Cela va faire dix jours que Chris est en soins intensifs au Mémorial Hospital de Waterboro. Dix jours que j’attends de savoir comment il va. Dix jours que je voudrais lui dire toute la vérité. Et enfin dix jours que je me prépare à le faire.
Je suis dans ma chambre, un paquet plein d’Oreo que je suis prêt à dévorer. Je n’ai pas envie de les manger, je n’ai pas faim. Mais y résister me fait mal. J’ai mal à l’intérieur, je ne sais pas où exactement, mais ça me déchire de tous les côtés. Je pourrais faire autre chose mais je n’y parviens pas.
J’en saisis un, rien que de le voir sous mon nez me donne envie de vomir. Mais il faut que je le fasse. Il faut que je le mange. Tant que je ne l’ai pas fait, ma vie est en pause. Tout me fait mal. Tout m’envahit ; c’est trop difficile.
Je porte le biscuit à ma bouche lorsque mon portable sonne. Je m’arrête net et jette le biscuit sur mon lit. Je saisis mon téléphone et vois le nom de Chris s’afficher. Mon Dieu, il faut que je décroche, c’est peut-être lui. Enfin !
— Allô ?
— Oui, Jo ?
Je reconnais la voix de Chris. Une voix fatiguée et enrouée, mais c’est bel et bien sa voix.
— Chris, mon Dieu, est-ce que ça va ?
J’essaie de me calmer. Il ne faut pas que je le bombarde de questions. Pas maintenant.
— Oui, Jo, ça va… disons un peu mieux. Est-ce que tu peux passer avec Jessie et Kentin tout à l’heure ? Demande-t-il sur un ton qui laisse plutôt penser à un ordre qu’une simple invitation.
Je ne réfléchis pas.
— Oui, bien sûr. On sera là dans une heure.
— Très bien. À tout à l’heure, Jo.
Nous raccrochons. Je m’empresse d’envoyer un message à Jessie et Kentin pour les prévenir de la nouvelle et leur donner rendez-vous devant le Mémorial Hospital dans une heure.
Je reçois leur message de confirmation lorsque je suis sous la douche. Je m’empresse de sortir et de me préparer avant de rejoindre ma mère qui m’attend dans la voiture, prête à me conduire à destination.
— C’est tout de même incroyable ce qui est arrivé à Christopher, non ? On n’est vraiment plus en sécurité nulle part, dit maman sur un ton neutre.
Elle essaie de faire la conversation, mais pour le moment j’en suis totalement incapable. J’acquiesce d’un hochement de tête qu’elle ne voit sans doute pas.
Lorsque nous arrivons sur le parking, je vois Jessie et Kentin qui m’attendent assis sur le bord d’un muret près de l’entrée.
— Bien, merci maman, je t’envoie un message tout à l’heure quand tu pourras venir me rechercher.
— On fait comme ça, à tout à l’heure, Jo.
— Merci maman, lâché-je avant de claquer la portière.
Ça fait dix jours que j’ai l’impression d’être en apnée. Dix jours que je ne dors pas. Que je culpabilise et que je me déteste encore plus qu’avant. C’est définitif, je suis condamné à errer en enfer pour l’éternité. Mais pour le moment, le véritable enfer se trouve ici.
Nous traversons une succession de couloirs interminables, passons devant de nombreuses chambres, de nombreux services, mais jamais au bon. Lorsque nous le trouvons enfin, une infirmière nous laisse entrer en nous indiquant le sens de la marche jusqu’à sa chambre.
Nous y sommes. Devant cette large porte aux nuances bleutées. Je m’apprête à toquer lorsque je me ravise.
— On est d’accord, on lui dit toute la vérité ? demandé-je en alternant mon regard entre la porte, Jessie et Kentin.
— On est d’accord, répondent-ils d’une même voix.
Toc ! Toc ! Toc !
— Entrez !
J’ouvre doucement la porte et je le découvre enfin. Il est allongé dans le lit, une perfusion dans le creux du coude gauche. Une minerve maintient son cou et un bandage enroule son crâne.
— Asseyez-vous, nous ordonne-t-il en indiquant du regard trois chaises, visiblement prévues à cet effet, et alignées face à lui.
Nous nous asseyons côte à côte en nous dévisageant. Je m’apprête à lui demander comment il se sent, quand il prend la parole de son plein gré.
— Je ne pourrai plus jamais remarcher. Même si la médecine a fait de nombreux progrès… réparer une moelle épinière, ça les médecins ne savent pas faire.
— Oh mon Dieu, lâché-je sous le poids de la culpabilité qui m’écrase encore plus fort. Comme si elle m’avait donné un grand coup dans la poitrine pour me faire plier.
Chris ne relève pas ma remarque. Il nous sonde du regard. Un regard noir et froid. Un regard que je ne lui avais jamais connu avant notre conversation sur Elliott.
— Je sais ce que vous avez fait.
Jessie s’apprête à dire quelque chose quand Chris la coupe.
— N’essayez pas de nier ou de mentir, je vous ai vu par la fenêtre. Je m’apprêtais à sortir quand vous m’avez balancé cette bombe en pleine gueule.
