Un long désert s’étendait à perte de vue. Même le ciel disparaissait à l’horizon, refusant de montrer le moindre rayon de soleil, le moindre nuage capricieux. Pourtant, il faisait une chaleur à en crever. Vraiment. Même la petite troupe surnaturelle se demanda en combien de temps ils mourraient de soif.
Le sable était blanc, mais n’était pas vraiment du sable. On aurait plutôt dit que la neige s’était cristallisée, coincée à ne jamais fondre. Quand on marchait dessus, ce n’était pas chaud, ce n’était pas doux, ça ne rappelait pas les plages. Mais du verre, bien aiguisé. Heureusement qu’ils portaient des chaussures, sinon, adieux les doigts de pied. Les pneus de la 4L avaient explosé en chemin. Le moteur avait surchauffé à cause du climat et la radio sautait, si bien que même en connaissant par cœur les chansons de la playlist de Golly, impossible de reconnaître le moindre artiste.
Et au milieu de ce néant blanc… Un igloo. Un tout petit igloo. Vraiment minuscule. Il n’aurait même pas tenu le plus petit des enfants, et il était étrange qu’il ne fonde pas à vue d’œil. Les quatre créatures eurent le ventre prit par la peur, sans trop savoir pourquoi. Le bizarre, c’était normalement leur quotidien. Ils avaient arrêté de se poser de questions à la moindre étrangeté, ils avaient appris à faire avec, à ne même plus le remarquer. Tout ce qui pouvait encore les étonner étaient les humains, et encore, il n’avait fallu que quelques jours à leurs côtés pour qu’Hera et Ciel puissent peindre un tableau de leurs habitudes. Et pas beau, le tableau, en plus.
Ils entrèrent, un par un. Le froid de l’igloo leur brûla les épaules en passant la porte. Mais une fois qu’ils furent à l’intérieur, c’était interminable.
Il y avait assez de place pour y nicher le monde entier, et il ne faisait pas froid. L’air y était même assez doux. Un agréable été, une odeur d’apaisement, un son de paix. Ce genre de choses qui n’avaient ni odeur, ni goût, ni son… et pourtant. Tout ici prenait sens. Ils se demandèrent comment personne n’avait pu trouver cet endroit plus tôt. Quelle magie avait été assez puissante pour le cacher pendant des millénaires ?
Et dans le fond brillait une tache. Ou peut-être… une boule. Quelque chose de fluide et de tangible à la fois. Quelque chose que même les plus grandes autrices n’auraient pu décrire, leur plume si belle et élaborée soit-elle.
C’était immense. Chaleureux. Une envie de se jeter dans ses bras, de serrer fort ce qui ne pouvait pas être serré.
On ne pouvait rien voir au travers de sa lumière jaune citron. Pourtant, on pouvait y deviner la vie, le mouvement, et quelque chose de grand qui aurait fait envie à n’importe qui. N’importe qui… sauf peut-être ceux qui savaient ce qui avait dû être enduré pour gagner le nouveau monde.
– La pire loterie, ever, commenta Golly, plantée droite comme un piquet.
Ses amis ne répondirent pas. Ils étaient bien trop occupés à perdre leur mâchoire face à un spectacle de toute beauté.
Pendant le reste de leur voyage, ils s’étaient tous demandé, en silence, ce qu’ils feraient une fois devant le puits. Aucun d’eux n’avait trouvé la réponse et espérait que celle-ci viendrait d’elle-même, une fois devant le fait accompli. Qu’une fois les pieds dans la grotte – ou plutôt l’igloo – qui portait en son sein la dernière once de magie sur terre, ils sauraient. Ce serait une évidence. Une bouffée de soulagement qui les envahirait si violemment qu’ils s’en voudraient presque de ne pas avoir compris plus tôt.
Mais rien.
Rien.
– C’est moi, ou c’est moins fort que quand nous sommes entrés ? demanda Ciel.
Ce n’était pas vraiment la réponse à laquelle s’attendait Golly. Elle espérait plus un commentaire sarcastique… Ou que Humphrey tente de la pousser dans la lumière. Après tout, il fallait bien que quelqu’un teste où cela menait, si ce n’était pas dangereux, et il s’était prouvé plutôt bon à ce jeu !
Mais il était vrai que cela faisait un moment qu’ils étaient plantés là. Du moins, c’est ce qui se ressentait dans ses jambes pleines de crampes et de fourmis. Elle aurait bien regardé la montre de Humphrey pour voir quelle heure il était, mais elle ignorait quand ils étaient arrivés et surtout, sa trotteuse ne tiquait plus.
