Chapitre dix-sept

– Humphrey, on marche depuis des heures…

    – Ça ne fait même pas vingt minutes. Tu as fini de te plaindre ?

    – Je te préviens, Hera ne t’attendra pas, elle va partir sans toi.

    – Tu penses vraiment qu’elle partirait sans te dire au revoir ?

    Golly se figea sur place. Elle avait un coup de chaud. Et si, effectivement, Hera était partie sans lui dire au revoir ?

    La démone fit volteface, se demandant si elle devait courir ou juste laisser couler. De toute façon, elle ne saurait pas quoi lui dire. « Salut, bon voyage, c’était cool d’être codétenues, puis de se haïr ». Ce n’était pas la fin qu’elle espérait.

    Humphrey leva les yeux au ciel et lui attrapa le bras pour la forcer à continuer sa route :

    – Elle ne partira pas sans t’avoir touché deux mots, crois-moi, la rassura-t-il. Mais on ne devrait pas traîner. Le vortex ne va peut-être pas tarder à se fermer. Allez, grouille ! Franchement, tu me fatigues. Si tu continues à me casser les noix comme ça, je ne serai même plus triste de te laisser derrière moi comme une vieille chaussette.

    Il mentait. Ça s’entendait dans sa voix tremblotante. Toutefois, Golly appréciait l’effort.

    La carcasse de la 4L se dessina à quelques mètres. D’ici, on aurait dit le décor de l’Apocalypse, avec un grand A : rien autour, pas le moindre souffle de vent, pas le moindre bruit, tout était gris, blanc, pâle, mort… Et au milieu, une voiture abandonnée qui puait l’essence. Si elle n’explosait pas dans les minutes à venir, ce serait un miracle. Peut-être que Golly ne devait pas trop s’en approcher. Ses émotions faisaient apparemment encore des siennes et il aurait suffi d’une étincelle…

    Elle eut à peine le temps de finir sa pensée que Humphrey fouillait la banquette arrière. Elle comprit que ce qu’il cherchait n’y était plus. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour essayer de mieux voir :

    – Je peux t’aider, peut-être ?

    Humphrey étira son long bras en arrière et la menaça d’un index en l’air, sans pour autant arrêter son intensive recherche. Golly était impressionnée par tant de souplesse :

    – Tu ne bouges pas, menaça-t-il. Je l’ai laissé quelque part par ici, il n’a pas pu aller bien loin.

    – C’est un chien ? Un poney ? plaisanta Golly avant de reprendre son sérieux. J’ai toujours rêvé d’avoir un poney…

    – Ça fait longtemps que les poneys sont morts, rappela le démon.

    Elle fit mine de bouder et croisa les bras sur sa poitrine :

    – Si tu m’aimais vraiment et si j’allais vraiment te manquer, tu aurais trouvé le moyen de m’offrir un poney.

    – Tu es insupportable, tu le sais ça ? rit Humphrey.

    – Ouais, tu as déjà dû le mentionner une ou deux fois.

    Cette foutue voiture n’était pourtant pas bien grande, où pouvait bien se cacher un… ?

    – EUREKA ! hurla-t-il de nulle part. Il était sous le siège avant. Il a dû glisser quand on a à nouveau tenté de laisser Ciel conduire.

    – Pas l’idée du siècle, j’en conviens. Bon, je peux voir ?

    Humphrey hésita. Était-ce vraiment une bonne idée ? Ou « l’idée du siècle », comme elle aimait tant le dire ? Peut-être qu’il faisait une erreur, mais si elle venait à apprendre qu’il lui avait caché que…

    Elle ne le saurait jamais, de toute façon. Il allait traverser le voile qui séparait les mondes. Elle ne le pouvait pas. Si jamais elle venait à apprendre son mensonge, elle ne pourrait pas lui courir après. Il pouvait très bien faire comme s’il n’avait rien dans les mains, lui faire croire à une farce, comme tout bon grand frère…

    – Humphrey, le portail va se fermer, il va falloir qu’on y retourne. Ça va, toi ?

