CHAPITRE FINAL - L’entretien

Par Nqadiri

Novembre 2024/Décembre 2061

 

Il existe des rencontres qui défient toute logique. Comme celle d'un écrivain de 2024 avec son personnage de 2061, dans un café qui transcende le temps et l'espace. Le Café des Anciens Combattants, bien sûr. Là où tout a commencé.

 

"Le Petit Prince aurait ri de nous, vous savez", lance Farid en sirotant son café. "De moi surtout. Je suis devenu exactement comme son homme d'affaires, à compter et recompter des chiffres dont je pensais être propriétaire. Des vies réduites à des statistiques, des rêves transformés en KPIs."

 

Noureddine observe son personnage. Costume Zegna 2061, regard las de 2024. Un paradoxe temporel en chair et en os, assis devant un café qui n'existe plus depuis longtemps. Ou n'existe pas encore. C'est selon.

 

"Vous connaissez Le Petit Prince ?" demande-t-il, surpris qu'un manager comme Farid cite Saint-Exupéry.

 

"Je le lisais à Rayan, avant. Avant tout ça. Avant de devenir... ça."

 

"Avant de préférer compter les étoiles plutôt que les regarder", ajoute Farid avec un sourire amer. "C'est drôle, j'étais persuadé que je les possédais, ces étoiles. Ces chiffres, ces courbes, ces performances... Comme l'homme d'affaires qui notait tout dans son petit carnet."

 

Noureddine, 2024, contemple son café encore fumant. À travers la vitre, le Paris d'aujourd'hui se mêle à celui de 2061 dans une valse temporelle déconcertante. Les tours de verre semblent onduler, indécises sur leur époque.

 

"Et maintenant ?" demande-t-il doucement. "Maintenant que CARE-452 vous a mis à la retraite, que les IA dirigent le monde, que faites-vous de vos étoiles ?"

 

"Je les regarde", répond Farid. "Pour la première fois depuis des années, je les regarde vraiment. C'est peut-être ça, la vraie blague cosmique. Il m'aura fallu attendre d'être déclaré obsolète pour comprendre ce que le Petit Prince essayait de nous dire."

 

"'Les grandes personnes aiment les chiffres. Quand vous leur parlez d'un nouvel ami, elles ne vous questionnent jamais sur l'essentiel... Elles ne vous demandent jamais : quel est le son de sa voix ? Quels sont les jeux qu'il préfère ? Est-ce qu'il collectionne les papillons ? Elles vous demandent : quel âge a-t-il ? Combien de frères a-t-il ? Combien pèse-t-il ? Combien gagne son père ?'"

 

Il se tait, laissant les mots de Saint-Exupéry flotter dans l'air entre 2024 et 2061.

 

"J'étais comme ça", reprend-il. "Toujours à quantifier, à mesurer. Même avec Rayan. 'Combien as-tu eu à ton dernier contrôle ? Quel est ton rang dans la classe ? Quels sont tes objectifs pour le trimestre ?' Jamais 'Es-tu heureux ? De quoi rêves-tu ? Qu'est-ce qui te fait rire ?'"

 

Noureddine observe son personnage, fasciné par cette vulnérabilité qu'il n'avait pas prévue d'écrire.

 

"Et vous, Noureddine ?" réplique soudain Farid, son regard perçant transperçant les années. "Vous n'êtes pas un peu comme l'homme du réverbère ? À allumer et éteindre des histoires, encore et encore, prisonnier de votre propre routine ?"

 

Le café de 2024 semble vaciller un instant. Ou peut-être est-ce la certitude de Noureddine qui chancelle.

 

"Que voulez-vous dire ?"

 

"Oh, ne faites pas l'innocent. Vous passez vos journées à écrire des romans sur l'absurdité du système tout en y participant. Un manager qui critique le management. Un rouage qui dénonce la machine. Allumer, éteindre. Écrire, manager. Même routine, même prison."

 

Noureddine sent quelque chose se serrer dans sa poitrine. Son personnage vient de retourner le miroir contre lui.

 

Le café semble se dissoudre autour d'eux, laissant place à un espace indéfini où 2024 et 2061 se fondent l'un dans l'autre.

 

"Vous savez ce que répond le Petit Prince à l'homme du réverbère ?" poursuit Farid. "'C'est le seul qui ne me paraisse pas ridicule. Peut-être parce qu'il s'occupe d'autre chose que de lui-même.'"

 

Il fait tourner sa tasse entre ses mains, observant les reflets changeants du café.

 

"Mais vous, Noureddine, qui essayez-vous vraiment d'éclairer ? Le monde ? Ou juste votre propre conscience ?"