La lumière semblait se taire doucement, mais elle n’en était pas certaine. Elle avait moins mal aux yeux, mais peut-être qu’elle s’était habituée à son éclat.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Hera en levant l’index.
Les trois têtes se penchèrent sur la droite pour mieux voir, synchronisation parfaite.
– On dirait… Un collier de perles, répondit Golly.
– De très grosses perles, je plains l’huitre qui les a gerbées ! plaisanta Humphrey.
Contre le mur de glace se cognait de temps en temps un grand collier de perles. Il était pendu au plafond, si toutefois il y en avait un, impossible de le voir. Les perles étaient grosses comme le poing et ils pouvaient en compter une cinquantaine avant de ne plus pouvoir les voir, trop loin pour l’œil.
Comment avaient-ils pu ne pas les entendre tinter jusque-là ? Elles frappaient nonchalamment contre la glace au rythme d’une brise qu’ils ne ressentaient pas. Mais la musique qui en découlait était hypnotisante.
– Elles ne sont pas toutes de la même couleur, souligna Ciel.
– On avait remarqué, soupira Golly.
– Non, mais je veux dire… regarde.
Golly se concentra un peu plus sur les perles en question. D’abord, elle ne comprit pas où Ciel voulait en venir. Oui, il y avait une grande rangée de billes noires suivies de plusieurs billes blanches qui raclaient presque le sol. Puis, en se concentrant, elle vit que les deux chaînes de couleurs étaient séparées par une perle grisâtre, mais elle ne se souvenait pas avoir vu cette couleur il y avait encore quelques minutes. Elle se concentra encore plus et remarqua que cette perle grise devenait lentement noire.
– Elles… s’éteignent ? osa-t-elle demander.
– J’en ai bien l’impression, dit Hera. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Humphrey regarda les perles, puis de nouveau le vortex :
– Ça veut dire qu’il nous reste peu de temps. C’est un compte à rebours. Je suppose que quand cette dernière perle s’éteindra, le puits se fermera et plus personne ne pourra le traverser.
S’ils se doutaient tous que l’offre était limitée, ils pensaient tout de même avoir plus de temps pour prendre une décision !
– Bon, bah quand faut y aller, faut y aller !
Golly dit ça haut et fort pour se donner de l’entrain et fit un pas vers la lumière. Pas le temps d’en faire un deuxième que Humphrey l’attrapait déjà par le bras :
– Je peux savoir ce que tu fais ?
Golly le fixa avant de secouer la tête :
– Il faut bien que quelqu'un se lance, pauvre idiot.
Humphrey bégaya avant de réussir à surarticuler :
– Tu te fous de ma gueule ? Tu ne vas pas y entrer !
– Bah quoi ? Ce n’est pas pour ça qu'on est là ?
– Je... je... Je ne sais pas... On a dit que...
Il lança des regards de détresse aux deux anges. Ciel fit un pas en avant pour se mettre entre le puits et la démone :
– Il faut bien y réfléchir avant de te lancer.
– Réfléchir à quoi ?
– Maintenant que l'on connait toute la vérité... Est-ce que tu veux toujours y aller ?
Golly haussa les épaules :
– Je ne suis pas certaine que là-dedans, ce soit pire qu'ici. Et puis de toute façon, il vous faut bien un cobaye, non ? Imaginons que ce soit un piège ? Moi, je me moque de crever. Bon, je préférerais avoir une longue vie humaine... (Elle soupira) mais entre nous quatre, s'il y en a bien une qui s'en fout... Vous voulez essayer, vous ?
Les regards fuirent et Golly laissa échapper un petit rire sans joie :
– Vous pouvez répondre que vous avez peur, vous savez ? Je ne le prendrais pas mal.
– Imagine qu'il y ait bel et bien une anguille sous le caillou... commença Ciel.
Humphrey pouffa de rire. Visiblement, il y avait encore du boulot sur les expressions idiomatiques. Et la mine concentrée de Ciel, qui ne se dérida même pas quand elle l'entendit se moquer, ne rendait la scène que plus drôle.
– Imagine que tu sois dans le barda et qu'il y ait aucun moyen pour toi de revenir en arrière ?
Golly leva les bras en signe d'abandon :
– Les amis, qu'est-ce que vous ne captez pas dans « je m'en fous » ? Je vous jure, vous n'avez pas de souci à vous faire.
– Mais, et si on te voit plus, ça t’est venu à l'idée, ça ! hurla Ciel.