    – Euh… Golly…

    – Quoi ? répondit la voix dans son dos. Oh non, ne me dit pas que tu hésites encore ? S’il te plaît, nous n’avons plus beaucoup de temps, si tout ceci n’est qu’une mascarade pour me forcer à faire demi-tour avec toi, sache que ton plan est foireux. La bagnole est morte, elle ne redémarrera pas, de toute façon…

    Humphrey ne répondit pas. Il voulut le faire, mais sa gorge s’enrailla.

    – Allez, s’il te plaît, supplia Golly. Moi aussi je t’aime, d’accord ? Voilà, je te l’ai dit. Tu es content ? Et c’est parce que je t’aime que je te laisse partir, et parce que tu m’adores que tu vas me laisser ici.

    – Golly, tu veux bien te taire, trente secondes que je remette mes idées en place !

    – En place, qu’est-ce que tu… ? commença Golly avant de se rendre compte qu’elle avait encore parlé. Pardon, je me tais. C’est bon, je ne dis plus rien. Hop, la clé, dans le ravin. (Dit-elle en faisant le geste de se fermer les lèvres à double tour) Enfin, non, y’a pas de ravin, dans la neige, ou le sable, ou peu importe ce que c’est que ce truc-là dans lequel on marche depuis tout à l’heure…

    Humphrey se mit à rire. Elle put le voir à ses épaules qui tressautaient :

    – Nom d’un diable, je crois que je préférais quand tu étais muette !

    – Ouais, moi aussi, ricana-t-elle.

    Humphrey termina son rire avant de pousser un long soupir :

    – Écoute, je… J’ai un truc dans les mains, mais je ne sais pas si je dois te le donner. Je pense que ce serait la pire idée, en réalité… Mais faire comme si je n’avais pas pensé à te l’offrir, ce serait aller contre mon amour pour toi, et mon envie de te donner ce que tu désires le plus au monde.

    Golly le laissa parler, mais elle n’entendait plus rien après « mon amour pour toi ». Ça y’est, il venait de le dire. Cela lui fit si chaud au cœur qu’elle crut revenir entre les vivants, comme si elle n’avait attendu que ça toute sa vie. Pourtant, elle n’en avait jamais eu l’impression. Elle n’avait jamais ressenti un manque.

    Humphrey prit son courage à deux mains et se retourna enfin :

    – Je n’ai pas tout détruit de notre petite balade dans le bunker, baragouina-t-il avec difficulté.

    Golly baissa les yeux sur ce qu’il tenait entre ses doigts. Elle manqua d’en perdre son souffle et porta sa main à sa poitrine pour s’assurer que son cœur y battait toujours :

    – C’est... C’est un bracelet ?

    Humphrey hocha la tête :

    – C’est celui que Ciel m’a arraché. Elle a bien fait son boulot, elle l’a parfaitement coupé en deux. Je pense que si on le réassemble autour d’un poignet, il devrait encore fonctionner. Je n’en ai aucune idée en fait… Mais… Il est encore chaud et les petites lumières à l’intérieur sont toujours allumées. Je suppose que le système n’a pas été touché.

    Golly pensa rêver :

    – Attends, tu… Tu l’as gardé pour moi ? Pourquoi ?

    Humphrey tortillait ses lèvres dans tous les sens. Il ignorait comment lui dire ce qui se débattait derrière ses dents.

    Golly sourit tristement :

    – Tu savais que je ne passerais pas le vortex… Tu as dit que tu pensais que je pourrais le faire, mais tu m’as menti.

    – Quoi ? Non, pas du tout ! se dépêcha de répondre Humphrey. Ne va pas te faire de fausses idées ! Je pensais vraiment que tu pourrais le traverser avec moi, ça, je n’en ai jamais douté…

    – Alors, de quoi tu doutais, au juste ? demanda Golly, perdue.

