard qu’elle avait parlé à voix haute, et bien distinctement.

     Hortensia rit. Un rire cristallin de mère amusée des bêtises de son bambin :

     – Que vous êtes choupinettes, toutes les trois. Nous ne sommes pas des survivalistes. Non, nous pensons vraiment que la fin sonnera la fin. Mais avant que cela n’arrive, pourquoi ne pas profiter de ce que nous avons de plus beau : notre cohésion.

     – Vous n’avez pas peur des anges et des démons ? demanda Ciel.

     Chad haussa lentement les épaules avant de faire tourner une cuillère dans un café si noir qu’elle se demanda comment le couvert pouvait ne pas y fondre :

     – Ils sont forcément déjà parmi nous. Ils sont des habitants de cette Terre également. Pourquoi les renier ? Je ne dis pas que nous nous sentons en complète sécurité. Mais c’est toujours ainsi avec l’inconnu.

     C’était un drôle de discours. Hera ignorait si elle y entendait une pointe d’hypocrisie, ou si c’était encore une fois sa tête qui faisait des siennes. Sous la table, elle posa sa main sur le genou de Ciel, comme pour la prévenir de faire attention à ce qu’elle allait raconter ensuite. Elles ne connaissaient rien de ces gens. Ils pouvaient très bien être adorables, tout comme ils pouvaient cacher quelque chose.

     Hera fit taire l’autre voix dans sa tête, celle qui lui disait qu’elle n’était qu’une égoïste, tout aussi hypocrite que les scénarios qu’elle s’inventait. N’était-elle pas censée avoir confiance en ces humains ? Les comprendre, du moins essayer ? Ne pas les condamner sans les connaître ? Ne devait-elle pas les protéger, coûte que coûte ?

     – Un souci, mademoiselle ?

     Hera crut qu’Hortensia s’adressait à elle. Elle zonait tellement dans ses sombres pensées qu’elle n’avait écouté le reste de ce discours utopique. En revenant à elle, elle remarqua que Golly s’était relevée. Si elle pouvait voler pour scanner la salle, elle le ferait.

     – Hein ? demanda Golly qui écoutait encore moins.

     – Vous n’avez pas quitté la porte des yeux depuis votre arrivée. Et vous avez à peine touché votre petit déjeuner. J’en conclus que quelque chose vous tracasse.

     Golly poussa deux-trois personnes qui se trouvaient devant elle. Ils ne se vexèrent pas, s’excusèrent même. Son corps était plus que tendu, bientôt, ses muscles allaient claquer, c’était certain. Elle serrait les poings, rassemblant toutes ses forces pour ne pas frapper dans un mur. Ses joues s’empourpraient… et ses cheveux aussi. Une teinte en plus, à peine perceptible, mais les anges ne passèrent pas à côté. Il fallait agir vite, avant que les humains ne s’en rendent compte.

     – Nous sommes à la recherche d’un ami, expliqua Ciel.

     – Nous n’avons pas eu beaucoup de nouveaux membres, ces derniers temps. Les touristes se font de plus en rares, et les déménagements, n’en parlons même pas ! Êtes-vous sûres que vous ne l’avez pas devancé lors de votre voyage ? demanda Chad.

     – Il est arrivé avec nous.

     – Oh, dans ce cas, il ne doit pas être bien loin ! À quoi ressemble-t-il ? dit-il en cherchant du regard.

     – À peu près notre âge, noir de peau, une cicatrice sur le front et probablement maquillé.

     – Mmmm… S’il est là, il doit être bien caché.

     Golly soupira. Elle passa sa main sur son front pour en tester la fièvre. Elle pouvait encore le supporter sans éclater de rage. Si elle parvenait à garder son sang-froid dans une telle situation, elle pourrait affirmer avoir repris définitivement le contrôle sur ses pouvoirs. Parce que là, elle se sentait paniquer comme jamais auparavant !

     Elle se tourna vers Ciel :

     – Tu as dit qu’il était allé où hier soir ?

     Ciel avala le pain qu’elle avait dans la bouche :

     – Dans la chambre d’un jeune homme, dit-elle en se tournant vers les deux hôtes. Je ne connais pas son nom. Nous l’avons vu à travers la vitre, nous étions dans la piscine.

     Chad se mit alors à rire de bon cœur :

     – Alors il n’y a aucun souci à se faire, votre ami est entre de bonnes mains !

     Hortensia leur offrit le plus réconfortant des sourires :

     – Le jeune homme s’appelle Marvin. Il est un de nos plus récents pensionnaires, mais une véritable crème. Un peu étrange, il ne parle pas beaucoup, mais il apprécie tout de même la compagnie.

     – Si votre ami et lui ont passé la nuit ensemble, ils sont probablement toujours dans sa chambre, affirma Chad. Marvin ne vient jamais prendre le petit-déjeuner avec nous. C’est un vrai paresseux, il se lève toujours vers trois heures de l’après-midi. S’il se couchait plus tôt, il n’aurait pas ce problème ! Ah, les jeunes d’aujourd’hui… Il ne sait pas prendre ses responsabilités, il ne cherche même pas de travail. Mais ne vous inquiétez pas, c’est un gentil garçon.

     – Il n’est pas dans les habitudes de Humphrey de découcher, répéta Golly, sur un ton un peu plus agressif qu’elle ne l’aurait voulu.

     Chad n’y fit pas attention :

     – Marvin peut se montrer persuasif ! rit-il. Maintenant, si vous n’avez pas l’intention de rester, et s’il n’était qu’un coup d’un soir, il faudrait le prévenir, le pauvre. Il s’attache vite, vous savez. Sa dernière peine de cœur nous a tous rendu bien triste. Il cherche désespérément l’homme qui partagerait à jamais sa vie. Enfin, aussi longue celle-ci puisse-t-elle être…

     Golly ne sut quoi penser de cette information. Elle se demandait si c’était juste un fait sur le jeune Marvin, car on aimait partager les potins, ou si c’était une façon de leur dire qu’une décision devait être prise dans les plus brefs délais : rester ou partir.

     – Cela dérangerait Marvin si on allait toquer à sa porte ? demanda-t-elle, suspicieuse.

     – Je ne pense pas, répondit Chad qui regarda sa femme, attendant son approbation.

     – Il sera ravi de vous recevoir. Mais nous devons vous prévenir : il n’est pas très pudique… Si lui et votre ami ont passé la nuit ensemble et qu’il ne s’est pas encore habillé… Disons que vous risqueriez de le voir dans son plus simple appareil.

     Golly fronça les sourcils. Elle n’avait jamais compris pourquoi les humains accordaient tant d’importance à un corps. Ce n’était qu’un amas de chair, une cage, rien d’autre.

     – Merci du renseignement, dit-elle, faussement polie. On se bouge, les filles ?

     Ciel et Hera terminèrent leurs bols en trois cuillères avant de se lever et de remercier le couple pour leur compagnie. Ils les remercièrent aussi en retour, c’était toujours agréable de rencontrer de nouvelles têtes. En tout cas, c’était ce que disait Hortensia. Ils se portèrent même volontaire pour apporter leurs plateaux repas au plongeur à leur place. Quand elles quittèrent le réfectoire, ils souriaient toujours.

     – Vous n’avez pas des frissons partout, vous ? demanda Golly en s’engouffrant dans le hall.

     – Je n’irais pas jusque-là, dit Ciel. Mais c’est vrai que j’ai un drôle de pressentiment.

     – Moi, j’irais jusque-là, affirma Hera. Golly a raison. Attrapons Humphrey et filons d’ici, et en vitesse.

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