Golly n'avait jamais vu l'ange perdre ses moyens, se laisser aller à la colère. Elle commençait même à croire qu'elle n'en était pas capable.
Même Ciel fut étonnée de la hauteur que venait de prendre sa voix :
– Pardon... marmonna-t-elle en réalisant que ses mains tremblaient légèrement. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris.
– Nous non plus, admit Humphrey, inquiet. Tu nous expliques ?
Ciel poussa un long soupir. Elle fit quelques pas, sans monter à cent, le visage entre les mains :
– Je... Je ne sais pas. Je sais que c'était à ma demande que nous avons fait tout ce chemin. Je pensais que cela me permettrait de me reconnecter à ma foi, que je croirais encore à nouveau. Que quelque part, en moi, ou dans cet endroit, une voix allait m'expliquer ce que je devais faire.
Hera posa sa main sur l'épaule de sa sœur. Pour la rassurer, mais aussi parce qu'elle lui filait le mal de mer :
– On t'avait bien dit que tu ne trouverais pas ta réponse ici. Tout ce que nous avons à faire, c'est traverser et voir ce qu'il se passe.
– Alors non, corrigea Golly en levant l'index. Tout ce qu'il y a à faire c'est de me laisser traverser et ensuite, si ça n'a pas l'air trop louche, vous suivez.
– Non, non, vous ne comprenez pas, reprit Ciel. J'ai bien eu ma réponse. Je ne sais pas trop à quel moment du voyage. Elle m'a frappé, comme ça. Mais je pensais qu'en venant ici... Elle se sauverait. Mais... Elle persiste de plus en plus, je n'arrive pas à la faire taire ni à trouver le moindre argument pour la réfuter, je... Je ne sais plus qui écouter, ça devient assourdissant là-dedans.
Pour appuyer son propos, elle tapota sa tempe de son index, assez pour en laisser une trace rouge qui disparut rapidement.
Hera secoua lentement de la tête, les deux mains sur les épaules de sa sœur, pour qu'elle reste immobile. Elle cherchait en vain à croiser son regard, mais Ciel le fuyait, telle une enfant honteuse :
– J'essaye de comprendre ce que tu veux dire, mais ce ne sont que des mots. Respire, reprends tes esprits, exprime-toi correctement.
– Elle s'exprime correctement, intervint Humphrey. Tu n'aimes juste pas ce que tu entends.
Hera lui lança un regard noir. Elle aurait dû savoir depuis le temps que cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Il montra Ciel du doigt :
– Elle veut rester.
La paupière d’Hera tressauta, mais elle garda ses lèvres scellées. Golly eut le reflexe idiot d'attraper son frère par le bras pour le faire reculer d'un pas, voire deux, au cas où elle explose. L'ange avait l'air de se battre contre toutes les cellules de son être pour ne pas jeter sa sœur de force dans le vortex.
Elle regarda enfin Ciel, prête à lui hurler dessus qu'elle avait des devoirs envers Dieu, envers les anges, et leurs frères et sœurs tombés au combat. Elle n'avait pas le droit de baisser les droits maintenant. Elle était l'une des leurs, qu'elle le veuille ou non, et il était indigne d'elle de refuser une telle opportunité.
Sur le visage de Ciel se dessinait une naïve tristesse. Chacun de ses traits montraient qu'elle savait que ce qu'elle demandait était une erreur. Elle n'était même pas certaine de suivre le bon chemin. Son corps se battait de toutes ses forces pour repousser cette envie soudaine, plus un coup de tête qu'autre chose. Mais elle savait, tout au fond, qu'elle devait s'écouter. Si elle refusait de suivre son instinct, elle vivrait une éternité de regrets.
La colère d’Hera s'effaça. Ses rides se radoucirent.
– Vraiment ? C'est vraiment ça, que tu veux ?
– Tu pourrais rester avec moi, s'étrangla Ciel dans un sanglot.
Les mots firent difficilement leur chemin dans les neurones emmêlés d’Hera. Elle lâcha sa sœur, mollement.
– Je... Je ne peux pas, Ciel. Ma place n'est pas ici.
– Mais bien sûr que si ! Regarde autour de toi !
Ciel prit ses mains dans les siennes :
– Nous avons aidé ce monde à prospérer. Et il est si magnifique.
Ciel souriait d'une oreille à l'autre en se remémorant tous les beaux moments qu'elle venait de traverser. Ces derniers jours avaient disparu en battement d'aile de papillons, et pourtant, ils étaient ancrés dans sa mémoire à jamais.