    Humphrey poussa un long soupir, il essayait de faire baisser sa température. Il sentait en lui le stress brûler. Lui qui était si fidèle à sa reine de l’Enfer, il avait du mal à croire qu’il était sur le point de blasphémer.

    – Je… Je ne pensais pas que Lucifer tiendrait sa parole une fois dans le nouveau monde, bégaya-t-il.

    Golly n’avait pas vraiment vu les choses sous cet angle. Elle laissa son frère continuer le fil de sa pensée :

    – J’ai essayé de m’en persuader. J’en ai parlé avec Ciel, tu sais ? Le soir où j’ai disparu. J’ai fait courir plusieurs scénarios dans ma tête, dont celui que peut-être, elle t’offrirait ce que tu souhaites, avant de t’effacer la mémoire, pour que plus jamais nous puissions nous revoir, toi et moi. Mais… Au fond de moi, une petite voix me disait que tout ça, c’était me punir, moi. Pas toi. Tu te souviens de son regard dans la grotte ? Comment elle te regardait ? Comment elle a dit pouvoir te donner ce que tu voulais ? Je ne sais pas, dans sa voix j’entendais… Comme un mensonge. Alors, quand j’ai vu que ce bracelet était encore presque en état je me suis dit… Que peut-être je devrais le garder, juste au cas où.

    Une larmichette monta à l’œil de Golly. Elle l’écrasa avant même qu’elle ne coule. Elle n’en pouvait plus de pleurer, elle avait bien trop laissé l’eau prendre le dessus sur ses émotions.

    – Ne te méprends pas, continua-t-il et on aurait dit que sa voix grésillait. Je pense que c’est une terrible idée. Je pense toujours que tu ne devrais pas devenir humaine. Et je crains que si je t’offre ce bracelet, tu te foutras en l’air avant même que l’on ait fini de traverser le voile. Mais… Si c’est ce que tu veux. Si c’est vraiment ce dont tu as besoin… Qui suis-je pour te le refuser ?

     Cette fois, les larmes coulèrent. Golly ne voyait presque plus son frère, mais elle pouvait entendre sa voix habituellement grave chavirer vers des aigus honteux.

    – Est-ce que… est-ce que tu peux me promettre que si je te le donne, tu attendras un peu, avant de te donner la mort ? Un jour ? Deux ? Non, non ne me dis rien. Si je le sais, je vais psychoter. Je préfère ne pas savoir. Mais quand même. Attends un petit peu.

    Golly lui sourit tendrement :

    – Ça ne sera pas la première chose que je ferai. J’ai déjà quelques petites idées en tête. En plus, quand Ciel le saura, je pense qu’elle ne me lâchera pas.

    Humphrey eut un coup au cœur :

    – Ne lui fais pas ça dans le dos ! Ça aussi, promets-le-moi. Elle est si naïve. Elle pourrait détourner le regard une seconde, et…

    Il eut un hoquet et ne put terminer sa phrase. Il aurait dû y penser à deux fois, ne pas le lui montrer. Maintenant, il était trop tard. Voilà que ses pensées étaient assombries par la mort de Golly et la peine de Ciel, et il hésitait de plus en plus à partir.

    Golly fit un pas en avant et posa sa main sur son bras. Il était si affaibli qu’il en sursauta.

    – Jamais je ne lui ferais ça, je te le promets.

    Humphrey renifla :

    – Je te demande de promettre, mais le temps passé à tes côtés m’a appris à ne pas te croire. Même si je sais que tes intentions sont bonnes… Au fond de toi, ton désespoir continuera de bouillir jusqu’à ce que tu penses ne plus avoir le choix.

    Golly se mordit nerveusement la lèvre à s’en arracher un grand pan de peau. Le goût du sang dans la bouche, elle reprit :

    – Tu as raison. Je ne peux rien te promettre quant à la date de ma mort. Parce que même moi, je ne sais pas. Je suis si heureuse maintenant que tu m’offres cette seconde chance, j’ai la sensation de n’avoir jamais ressenti ça. Que je garderai ce bonheur en moi à jamais. Mais moi aussi, j’ai passé beaucoup de temps à mes côtés. Et j’ai appris que quelques secondes de bonheur s’effacent vite. Au point qu’on oublie à quel point elles font du bien, et qu’elles pourraient bientôt se pointer à nouveau.