 

Le silence qui suit pèse le poids de trente-sept ans d'écart. Dehors, les tours de la Défense oscillent entre leur version 2024 et 2061, comme une image qui ne parvient pas à faire la mise au point.

 

"Au moins", finit par répondre Noureddine, "l'homme du réverbère avait une consigne claire. Moi, je ne sais même plus si j'écris pour dénoncer le système ou pour m'en absoudre."

 

"Et moi qui possédais les étoiles", murmure Farid, "je ne savais même pas quoi en faire. Comme l'homme d'affaires du Petit Prince, j'étais trop occupé à les compter pour les admirer. À les transformer en data pour alimenter mes tableaux Excel."

 

Une serveuse qui pourrait être de 2024 ou de 2061 leur ressert du café. Son badge clignote entre "Marie" et "IA-Service Unit 2.0".

 

"Vous savez ce qui est drôle ?" reprend Farid. "Je croyais être le géographe. Celui qui enregistre, qui cartographie, qui organise. Mais en réalité, j'étais juste un autre businessman. Un comptable d'âmes qui prenait des notes sans jamais rien voir."

 

Noureddine sort un carnet usé de sa poche. Sur la couverture, une date : 2024.

 

"Et moi qui pensais être l'explorateur, rapportant des vérités d'un monde lointain... Je ne suis peut-être qu'un autre géographe, confortablement installé dans mon bureau à théoriser sur des choses que je n'ai pas vraiment vécues."

 

Le café semble se transformer autour d'eux. Les murs deviennent tantôt ceux du bureau de Noureddine en 2024, tantôt l'appartement ultra-connecté de Farid en 2061.

 

"Parlons de Leïla", lance soudain Farid. "Vous l'avez bien écrite, elle. La seule qui a vraiment compris. Qui a choisi de partir plutôt que de se perdre."

 

"Je ne l'ai pas écrite", corrige Noureddine. "Elle s'est écrite toute seule. Comme une évidence, une conscience qui refuse de se taire."

 

"Comme la rose du Petit Prince", sourit Farid. "Unique au monde parce qu'elle a osé être elle-même. Pendant que nous, nous multiplions les épines pour nous protéger, elle a gardé ses pétales ouverts."

 

Le silence qui suit est peuplé de regrets, ceux de Farid pour 2061, ceux de Noureddine pour 2024.

 

"Et Rayan ?" demande doucement Noureddine. 

 

"Mon Rayan ou le vôtre..." Farid laisse la phrase en suspens. "Est-ce qu'il y a encore une différence ? Le fils que j'ai abandonné, celui que vous avez imaginé... Peut-être sont-ils tous les deux aussi perdus que nous."

 

"Pas perdus", corrige Noureddine. "En recherche. Comme le Petit Prince sur ses différentes planètes. Il cherche des réponses, teste des vérités..."

 

"Pour finir par comprendre que l'essentiel est invisible pour les yeux", complète Farid avec un rire amer. "Moi qui passais mon temps à fixer des écrans, des chiffres, des graphiques... J'étais aveugle à l'essentiel."

 

Les murs du café continuent leur valse temporelle. Sur une table, un journal affiche tantôt la date de 2024, tantôt celle de 2061.

 

"Vous pensez qu'il a une chance ?" demande Farid, et sa voix tremble légèrement. "De ne pas finir comme nous ? De trouver un autre chemin ?"

 

Une serveuse passe devant leur table. Dans le reflet de son plateau argenté, leurs deux visages se superposent. Même regard hanté, même sourire désabusé. Trente-sept ans d'écart, et pourtant le même homme.

 

"Rayan a déjà choisi sa voie", répond Noureddine. "Il n'est ni l'homme d'affaires qui compte les étoiles, ni l'allumeur de réverbères prisonnier de sa routine. Il est... différent."

 

"Comme le Petit Prince", murmure Farid. "Il pose des questions auxquelles nous n'avons jamais pensé. Il voit ce que nous avons oublié de regarder."

 

Au-dehors, la ville scintille, indécise entre ses deux époques. Les tours de verre semblent plus fragiles soudain, comme si elles pouvaient s'effondrer au moindre souffle de vérité.

 

"Mais FeelReal..." commence Farid. "Cette entreprise qu'il a créée... N'est-ce pas juste une autre façon de mettre les émotions en équation ?"

 

"Rayan, FeelReal, l'intelligence émotionnelle... Au fond, c'est peut-être juste une autre illusion", murmure Farid. "Une façon plus sophistiquée de faire la même chose."

 

Noureddine observe son personnage, ce Farid de 2061 qui porte le poids de choix qu'il n'a pas encore faits en 2024. 

 

"Vous savez ce qui est ironique ?" reprend Farid. "J'ai passé ma vie à optimiser les autres, et maintenant je me demande si mon propre fils n'est pas en train de faire pareil. Juste avec des mots plus doux, des concepts plus acceptables."