– Tu l'as vu de tes propres yeux, pour la première fois. Tu ne peux pas me dire qu'il ne t'a pas tapé dans l'œil ! Il n'est pas parfait, il est blessé, peut-être que la fin est proche mais... Mais c'est tout de même notre foyer. Nous ne pouvons pas le quitter...
– L'autre monde sera aussi notre nouveau foyer, Ciel...
– Non. Non, il ne sera jamais à la hauteur. Il ne sera qu'une pâle copie.
– La copie d'une erreur ?
Ciel perdit immédiatement son sourire. Hera n'avait pas voulu être cinglante, ni même se montrer désagréable. Elle avait fait de son mieux pour calmer l’ardeur dans sa voix. Elle aurait été la plus douce du monde, cela n'aurait rien changé. Ces mots heurtèrent Ciel de plein fouet, qui ne sut quoi répondre. Hera souffla tristement :
– Ciel... Ce monde est raté. Il n'est pas beau, je suis désolée. J'aimerais y voir ce que tu y vois. J'aimerais l'aimer tout autant que toi. Mais j'ai vu sa noirceur, de l'intérieur. Tu as visité un bunker, moi, des années de ma vie s'y sont perdues. J'ai vu la colère dans leur regard, ils veulent nous tuer. Et quand ils nous auront oublié, ils retourneront à leur activité favorite : se tuer entre eux. Il n'y a presque plus d'animaux devant lesquels s'émerveiller et les reliefs s'aplatissent à vue d'œil. Il n'est pas blessé, ton monde, Ciel. Il est déjà mort. Ce n'est qu'une question de jour avant qu'il ne s'autodétruise, tout au plus. Et il le mérite.
Ciel la dévisagea un instant. Elle cherchait sur le visage de sa sœur où se situait la vérité et le mensonge. Non pas qu’elle doute de la sincérité de celle-ci, mais elle la connaissait depuis assez longtemps pour savoir qu’Hera ne racontait pas toujours sa vérité. Si Ciel avait réussi à se détacher de l’emprise qu’avait sa loyauté envers Gabrielle sur elle, elle doutait que ce soit le cas d’Hera. Elle pensait toujours réfléchir par elle-même. Et peut-être qu’elle ne se réveillerait jamais. Difficile à dire. Ce que Ciel savait, c’était qu’elle ne pouvait pas la forcer à la suivre, ni à prendre une toute nouvelle décision dans les minutes à suivre.
Alors, elle lui sourit. Sincèrement, de toutes ses parfaites petites dents blanches :
– Je te souhaite tout le bonheur dans cet autre monde. Que tu le façonneras à ton image, et que tu l’aideras à prospérer.
– Ciel, arrête tes idioties, siffla Hera. Tu ne vas pas rester ici toute seule !
Ciel haussa les épaules avec une moue amusée :
– Je me suis plutôt bien débrouillée au Paradis, sans toi pour voler au-dessus de mes épaules et me dire quoi faire. Ce n’est pas une petite planète en décomposition qui va me faire peur.
Hera aussi voulait réveiller sa petite sœur. Elle voulait l’attraper par les épaules et la secouer jusqu’à ce qu’elle retrouve ses repères. Ou qu’elle s’évanouisse pour qu’elle puisse la trainer de force à travers le portail. Mais elle ne pouvait pas faire ça. Ce serait la trahir. Peut-être que Ciel ne se réveillerait jamais. Difficile à dire.
Ce fut donc au tour d’Hera de sourire, mais son rictus ne fut pas aussi convaincu. En elle, quelque chose était en train de se briser. Elle ignorait quoi, mais même humaine, elle n’avait jamais ressenti de douleur aussi vivide.
– Très bien. Si tu penses que c’est ce qu’il y a de mieux pour toi… Je… Je ne peux pas te raisonner… Je te souhaite la plus belle des vies, aussi courte puisse-t-elle être.
Peu importait les mots d’amour qu’elle voulait partager en ce qui semblaient être leurs derniers instant, Hera ne parvenait pas à les formuler. Tout ce qui sortait de sa bouche sonnait comme un reproche. Mais Ciel la connaissait assez pour comprendre qu’elle était blessée.
Ciel prit sa sœur dans ses bras et la serra si fort que ses os claquèrent. Elle oubliait presque leur force, mais même si elle s’en était souvenue, elle n’aurait pu retenir son cœur de vouloir ne faire qu’un avec celui d’Hera pour une dernière fois.
