Je n’ai pas dormi de la nuit. Je n’ai fait que somnoler brièvement. Je me réveille toutes les vingt minutes en sursaut. Je revois Rose. Elle est face à moi, totalement mouillée ; (son corps a été retrouvé au bord de la rive, il avait dérivé depuis le pont). C’est trop, plus que je ne peux en supporter.
Depuis Rose — depuis mon entrée au lycée, tout s’est obscurci. Comme si je ne parvenais pas à sortir la tête hors de l’eau alors que je suis tout proche de la surface. Les lueurs de l’aube transpercent la fenêtre de ma chambre au premier étage, et pour la première fois je me pose une question : si je sautais ? Si je lâchais tout simplement ? Après tout, tout ça n’a aucune importance.
J’ouvre ma fenêtre pour laisser l’air froid s’engouffrer. Je m’allonge sur mon lit, et j’observe le ciel. Les étoiles disparaissent peu à peu. L’obscurité se fait dévorer par la lumière. Cette lumière si pure qui semble émaner du paradis. Celle que l’on ne retrouve qu’au lever du soleil.
Et puis j’attends. Je ne bouge pas. Je ne respire pas. Je ne suis qu’un corps sans âme. Comment vivre après ça ? Comment ?
— Jo, tu descends, ton amie est là ! me crie maman depuis le bas de l’escalier.
Je me redresse enfin et saisis mon portable. Il y a cinq messages de Jessie que j’ai manqués. Il est neuf heures et nous sommes un dimanche matin. Sérieusement, qu’est-ce qu’elle peut bien me vouloir ?
Je passe quelques vêtements plus convenables, et je descends.
— Je vous laisse discuter, tu viendras prendre ton petit déjeuner après, me dit maman. Oh, et Jessie est la bienvenue, précise-t-elle avec un large sourire.
— Merci Mrs Montgomery, dit Jessie.
Je la regarde à présent intrigué tandis qu’elle attend que ma mère ait quitté le salon.
— Jo, il faut qu’on parle. J’ai trouvé la solution…
***
Treize heures plus tard.
Tout va si vite. Beaucoup trop vite. L’adrénaline me chatouille les entrailles. J’agis machinalement, il est de toute façon trop tard pour revenir en arrière. Dans la froideur et l’obscurité du quartier, je n’entends que le plan que Jessie m’a déroulé le matin même. Sa voix résonne dans le lointain. Comme un souvenir que je ne pourrai jamais oublier.
— Chris et ses parents partent ce soir, il ne restera qu’Elliott chez lui. Il sera seul. Ce sera le moment d’agir. J’ai parlé avec Kentin, et il est d’accord…
— D’accord pour quoi ? rétorqué-je dans la plus grande innocence.
— Pour faire payer Elliott. Mr Logan, le père de Kentin, a une pièce avec tout un attirail militaire chez lui, dans son garage. Kentin connaît le code, il sait ce qu’il faut prendre et comment s’en servir.
Je ne réagis pas. Je sais que le père de Kentin est souvent en mission pour la US Air Force. Je sais aussi qu’il part à l’étranger pour plusieurs semaines et qu’il est rarement à Waterboro. Il va de soit qu’il possède tout un attirail. Mais je ne comprends pas où veut en venir Jessie. Ou peut-être que je fais exprès de ne pas comprendre.
— Kentin nous retrouve à vingt-et-une heures devant la maison d’Elliott. Il s’assurera que ses parents et Chris soient bien partis comme prévu.
— Mais comment sais-tu qu’ils ne seront pas là ? balbutié-je les sourcils froncés.
Je n’arrive pas à me concentrer. J’ai la tête qui tourne. Il y a trop de choses. Je ne peux plus penser. Je n’y arrive plus. Il faut que ça s’arrête. Il faut que tout s’arrête maintenant.
— Chris a fait une story Insta pour dire qu’il partirait avec ses parents dans un des restaurants chics de la ville.
Chris n’est pas du genre à faire ça, mais pourquoi pas ?
— Je passe te prendre à vingt heures trente, ne sois pas en retard.