    Elle prit une grande inspiration et serra la peau de son frère un peu plus fort entre ses bras. Tous deux frissonnaient d’une tristesse profonde qui leur bouffait les boyaux. Ils avaient envie de vomir tout comme ils avaient envie de croquer dans quelque chose pour faire taire les remous de leur estomac :

    – Mais je peux te dire une chose, renifla-t-elle. Moi aussi, je l’aime bien cette petite idiote.

    Elle rit légèrement, n’arrivant pas à croire ce qu’elle venait de dire. Une démone qui s’inquiétait du cœur d’un ange.

    – Je ne ferai rien qui pourrait la blesser. Ça, je peux te le jurer.

    Humphrey sentit qu’il pouvait lui faire confiance. Il ne savait pas d’où venait cet élan. À chaque fois qu’il pensait la connaître par cœur, elle lui prouvait qu’il avait tort.

    – Bon, dans ce cas… hoqueta-t-il une nouvelle fois. Et si on voyait si ça fonctionne ?

    Golly hocha la tête bien plus vivement qu’elle ne l’aurait voulu. La joie intense qui emplissait son crâne lui fila le tournis. Mais elle resta droite, digne, et lui tendit son poignet.

    Humphrey hésita. Les doigts tremblants, il plaça la partie supérieure contre le poignet de Golly. Il pouvait sentir contre sa joue le souffle surexcité de sa sœur, et sentir l’adrénaline monter en elle. Il posa la partie inférieure délicatement, puis échangea un regard avec elle. D’un hochement de tête, elle lui autorisa à l’emboiter et d’enclencher le mécanisme. Tous deux furent envahis par la peur de ce qu’il allait bien pouvoir se passer. Aucun d’entre eux n’avait été connecté à cette saloperie en étant éveillé. Est-ce que cela ferait mal ? Est-ce que cela ferait quoi que ce soit ?

    Avant de changer d’avis, il frappa avec force sur la partie supérieure. Golly grimaça et serra la mâchoire quand les deux picots entrèrent dans sa peau. Elle jura, un peu de sang s’écoula. Puis, plus une goutte.

    Elle fixa son poignet un temps.

    – Tu te sens comment ?

    – Pareille, admit-elle, tristement.

    – Peut-être que ça doit prendre une minute ou deux à faire effet, dit-il avec un sourire rassurant.

    –Humphrey, regarde, je ne saigne même plus, ça n’a pas marché !

    Le démon lui pinça alors très fortement l’épaule, un énorme bleu violacé se forma.

    – Aïe ! hurla-t-elle en posant sa main sur la blessure. Non mais ça ne va pas la tête ! Ça fait mal ! On a plus cent cinquante ans, tu ne peux pas te comporter comme un gamin et me pincer parce que tu n’es pas d’accord avec ce que je dis !

    – Idiote, retire ta main !

    Golly fut coupée dans son monologue et resta un instant bouche bée. Elle regarda sa main comme si elle allait la bouffer, avant de retirer, lentement, un a un de ces doigts.

    – C’est juste un bleu, dit-elle, dans un soupir.

    Humphrey sourit entre les larmes :

    – Et toi, une démone, ne peut pas guérir un simple bleu ?

    Golly dut faire un effort monstre pour ne pas se décomposer sur place. Pendant un instant, les bruits alentours, déjà faibles, se firent bourdonnements, et elle ne parvenait plus à réfléchir. Dès qu’une pensée s’immisçait, une autre lui barrait la route, pour finalement ne pas se terminer non plus. Jamais, Ô grand jamais, elle n’aurait cru que ce moment arriverait. Elle ne s’y était pas préparée.

    – Je… Je suis h… humaine ? bégaya-t-elle.

    – On dirait bien, sanglota Humphrey au travers d’un sincère sourire.