Golly en avait marre de voir ces élans de cœur. Ok, c’était triste, elles se disaient au revoir, elle n’était pas loin de ressentir un pincement dans sa poitrine… Mais son impatience se trouva être plus capricieuse.
– Bon, alors, c’est bon ? Je peux y aller ?
Elle n’allait pas mentir et dire qu’elle espérait survivre à ce test. Elle espérait bien exploser en chemin, ou peu importait. Mais si elle parvenait à passer de l’autre côté et obtenir sa mortalité, c’était bien aussi.
Ciel et Hera se détachèrent l’une de l’autre en espérant que personne ne voit leurs larmes. Il était un peu tard pour se soucier de ça.
– Je pense toujours que c’est une mauvaise idée que tu serves de cobaye, renifla Ciel.
– Et je pense que c’est toujours une bien meilleure idée que de se jeter là-dedans à trois sans savoir ce qu’il peut se passer de l’autre côté, assena la démone avec moins de douceur qu’elle l’aurait voulu.
Ciel se mordit l’intérieur de la joue pour éviter de lui répondre qu’elle pouvait être un peu plus aimable. Elle essayait de comprendre le stress qui la tourmentait. Elle baragouina alors un « ok », peu convaincu. De toute façon, Golly partirait la première, rien n’allait la retenir.
Golly leur jeta un dernier regard, les uns après les autres, pour s’assurer qu’aucun d’entre eux n’allait lui attraper le bras à la dernière seconde. Parce que ça, ça aurait vraiment le don de l’énerver.
Elle fit quelques pas et se tint devant la lumière de plus en plus faible. Elle prit une si grande inspiration que sa poitrine lui fit mal. Elle ne sut pourquoi elle était soudain emplie d’une peur qu’elle ne ressentait pas il y avait encore quelques secondes. Pas le temps de réfléchir, sinon, elle allait changer d’avis, et c’était hors de question.
Elle fit un pas dans la lumière et une grande chaleur l’enveloppa. Elle fut certaine de sentir une brise lui caresser la cheville, l’attrapant presque, la poussant à faire un pas de plus. Du pied jusqu’au genou, elle ne voyait plus sa jambe. Elle sentit une larme perler à sa joue. Ça y’est, il était temps de passer à autre chose.
Conquérante, Golly ferma les yeux et se jeta toute entière dans le halo, un sourire aux lèvres. La chaleur prit possession de son corps, mais elle était bien plus agréable que toutes les flammes qui l’avaient un jour avalée. Juste le temps de penser à la vie qu’elle aurait, enfin, celle qu’elle méritait, celle dont elle rêvait… puis le froid revint lui lécher le corps. Elle n’ouvrit pas de suite les paupières, de peur de gâcher le moment où elle verrait le nouveau monde. Mais quelque chose clochait, elle pouvait le sentir ramper dans son dos comme un mauvais pressentiment.
– Euh… Go ?
Humphrey. Avait-il traversé en même temps ? L’idiot.
Golly ouvrit enfin les yeux pour se retrouver au milieu de l’igloo.
–Que… Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?
Elle fit volteface pour voir le halo qui se tenait toujours derrière elle, presque translucide, au travers duquel elle pouvait voir ses trois amis la dévisager avec tristesse.
– Je… Je ne comprends pas, baragouina-t-elle.
Mais ceci était encore un mensonge qu’elle se racontait.
Elle était passée au travers sans pourtant passer au travers. Un autre puits venait de la refuser dans ses bras.
***
Golly bouillonnait de l'intérieur. Elle sentait en elle monter ce pouvoir qu'elle retenait depuis sa dernière crise. Elle courut, courut, courut, sans vraiment aller nulle part. Il n'y avait rien autour. Elle voulait juste s'épuiser. Elle voulait s'écrouler. Pour se réveiller loin. Là où sa colère n'existait pas. Ou alors, là où elle saurait comment gérer ce flot d'émotions qui la brinquebalait dans tous les sens comme un bateau en pleine tempête.
Quand ses genoux furent trop fatigués pour la porter, qu'elle s'effondra, se griffa les rotules sur cette toundra irréelle, elle refusa de regarder en arrière. Elle avait peur que l'igloo ne soit qu'à quelques mètres. À portée de bras. Trop près. Lui rappelant qu'elle ne pouvait pas échapper à son destin, même si elle essayait encore et encore de se racheter.