Il n’y a pas de lune dans le ciel cette nuit. Il n’y a pas non plus de nuages. Tout est figé, le froid nous enveloppe comme l’obscurité et les halos de lumières jaunâtres des réverbères du quartier qui grésillent. Quartier qui semble si paisible. Pourquoi tout rompre ? Pourquoi ? Je ne le sais pas, mais je suis là et je m’apprête à commettre la plus grosse erreur de ma vie.
— Tiens, prends ça, dit Kentin en me tendant une chose que je ne parviens pas à distinguer.
Je ne la saisis pas tout de suite.
— Qu’est-ce que c’est ? demandé-je à mi-voix.
— Une grenade. Tu tires sur la goupille et tu as vingt secondes avant qu’elle n’explose. Tu tires sur la goupille Jo, tu l’envoies sur la fenêtre juste ici — il pointe une des fenêtres de la façade avant de la maison d’Elliott —, et la grenade se chargera du reste.
Je reste muet. Jessie farfouille dans le grand sac de voyage que Kentin a apporté pour transporter tout son attirail de terroriste.
— Qu’est-ce que tu fais Kentin ? dis-je soudainement. Qu’est-ce qui te prend ? Hier soir tu nous as presque engueulé parce qu’on voulait agir avec Jessie ; et maintenant c’est toi qui nous entraîne dans toute cette merde.
Kentin se mord la lèvre inférieure. Son regard s’emplit de larmes. Il jette des regards abrupts tout autour de nous pour s’assurer qu’il n’y a personne.
— Je n’arrête pas d’imaginer ce que ça a dû être pour elle, Jo. Rose. Je vois ce fils de pute d’Elliott en train de la violer. Je n’arrive pas à chasser ces images de ma tête. Et me dire qu’il n’y a que nous qui sommes au courant et que personne ne va rien faire c’est pire que tout, me dit-il dans un long sanglot.
— Il faut le faire, Jo, lance Jessie en se redressant, une grenade à la main.
Nous sommes tous les trois alignés sur le gazon devant la maison d’Elliott — maison qui est aussi celle de Chris. On a chacun une grenade à la main. Jessie lève le bras, s’apprêtant à agir, mais soudain elle se résigne.
— Attendez !
Kentin et moi la regardons.
— Est-ce que si on fait ça on vaudra mieux que lui ?
— Quoi ? demande Kentin.
— Si on fait ça on ne sera pas mieux qu’Elliott, et Rose sera toujours là où elle est. On devrait peut-être en parler à Mr Johnson. Ou à la police. On devrait aller au commissariat.
Jessie se dégonfle.
Kentin, qui maintenait toujours son bras en l’air jusqu’ici, finit par se résigner à son tour.
— Je suis désolé, je ne peux pas, dit-il.
Il reprend la grenade que Jessie tient fermement entre ses mains et la dépose en même temps que la sienne dans le sac.
— Jo, donne-la moi. On va trouver une autre solution.
Je ne bouge pas. Je regarde aveuglement Kentin qui tend sa main en attendant que je lui rende la grenade.
— Jo ?
Mon souffle se coupe. Rose est là, juste derrière Jessie et Kentin. Elle me dévisage avec ses grands yeux noirs. Ses cheveux mouillés, ses vêtements dégoulinants. Une flaque se forme et s’étire à ses pieds. Elle me regarde, et attend. Je ne peux pas l’abandonner, pas une fois de plus.
C’est comme si j’étais hors de mon corps. Je ne vois pas et je ne suis pas conscient de ce que je fais. Je tire sur la petite goupille de la grenade et la balance de toutes mes forces sur la fenêtre qui donne dans la cuisine de la maison. La grenade transperce la vitre. Soudainement, je reviens à moi.
— PUTAIN, JO ! Mais qu’est-ce que t’as foutu !
Kentin nous empoigne Jessie et moi pour nous plaquer au sol. Au même moment une puissante détonation retentit. Les vitres de la maison explosent et un souffle puissant nous expulse sur le bitume au même rythme que les débris. Un jet de feu s’échappe de la fenêtre comme s’il y avait eu une explosion de gaz.
Mes oreilles sifflent. J’entends le bips incessant de l’alarme d’une voiture dont on aurait tenté de forcer l’ouverture. Une odeur de brûlé m’assaille les narines. Quelque chose de chaud et de poisseux nappe ma joue droite. Je saigne. Ma vision se trouble. Je vois de la lumière. Elle faiblit, clignote, puis se ravive.