— Chris, on… commence Kentin.
— Ta gueule ! Laisse-moi finir. Je sais ce que vous vouliez faire. C’est mon frère qui aurait dû être dans ce lit d’hôpital, n’est-ce pas ? Toute cette merde, c’était pour faire payer Elliott ?
Nous répondons par l’affirmatif d’un hochement de la tête. Je me mords l’intérieur de la joue presque à sang, j’ai le goût du fer qui se répand dans ma bouche.
— Mais putain, mes parents se chargeaient de tout ! Elliott ne vous aurait plus jamais emmerdé parce qu’il partait définitivement de la ville. Il vous suffisait d’attendre le lendemain pour l’apprendre par monsieur Preston.
— Chris… j’éclate en pleurs. Je suis vraiment désolé ! Je sais que jamais rien ne pourra changer ce que j’ai fait. Mais c’était pour Rose.
J’essuie une larme d’un revers de manche, mais déjà une autre prend la relève.
— Jo, je comprends.
— Et… Quoi ? Je m’arrête net, totalement abasourdi.
Jessie et Kentin se regardent, incrédules.
— Écoutez-moi bien tous les trois, pour l’instant personne ne sait ce que vous avez fait, et si vous ne voulez pas que ça se sache, je vous conseille de m’écouter attentivement.
— Non, Chris, le coupe Kentin. Nous devons payer.
— Je t’ai déjà dit ta gueule à toi ! Tu ne trouves pas que suffisamment de monde a payé ? Rose. Elliott qui est parti. Et maintenant moi. Je ne veux pas voir vos vies réduites à néant alors qu’elles n’ont même pas commencé.
J’ai du mal à respirer. Les rayons du soleil transpercent la couche de nuages sinistrement présente. J’ai la gorge serrée.
— Bien, alors voilà ce que vous allez faire : demain matin, vous retournerez au lycée. Je vous y rejoindrai dans un mois normalement. D’ici mon rétablissement. Vous ferez comme si vous ne vous connaissiez pas. Vous ne mangerez plus ensemble. Vous ne vous parlerez plus dans les couloirs. Personne ne doit faire le rapprochement entre vous trois et ce qu’il s’est produit. Les enquêteurs ont été très clairs avec mes parents, compte tenu de la situation, il sera très difficile — voir quasi impossible — de mettre la main sur le coupable. Alors j’espère que les choses sont bien claires. À partir de maintenant, tous les trois, vous ne vous connaissez pas, et surtout, ne croyez pas tout ce que vous entendez…
— D’accord, acquiesce Kentin.
— Et toi, Jo, je veux que tu viennes me rendre visite plus souvent. On a toujours été de très bons amis jusqu’ici, alors il ne faudrait pas que ça change. Pas maintenant. Allez, partez. Je veux me reposer, j’en ai besoin.
En me levant, je viens me pencher au-dessus de Chris et je dépose un baiser sur son front en lui murmurant : « Merci » à l’oreille. En me redressant, je le vois qui m’adresse un sourire tandis que ses prunelles se noient sous les larmes.
— Dépêchez-vous ! grommelle-t-il.
Le lendemain matin, j’arrive dans les couloirs d’Hamilton High, là où des enquêteurs de la police criminelle ont pris refuge le temps de l’enquête pour Chris ; Jessie, Kentin et moi sommes devenus de parfaits inconnus. Plus de réunion devant les casiers. Plus de repas à notre table habituelle à la cafétéria. Plus de bavardage en cours. Si je croise l’un deux au détour d’un couloir, je l’ignore complètement et tente de changer de direction.
Pour la première fois depuis des années, je n’ai pas envie de manger. En arrivant chez moi après la visite de Chris, je me suis empressé de jeter tous les paquets de chips et de biscuits que je pouvais garder sous mon lit ou dans mon placard.
Est-ce que je mérite d’exister ? Parce qu’honnêtement j’en doute. Je ne me suis jamais autant détesté que durant ces derniers jours. Je voudrais que tout redevienne comme avant. Que rien ne soit jamais arrivé. Ces dernières années, au lieu d’affronter mes problèmes, je les ai mangés. Il aurait simplement fallu se relever, regarder le mal droit dans les yeux et lui dire : non ! Mais il est trop tard.
Je ne pense pas que l’on naisse monstre. On le devient. Et comment ? À cause de tout le mal que les autres nous font subir. Ce sont eux qui nous plongent dans la noirceur ; dans les ténèbres. Ce sont eux qui nous y poussent et nous y enfoncent jusqu’à ce que l’on se soit fait consumer. Et lorsqu’il est trop tard, les autres se permettent de nous dire que nous sommes à l’origine de notre propre problème. Que nous avons nous-même construit cette noirceur.
Je ne peux pas savoir de quoi demain sera fait. Mais je dois avancer chaque jour avec les regrets du passé. Ceux qui me rongent et me dévorent jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Peut-être que si quelque chose s’était passé différemment à un moment donné, alors peut-être que rien de tout ça ne serait arrivé.