    Le souffle court, Golly secoua vivement la tête :

    – Frappe-moi.

    – Quoi ?

    Humphrey se réveillait aussi de cet élan de nouveauté. Il n’était même pas certain d’avoir bien entendu. Mais elle lui répéta :

    – Frappe-moi !

    Il fit non de la tête :

    – Pourquoi je ferais ça ?

    – Pour nous assurer que ça fonctionne !

    Elle ne pouvait pas y croire. Il devait y avoir une erreur. Ils ne pouvaient que s’être trompés, laissé une envie de liberté les envahir. Bientôt, la réalité les frapperait de plein fouet. Golly savait bien ce que c’était, elle ne vivait que dans ces mensonges de paix depuis si longtemps.

    – De quoi as-tu besoin ? Que je t’éclate une dent ? rit Humphrey. Si je fais ça, elle ne repoussera pas. Pas cette fois. Ça a fonctionné. Regarde ton bras ! Ose me dire que tu n’as pas mal et que ça ne va pas mettre plusieurs jours avant de redevenir blanc comme un cul.

    Les paupières de Golly tressautèrent, et ses larmes séchaient immédiatement. Elles noyaient toujours ses joues, mais le sourire si grand qui frappait maintenant son visage rayonnait assez pour tout faire oublier.

    – T... tu m’excuses ? bégaya-t-elle. F… F… Faut que j’aille faire un truc…

    Et avant qu’il n’ait le temps de répondre quoi que ce soit, elle était partie.

 

***

 

    Golly courut comme elle n’avait jamais couru de sa vie. C’était un peu le thème de la journée, mais elle ne fuyait pas cette fois.

    Déjà, elle ressentait les effets du bracelet contre son cœur haletant qui tambourinait dans sa poitrine, la suppliant de s’arrêter. Elle pouvait l’entendre gémir dans ses oreilles. Ses jambes s’engourdissaient déjà, la menaçant de l’abandonner si elle ne prenait pas vite une pause. Ses pieds lui en voulaient grandement de porter une paire de pompes vieilles comme le monde. Ses orteils étaient déjà rouges et proche de rendre l’âme, quant à ce sable infernal, il perçait la semelle et lui faisait saigner les plantes. Sa vision était trouble, ses oreilles bourdonnaient toujours. Ses poumons sifflaient comme des vieux ballons de baudruche, mais il était hors de question de ralentir avant d’atteindre ce fichu igloo.

    Une seule pensée noyait sa tête, assez pour faire taire toutes les autres et pour la forcer à continuer. À ne pas s’arrêter. Son humanité était déjà douloureuse, son corps était si différent. Ses réactions, ses sueurs, tout ça, c’était si… définitif. Avant, elle aurait pu courir un marathon sans trop perdre son souffle, et si elle venait à le perdre, elle savait que tout n’était qu’une question de minute avant de se sentir invincible à nouveau. Déjà, elle pensait comme une humaine et pensait que quand elle s’écroulerait, elle ne pourrait plus jamais se relever. Elle se sentait faible, physiquement. C’était si revigorant.

    Golly entra comme une balle dans l’igloo, manquant de se casser la figure. Ciel dut faire un bond sur le côté pour ne pas se l’avaler de plein fouet.

    Hera prit la parole en la voyant arriver :

    – Golly, je suis tellement désolée que tu…

    Mais elle ne put finir sa phrase. Déjà, le corps tout entier de Golly se frappait contre le sien, manquant de la faire tomber en arrière. Mais ce ne fut pas son premier réflexe. Celui-ci fut de hurler :

    – Mais qu’est-ce qui te prends ? Tu veux que l’on…

    Mais encore une fois, elle ne termina pas ce qu’elle venait de commencer. Tout contre elle, la serrant comme un gros ours en peluche, elle pouvait sentir Golly et son souffle se détendre enfin.