On m’attrape par les épaules, et me redresse. J’ai les jambes en coton. Je ne sais même pas si je suis réellement vivant.
— Viens, Jo. Il faut qu’on parte maintenant.
— Quoi ? raillé-je.
— Il faut qu’on s’en aille avant que la police n’arrive.
C’est la voix de Kentin. Je la reconnais. Et je le reconnais lui, il me maintient à bout de bras et me traîne jusque sur le trottoir opposé, de l’autre côté de la rue.
Je me sens revenir à moi. Même si la migraine et la nausée m’assaillent en même temps. Je tourne lourdement la tête — mes cervicales me font atrocement souffrir — pour les découvrir tous les deux saints et saufs. Jessie presse son épaule gauche, elle doit s’être blessée. Ses cheveux sont complètement ébouriffés, elle grince des dents.
— Putain, Jo, regarde, me dit-elle soudainement avec les yeux écarquillés en pointant l’allée de la maison des Bucket.
Des débris jonchent tout le gazon jusqu’à la route. Quelques vitres sont complètement explosées, balayées par le souffle de la grenade. De hautes flammes oranges s’échappent de la fenêtre de la cuisine. Mais le plus catastrophique dans tout ce chaos, c’est la voiture qui est garée dans l’allée de la maison. Voiture qui est celle de Chris.
— Non, soufflé-je. Kentin tu as bien vu Chris partir avec ses parents ?
Je me sens soudainement complètement revenu à moi.
— Je… J… balbutie-t-il.
— Kentin ?! dis-moi que tu l’as vu partir, je t’en prie, couiné-je tout à coup submergé par la panique.
Nous ne disons rien, parce qu’il n’y a rien à dire.
— Est-ce que tout va bien les enfants ?
Nous nous retournons complètement ahuris. Une veille dame, vêtue d’un gilet de laine nous contemple, le regard un peu fou.
— Oui, tout va bien madame, répond Kentin. On passait à côté de la maison quand ça a…explosé.
— Oh, j’espère que ce pauvre Chris n’aura rien de grave, rétorque la veille dame, le menton tremblant.
Je retiens mon souffle et déglutis avec peine.
— Christopher n’est pas parti avec ses parents ? demandé-je avec espoir.
— Non. Le pauvre avait prévu de passer la soirée avec eux et son frère, mais il a dû annuler quand le jeune Elliott s’est mis à tout casser dans la maison. Voyez-vous, c’est un jeune un peu perdu. Ses parents m’ont prévenue hier qu’ils l’emmèneraient ce soir dans un pensionnat adapté pour lui. C’est pour ça que Chris devait aller au restaurant. Pour passer une dernière soirée avec son frère avant qu’il ne parte définitivement de Waterboro. Mais cet après-midi, il y a eu une dispute, le jeune Elliott a tenté de s’enfuir, ses parents ont dû l’emmener de toute urgence au pensionnat avant qu’il ne soit trop tard. Alors Chris a dû renoncer à son dîner. Il a donc dû passer la soirée ici, tout seul…
— Quoi ? murmuré-je. Mais alors…
Jessie et Kentin me regardent. Mes yeux s’inondent de larmes.
— Jo, il faut qu’on parte maintenant ! s’impatiente Kentin qui jette des regards affolés tout autour de nous.
Quand je lève les yeux, je remarque que tous les voisins, sans exception, sont sortis de chez eux. Attirés par le bruit de l’explosion et les flammes qui dévorent la maison. Au même moment, des gyrophares bleus et rouges pétillent au loin. Ils se rapprochent de nous.
— Nous sommes désolés madame, mais nous devons partir, lance subitement Kentin, en passant devant elle, prêt à s’enfuir. Vous venez ? nous interroge-t-il.
Jessie et moi lui adressons un hochement de tête.
La vielle dame nous ignore complètement lorsque nous disparaissons au coin de la rue. Elle semble un peu démente, et je prie au fond de moi pour qu’elle ne se souvienne pas de nous.
Nous avons passé la nuit au parc, dans le froid, à attendre le levé du soleil sur un banc. Lorsque les premières lueurs de l’aube rayonnent, nous nous rendons à la pharmacie afin d’acheter une trousse de premiers secours, quelques bandages, des pansements et du désinfectant.
— Je voudrais également un crème cicatrisante, s’il vous plaît, ajouté-je à la pharmacienne qui nous dévisage avec interrogation et un air inquiet.
— Vous êtes sûrs que tout va bien, tous les trois ?
— Tout va très bien, merci, répond calmement Jessie en tendant un billet par-dessus le comptoir.
Kentin saisit les sacs en papier et nous sortons à la hâte pour retourner au parc, afin de nous occuper de nos blessures. Bien qu’impressionnantes sur le coup, elles sont davantage superficielles que graves.
Quelques heures plus tard, après être passés chez Kentin déposer son sac plein de grenades, nous avons pris nos affaires et sommes allés au lycée comme si de rien n’était. C’est le mieux à faire. Tout du moins c’est ce que nous nous sommes dit.
En fin d’après-midi, après une journée impitoyablement longue et douloureuse aussi bien physiquement que mentalement, nous sommes passés chez Chris. En arrivant, nous avons vu les énormes traces noires laissées par les flammes sur la façade. Des rubans jaunes encerclent le jardin. Quelques voisins sont encore présents dehors, ne pouvant résister à leur soif de curiosité malsaine.
Une voiture de police est présente, tout comme la voiture de Mr et Mrs Bucket.
— Joan ?
Je me retourne, le coeur cognant contre la poitrine. Je découvre la mère de Chris, les yeux cernés (elle n’a sûrement pas dormi de la nuit), et quand je la regarde, j’ai l’horrible impression qu’elle sait ce que nous avons fait. Ce que j’ai fait.
Nous nous regardons tous les quatre à tour de rôle.
— Mrs Bucket, que s’est-il passé ? demande Kentin pour rompre le silence et paraître innocent de la situation.
— Nous ne savons pas encore vraiment. Il semble qu’une grenade ait été envoyée depuis la rue. Mais pour l’instant ils n’en savent pas plus…
Le « ils » ce sont les enquêteurs. Enquêteurs auxquels je serai totalement incapable de faire face.
— Quelqu’un a été blessé ? Tout le monde va bien ? demandé-je enfin.
C’est la question qui me brûle les lèvres. Je la redoute peut-être autant que j’en attends la réponse.
Mrs Bucket hoche la tête et se met à pleurer. Mon coeur manque un battement.
— C’est Chris… Il était à la maison quand ça s’est produit. Il n’est pas mort, rassurez-vous, mais pour l’instant son pronostique vital est engagé. Ils l’ont conduit au Mémorial Hospital de la ville. Nous devons garder espoir.
— D’accord, soufflé-je. Vous savez quand est-ce que je pourrai aller le voir ?
Les mots m’échappent. Mrs Bucket me sourit et dépose une main tendre et réconfortante sur mon épaule.
— Tu sais qu’on t’adore Jo, tu fais presque partie de la famille. Mais pour le moment c’est trop tôt. Je te le dirai quand ce sera possible pour toi de le voir.
— D’accord.
— D’ici-là, je te tiens au courant. Allez, maintenant tous les trois, il est temps de rentrer chez vous je crois. On ne sait pas quel taré pourrait encore roder la nuit.
— Je comprends, dis-je en tournant le dos.
Kentin et Jessie font volte-face en suivant mon geste.
— Mrs Bucket ! lancé-je en me retournant subitement.
— Oui, Jo.
— Je suis vraiment désolé.
— Non, Jo. Tu n’y es pour rien. Ça n’est pas de ta faute.
Elle m’adresse un sourire avant de rejoindre un groupe de voisins qui doit l’attendre depuis un moment. C’est plus fort que moi, je me mets à pleurer. Tandis que nous nous éloignons, prêts à rentrer chez nous, je me rends compte qu’en voulant arranger les choses, nous n’avons fait que réduire à néant le peu de chance de s’en sortir indemne. Nous ne pouvons plus triompher en faveur de la justice. À présent, je ne vaux pas mieux qu’Elliott Bucket et Lukas Graham.