Jamais Lucifer ne la pardonnerait. Jamais elle ne lui offrirait ce qu'elle souhaitait, même si son vœu le plus cher était de mourir. Golly ne comprenait pas d'où venait toute cette haine, surtout si Lucifer avait renversé son erreur à son avantage. Si l'idée d'un nouveau monde lui convenait, si elle attendait que Golly craque et révèle sa nature avec impatience, alors pourquoi la punissait-elle encore ? Y’avait-il une chose qu'elle pouvait faire pour prouver qu'elle était désolée ? Lucifer était-elle vraiment à la tête de toute cette mascarade qu'était ce voyage ridicule ? C'est vrai quoi, peut-être que la cornue n'en avait que faire, finalement. Peut-être que c'était l'univers qui s'en prenait à la démone, car elle était née sous la mauvaise étoile de magma.
Peut-être qu'elle était pourrie jusqu'à la moelle. Peut-être que son destin était d'être une ratée. Peut-être qu'on la condamnait pour être la créature qu'elle était. On lui en voulait de tuer ? Alors pourquoi lui avait-on donné ce pouvoir ? On lui en voulait de faire le mal ? Alors pourquoi lui avait-on appris à le faire ?
Et si elle, elle ne pouvait pas passer le vortex, alors pourquoi Lucifer le pouvait ? Et pourquoi Humphrey n'y verrait aucun obstacle ? Il ne l'avait pas encore fait, mais elle était certaine qu'il méritait une nouvelle vie. Toute belle, toute propre. Non, ce n'était pas être le fruit du démon, le problème. Ce n'était pas ce qu'elle était, mais qui elle était.
Et bah, être Golly, ça craignait. Elle avait passé sa vie à servir sa Segneurerie et il avait suffi d’une bêtise, une seule, une toute petite, pour que tout s'écroule. Elle aurait mieux fait de garder ses lèvres scellées. De ne jamais l'ouvrir, de ne jamais se confier à Thia. Elle avait été faible et elle ne méritait même pas la mort. Ce serait trouver la paix, ce serait voler ce que les autres s'étaient battus à obtenir.
Golly avait du mal à garder les yeux ouverts. Au travers du fin voile de larmes frappait la lumière froide d'un soleil peu compatissant. Elle ne voyait rien d'autre que le désert, encore et encore, qui ne s'arrêtait jamais. Elle se vit, marcher, les jambes coupées, brûlantes, jusqu'à la fin de son immortalité, sans jamais nulle part où aller. Sans que jamais ne se dessine la moindre anomalie à l'horizon, sans jamais croiser une âme, sans jamais... sans jamais vivre, ou mourir, ou respirer autre chose que ce sable glacé.
Les larmes s'échappèrent. Si salées, ses joues rougirent immédiatement. Elle frappa le sol de ses poings, se cisailla les doigts. Ça montait dans sa gorge comme une envie de vomir, brûlante, grinçante, impossible à arrêter, même si elle l'avait voulu. Et elle ne le voulait plus.
Elle hurla. Aussitôt, le sable se souleva comme les vagues d'un tsunami. Sa voix fit le tour de la Terre jusqu'à revenir lui faire saigner les oreilles. Le sol autour d'elle se fissura dans un craquement tonitruant. Sa gorge lui faisait un mal de chien, comme si une main invisible essayait de lui arracher les cordes vocales, que les crampes voulaient la clouer au sol et la bâillonner, mais elle ne s'arrêta pas pour autant. C'était probablement la dernière fois qu'elle pouvait, sans craindre, détruire quelque chose.
Elle se souvint, pendant un si court instant qu'elle se demanda si elle se souvint vraiment, de toutes les fois où elle avait pu détruire quelque chose. Un lieu, un pays, une personne, un objet, sa confiance en elle. C'était si revigorant d'avoir ce pouvoir. De savoir que l'on se moquait bien de la compassion, de l'empathie, ou même d'avoir du talent. Il suffisait juste de le vouloir. Il y avait un sentiment de puissance, un sentiment d'être au-dessus du monde.
Un éclair trancha le ciel en deux. Il se mit à saigner de nuages rouges et noirs. L'électricité vint frapper la carcasse du monde avec fracas, à pile quelques millimètres de Golly. Sa peau chauffa de cette proximité, mais elle avait connu pire comme température. À deux doigts de frire, son épiderme reprit sa couleur aspirine. Un autre éclair, encore un autre. L'orage allumait le ciel comme une grosse ampoule, un monde derrière un stroboscope. Blanc comme la neige, à s'en brûler les yeux, puis il redevenait rouge sang.
– C'est bon, tu as fini ta crise ?
La voix de Humphrey dans son dos la ramena un instant sur terre. Quelque part dans ses pensées, dans ce chaos, tout était si simple, si rassurant. Elle ne voulait pas revenir. Peut-être était-ce pour ça qu'elle l'entendait comme à travers un casque, couvert par un acouphène aigu. Ou alors, ses tympans ne s'étaient pas encore remis des remous de la météo, qui l'effleuraient encore, comme si elle n'attendait qu'une chose : être électrocutée sur place. Des millénaires d'existence et elle ne savait toujours pas ce que c'était que de prendre la foudre. On ne vit qu'une fois, pas vrai ? Alors frappe. Fais-moi ressentir quelque chose de nouveau. Fais-moi mal.
Humphrey n'aurait pas dû la suivre. Encore une fois il allait pouvoir jouer les héros, être celui qui lui met un peu de plombs dans la cervelle. Une partie d'elle avait besoin qu'il la prenne dans ses bras et qu'il lui mente une dernière fois. Qu'il lui dise que tout allait bien, avant de la laisser tomber, lâchement. Et elle ne l'aurait pas retenu. Car elle savait que sa place était de l'autre côté, avec des divinités qui avaient besoin de lui, qui lui faisaient confiance et qui lui offriraient sûrement une promotion pour l'avoir supporté toutes ces années.
– Tu n'as pas le droit de me dire ça... siffla-t-elle, la mâchoire si serrée qu'une de ses dents sauta avant de repercer la gencive. La douleur piquante n'était qu'un cure-dent à côté des relents de son cœur.
– Je sais, tu penses que tout te tombe dessus. Bah tu sais quoi ? Pour une fois, tu as peut-être raison. Peut-être que le monde s'acharne ! Peut-être que tu le mérites !
Doucement, sa voix se faisait de plus en plus proche, de plus en plus claire.
– Tu n'as pas le droit à ta place dans l'autre monde. C'est ça que tu veux m'entendre dire ?
D'un coup, le ciel se dégagea. On aurait dit que les nuages avaient été aspirés par un immense aspirateur. Les fissures se resserrèrent. Jamais elles ne cicatriseraient, mais peut-être qu'il y avait eu plus de peur que de mal. La sensation que l'Enfer s'élevait, alors que ce n'était qu'un petit tremblement de terre.
Une bouffée de fraicheur envahit les poumons de Golly et elle sortit immédiatement de sa transe. Fraiche, propre, comme si elle venait à peine de se réveiller. Sa peau soignait lentement alors qu'elle tournait la tête vers Humphrey.
Elle était là, la sincérité qu'elle cherchait. Celle dont elle avait amèrement besoin pour comprendre.
Humphrey la regarda, la larme à l'œil, avant de lever les bras :
– Je suis désolé, dit-il, la voix tremblotante. Je pensais du plus profond de mon cœur maudit qu'il ne fonctionnait pas au mérite, comme le puits du néant. Je pensais... Je pensais qu'elle était sincère, Lucifer, quand elle disait que tu pouvais devenir humaine.
Il vint s'agenouiller à ses côtés. Golly tremblait comme une feuille, ses dents s'entrechoquaient, ses os aussi.
– Je ne sais pas quoi te dire... Je serais toi, la Terre aurait tout autant brûlé... Peut-être même plus. Dis-moi ce que je dois dire pour que tu te sentes mieux. Dis-moi comment je peux calmer ton cœur, et je le ferai. Si tu veux que je reste avec toi, je le ferai. Si tu veux que je trouve un moyen de la tuer, pour toi, je le ferai. Dis-moi. Par pitié, dis-moi... Go...
Golly se mit à sourire. Un sourire qui dévoila ses dents jaunies par le temps, et un peu de traviole. Lentement, elle enroula ses bras autour d'un Humphrey stoïque, qui ne comprenait pas d'où pouvait provenir cette étreinte, pleine d'une tendresse inconnue. Il put sentir dans son cou des torrents de larmes et sa morve gluante. Il posa ses deux grandes mains dans son dos.
– Je suis là. Je te tiens.
Elle hoqueta, saoul d'un soudain bonheur, un rapide élan de joie qui allait s'effacer, mais qu'elle savourait à grande goulée :
– Merci, chuchota-t-elle.
C'était tout ce qu'elle demandait : qu'on la croit. Que l'on voit ce qu'elle voulait dire quand elle se disait condamnée. Cela n'avait rien à voir avec ses pensées sombres, cela n'avait rien à voir avec son envie de partir. Elle le savait. L'univers lui envoyait un message depuis trop longtemps. Elle s'était débattue, avait tenté de nager, de voler, de s'en sortir, car autour d'elle, tout le monde refusait de voir qu'il n'y avait aucune issue. On lui avait fait croire qu'il y avait une porte de sortie, quand celle-ci restait fermée à double tour. La vie avait avalé la clé.
Elle avait juste besoin qu'on lui offre le droit de baisser les bras. Pour de bon.
– Je ne comprends pas ce qu’il se passe exactement, dit Humphrey, un peu perdu.
– Pour être honnête, moi non plus, rit Golly entre les sanglots.
Elle se détacha de son frère. Alors qu’elle essuyait ses larmes et sa morve d’un mouvement maladroit du poignet, elle observa le jeune homme et ses traits graves. Il avait au coin des lèvres des rides qui n’étaient pas là ce matin, et celle du lion en plein milieu de son front rugissait comme jamais par le passé.
– Ne me regarde pas comme ça, rit-elle à nouveau. La vie c’est de la merde, pas vrai ? Mais autant apprécier le voyage.
– Quel voyage ? crachota-t-il.
– Le tien.
Le jeune homme resta impassible quelques secondes avant de vivement secouer la tête :
– Alors là, même pas en rêve. Si tu restes, je reste.
Golly lui donna un coup sur l’épaule :
– Tu déconnes ou quoi ? Si tu restes ici, on finira par vraiment trouver un moyen de nous entretuer.
Humphrey laissa échapper un petit rire, sans véritable joie, mais son regard glissait honteusement vers ses pieds. Il n’arrivait pas à croire qu’il pouvait imaginer une vie sans Golly. Une vie sans qu’elle lui casse les pieds, qu’elle lui mène la vie dure. Une vie où il n’aurait pas à réparer ses bêtises. Une vie où il ne pourrait pas la prendre dans ses bras, lui dire qu’il l’aimait du plus profond de son cœur. Est-ce qu’il le lui avait déjà dit ? Allait-il le regretter s’il ne le faisait pas ? Devait-il le faire ? Est-ce que cela serait étrange ? En aurait-il la force ?
– Et puis, je ne serai pas seule, reprit Golly qui ne voyait pas ses états d’âmes. Je serai avec Ciel. Je commence à bien l’apprécier cette petite cruche. Elle est mignonne comme tout. À deux, on va faire des miracles ! Et qui sait, peut-être qu’elle parviendra à m’apprendre à ne plus être un démon. À ne plus détruire tout ce que je touche…
Humphrey hocha la tête, mais il ne l’écoutait pas. Golly n’était pas née de la dernière pluie, elle savait reconnaître un Humphrey qui ruminait. Elle sourit tristement et lui embrassa la joue.
– Ne t’inquiète pas, dans le nouveau monde, tu seras trop occupé pour que je te manque, dit-elle.
– Arrête tes conneries cinq minutes, siffla-t-il. Ce n’est pas drôle.
– C’est le problème avec toi, Humphrey. Tu as trop appris à t’amuser, tu n’es pas habitué à avoir mal.
Il leva le nez et rencontra ses deux pupilles. Elle lui sourit :
– On s’y habitue. On oublie presque. Et un jour ça passe. Je te le promets.
Humphrey hocha la tête, pour de vrai cette fois, alors que les larmes envahissaient son visage. Il la prit à nouveau contre lui.
– Tu ne m’en voudras pas jusqu’à la fin des temps ? demanda-t-elle. Tu me le promets ?
Humphrey rit :
– Je t’ai déjà pardonné… Chaque erreur que tu as faites, tu étais pardonnée la veille. N’en doute jamais.
Il passa sa main dans ses cheveux, la serra si fort contre lui qu’il pouvait sentir son cœur battre contre sa poitrine. Il déposa un long baiser sur son front.
– Tu me manqueras jusqu’à la fin de mon temps, dit-il enfin. J’aurai mal, et crois-moi, je n’oublierai pas.
Golly posa ses mains sur son torse pour le faire reculer :
– Jusqu’à la fin de ton temps ? répéta-t-elle avec un rire amusé. Ça veut dire quoi, ça ? Que tu penses que tu es le seul à avoir le droit d’être triste dans cette histoire ? Non, ce n’est pas comme ça que ça fonctionne mon petit monsieur !
Il sourit tristement et se releva. Il lui tendit la main avec une petite révérence, comme un chevalier relevant sa dame. Loin de lui l’idée de s’imposer en sauveur, mais c’était ainsi qu’il essayait de se sentir, pour oublier sa peine :
– Marche avec moi jusqu’à la voiture, s’il te plaît.