    Il n’y eut aucun éclair. Aucune douleur. Pas même une petite étincelle. Elles ne furent pas projetées l’une et l’autre au travers de la pièce. Non. Un toucher qu’Hera n’avait pas senti depuis un moment déjà et qui lui manquait. Oh, il lui manquait ! Jusque-là, elle ne s’était pas rendu compte à quel point.

    – Je ne comprends pas, murmura-t-elle, de marbre, osant à peine bouger.

    – Tu n’es pas obligée de tout comprendre, rit Golly, le nez prit par la morve et la joie.

    Lentement, comme si elle craignait de la briser, Hera leva ses bras au niveau des épaules de Golly pour l’enlacer à son tour. Elle fut surprise de ressentir ce parfum si humain qui avait hanté ses nuits de captive. Un nouveau souvenir qui s’ancrait en elle, faisant s’évaporer toutes les autres étreintes qu’elle avait eu avec la démone. Ils n’étaient que tristesse et peur de ne pas s’en sortir. Ce câlin-là ? Même dans ses rêves les plus fous, elle ne l’aurait pas imaginé.

    – J’avais trop peur de ne plus jamais pouvoir faire ça, dit Golly dans un soupir heureux.

    Hera ne parvenait pas à répondre. Elle aurait voulu que ses paroles reflètent ses  pensées précipitées, mais il était impossible pour le moindre mot de sortir. Il n’aurait pas été assez beau, il n’aurait pas été assez réel. Et Hera aurait regretté jusqu’à la fin de sa vie de l’avoir formulé de la sorte.

    Golly laissa échapper un petit rire en sentant le cœur de l’ange faire des bonds contre sa poitrine :

    – Oui, je sais. Moi aussi, je t’aime.

    Golly se détacha de l’ange et la regarda d’un œil neuf. Elle était si différente. Toujours aussi parfaite, mais si différente.

    Elle ne savait pas quel tour son nouveau cerveau s’apprêtait à lui jouer au détour de sa mortalité toute fraîche. Elle voulait juste essayer de s’imprégner de chacun de ses traits, avant qu’elle ne parte. Avant qu’ils ne s’effacent.

    Hera n’avait jamais vu plus beau sourire sur le visage de Golly. Le cœur de l’ange rata un battement face à une beauté frappante.

    Golly posa ses mains sur ses joues et la força à faire une grimace :

    – Regarde-toi, toute choquée !

    Hera pouffa de rire et attrapa ses poignets pour la forcer à la lâcher. Elle sentit sous ses doigts la froideur d’un bracelet trop familier. Son sourire s’effaça un instant, inquiète. Mais celui de Golly restait parfaitement heureux :

    – Une idée de Humphrey, la rassura-t-elle. Ça me va bien, hein ?

    – Le bracelet ? demanda stupidement Hera.

    – Mon humanité.

    La réalité frappa Hera. Évidemment que c’était ça. Qu’est-ce que cela pouvait être d’autre ?

    – Alors, ça y’est ? demanda-t-elle. Tu as gagné ?

    Golly fit la moue :

    – « Gagné », je ne sais pas, admit-elle. Mais disons que je fais un premier pas vers une nouvelle vie. Celle que je voulais essayer. Loin de moi l’idée de remercier ces enfoirés dans le bunker mais… je crois qu’ils m’ont offert la possibilité de ressentir autrement. De me trouver. On verra bien ce que ça donne.

    – « On » ?

    Golly sourit et jeta un rapide coup d’œil à Ciel avant d’observer à nouveau Hera :

    – Je garderai un œil sur elle, pour toi.

    Hera pouffa :

    – C’est plutôt elle qui va te surveiller. Je doute que la mortalité te rende plus prudente.

    Elles partirent en fou rire et tous les restes de la tension entre elles s’envolèrent. Un poids tomba de leur cœur et de leurs épaules. Elles se reprirent dans les bras pendant de longues minutes, assez pour que Humphrey les rejoigne.

    Golly écrasa une dernière larme sur le visage d’Hera avant de dire :

    – Bon. Vous vous barrez, ou faut qu’on vous pousse ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez