CHAPITRE DIX-NEUF

De nos jours.

 

Il me regarde sans un mot. Une expression neutre sur le visage. Quelques restes de pizzas refroidis gisent au fond de leur boîte. Nos canettes sont à moitié vides. La fenêtre grande ouverte — pour chasser l’odeur de nourriture — laisse s’engouffrer des courants d’air froid.

— Si tu veux que je m’en aille, je comprends, murmuré-je en regardant la moquette.

Jackson se lève. Il prend une gorgée dans sa canette. S’essuie les mains dans une serviette en papier froissé, et il vient s’asseoir à côté de moi.

— Merci, dit-il simplement sans me quitter des yeux.

— Quoi ? balbutié-je.

— Merci de me faire confiance. Ça n’a pas dû être facile ces deux dernières années.

J’ose enfin le regarder. Ses yeux couleur noisette me dévorent.

— C’est surtout pour Chris qu’il faut dire ça…

Pour la première fois, je ne me sens pas jugé en parlant ouvertement. Pour la première fois, peut-être qu’une autre personne que Chris saura m’accepter.

J’ai envie de dire plein de choses, de revenir sur tout ce qu’il s’est passé et de connaître son point de vue, mais je ne parviens pas à ouvrir la bouche.

— Ça t’arrive encore ? me demande Jackson.

— De quoi ?

— Les troubles alimentaires.

J’entends à sa voix précautionneuse qu’il a peur d’être offensant. Mais aujourd’hui, et plus particulièrement avec lui, je me sens libre d’en parler.

— Parfois oui, avoué-je en me mordillant la joue intérieure, le regard en biais.

Il me regarde, attendant que je poursuive. Il veut des précisions. Je peux comprendre, je réagirais pareil à sa place. Ma gorge se serre. J’ai envie de pleurer. Pas seulement par rapport aux troubles alimentaires. Mais par rapport à tout ce qu’il s’est passé. J’ai passé deux ans à tenter de tout oublier, à garder tout cela enfoui en moi à l’abri de tous, alors tout avouer en une soirée me retourne complètement. Ça me libère autant que ça m’effraie.

— Parfois je commence à manger et je n’arrive pas à m’arrêter, dis-je la voix tremblante. Je n’ai pas faim, mais c’est comme une drogue. Comme quelque chose d’addictif. Je commence et je ne m’arrête plus. Au début c’est vraiment bien, mais une fois qu’on se rend compte du désastre, c’est terrible. Au début, quand ça m’arrivait, dès qu’une crise passait je me disais : « cette fois c’est la dernière, ça ne va plus recommencer » ; mais à chaque fois ça recommençait. Et plus j’essayais de lutter, plus c’était pire.

Jackson acquiesce de la tête. Il cherche ses mots.

— Mais maintenant je suis là. Et puis tu as dû perdre beaucoup de poids parce que je ne te donne pas cent-trente-six kilos quand je te regarde.

Je rigole bêtement en essuyant mes larmes.

— J’ai perdu plus de cinquante kilos. Mais il m’en reste beaucoup à perdre.

— Personnellement je ne trouve pas. Mais tu dois te sentir plus à l’aise, non ?

— Pas vraiment. Quand je me regarde dans le miroir, je ne vois pas la moindre différence. Même si j’ai perdu cinq tailles de pantalon. Trois tailles de tee-shirt. Je ne vois absolument aucun changement.

Je me lève. Jackson continue de me contempler silencieusement. Je me place face à lui et je soulève mon pull. J’ai mes mains sur mon ventre, indiquant du doigt les endroits sur lesquels son regard doit se porter.

— En apparence on ne croirait peut-être pas. Mais ça ce sont les traces de l’obésité morbide.

Je lui indique les nombreuses vergetures qui entourent mon nombril et ma taille, et qui se terminent dans le dos. Je lui montre également la peau qui pend, signe qu’un jour, elle était beaucoup trop tendue.

— Parfois je passe des jours entiers sans rien manger. Et puis d’autres où je me goinfre des pires saloperies alimentaires qui puissent exister, dis-je avec le coeur dans la gorge.

Jackson est toujours assis sur la moquette. Et lorsqu’il se lève enfin, c’est pour me prendre dans ses bras et me murmurer à l’oreille :

— On devrait aller dormir. Demain on ira voir mon autre film préféré, dit-il avec gaieté.

— Ah oui ? et lequel est-ce ?

— Hum ? soupire-t-il en faisant semblant de réfléchir. Ça c’est une surprise.

Nous finissons par aller nous coucher. Jackson a débarrassé la table basse en ramenant les restes à la cuisine. Pendant ce temps je me suis préparé pour la nuit. J’ai enfilé mon pyjama et je me suis glissé sous les draps glacials du lit. 

Quand Jackson me rejoint, j’ai les yeux mi-clos. Je somnole déjà. Toutes ces confessions m’ont épuisé. Mais avant de partir pour mon pays des rêves que j’affectionne tant, j’admire le pan de mur face à moi. Celui qui est aussi noir que la noirceur qui me terrifie mais dont les centaines d’étoiles qui scintilles apporte de la lumière. Et puis il y a ce mot : L’Infini. Celui qui, selon Jackson, défini la chose qui fait que jamais deux personnes ne pourront être ensemble. Qu’il persistera toujours une chose pour les séparer.

Enfin, je me réconforte en me disant que je suis bien auprès de lui (sans songer à quoique ce soit d’autre) je suis simplement bien. Et pour le moment, L’Infini ne peut pas nous séparer, alors j’en profite tant que je le peux.

Dans cette confusion de sentiments, à la fois soulagé et effrayé, heureux et triste, je m’apaise. Assoupi par une respiration, le ventre lourd, bercé par la lumière de Jackson qui projette des étoiles sur le plafond, je m’endors.

 

 

 

 

 

 

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