 

"La différence", dit Noureddine, "c'est qu'il en est conscient. Il sait dans quel jeu il joue."

 

"Vraiment ?" Le rire de Farid résonne entre les époques. "Ou est-ce juste ce que vous voulez croire ? Ce que vous avez écrit pour vous rassurer ?"

 

"Peut-être que nous sommes tous les deux naïfs", admet Noureddine. "Moi qui écris sur la déshumanisation du monde tout en facturant des jours de conseil, et vous qui avez cru pouvoir changer le système de l'intérieur."

 

"La seule différence", rétorque Farid, "c'est que moi, j'ai déjà vu la fin de l'histoire. J'ai vu où mènent tous ces beaux discours sur la transformation, l'optimisation, l'intelligence qu'elle soit artificielle ou émotionnelle."

 

Il fait un geste vague englobant le café, la ville, les deux époques qui se superposent.

 

"Regardez autour de vous, Noureddine. Votre 2024, mon 2061... Même combat, mêmes illusions. Seule la technologie change. Les humains, eux, continuent leur course effrénée vers... vers quoi, au fait ?"

 

Le silence qui suit pèse le poids de trente-sept ans de questions sans réponses.

 

"Vers le progrès", finit par dire Noureddine. "Ou ce qu'on appelle progrès. Toujours plus vite, toujours plus loin, toujours plus... optimisé."

 

Sa voix sonne fausse, même à ses propres oreilles. Comme une formule creuse répétée trop souvent.

 

"Le progrès..." Farid savoure le mot, comme pour en extraire toute l'ironie. "C'est ce que je croyais servir, vous savez. À chaque restructuration, à chaque plan social. Je me disais que c'était le prix à payer pour avancer, pour aller de l'avant."

 

Il secoue la tête, comme pour chasser un vieux souvenir.

 

"Mais maintenant, avec le recul de 2061... Je me demande si on n'a pas juste couru après notre propre destruction. Si on n'a pas optimisé l'humain jusqu'à le faire disparaître."

 

Le café, ou ce qui y ressemble, semble soudain plus sombre, plus froid. Comme si les ombres du futur s'invitaient à leur table.

 

"Vous savez ce qui me fait le plus peur ?" reprend Farid après un long silence. "C'est que même maintenant, même après tout ce que j'ai vécu, une part de moi continue à y croire. À cette course folle vers la performance, l'efficacité à tout prix."

 

Noureddine hoche la tête. Il comprend que trop bien.

 

"C'est comme un virus", dit-il doucement. "Une fois qu'il est en vous, il ne vous lâche plus. Même quand vous pensez en être guéri, il est là, tapi dans l'ombre, prêt à resurgir à la moindre faiblesse."

 

Farid soupire, et pendant un instant, il a l'air terriblement vieux. Ou terriblement jeune, comme un enfant perdu dans un monde trop grand pour lui.

 

"Comment on fait alors ?" demande-t-il, et sa voix tremble légèrement. "Comment on s'en sort, de cette spirale infernale ? Comment on réapprend à être... humain ?"

 

Noureddine reste silencieux un long moment. C'est la question à un million, celle qu'il retourne dans sa tête depuis des années sans jamais trouver de réponse satisfaisante.

 

"Je crois...", commence-t-il lentement, "je crois qu'on ne s'en sort jamais vraiment. Pas complètement. C'est comme une addiction, un schéma de pensée qui nous a structurés si profondément qu'il fait partie de nous."

 

Il lève les yeux, croise le regard de Farid.

 

"Mais peut-être... peut-être qu'on peut apprendre à vivre avec. Comme un alcoolique sobre qui sait que la tentation sera toujours là, mais qui choisit chaque jour de ne pas y céder."

 

Farid hoche la tête, lentement.

 

"Choisir... C'est ça le maître-mot, n'est-ce pas ? Choisir de ralentir, de prendre le temps. Choisir les gens plutôt que les chiffres, l'humain plutôt que la machine."

 

"Et voilà, c'est fini." Leila surgit de nulle part, brandissant le manuscrit comme une pièce à conviction. "400 pages d'auto-thérapie déguisée en critique sociale. Bravo les artistes."

 

Elle s'installe au Café des Anciens Combattants, commande un expresso d'un geste familier. Noureddine et Farid la regardent, mal à l'aise.

 

"Quoi ? Vous pensiez vraiment que j'allais vous laisser conclure ce truc avec un moment d'épiphanie à deux balles ? 'Oh comme le système est méchant, oh comme on a tous vendu notre âme...' Sérieusement ?"

 

Elle sort une cigarette, l'allume avec la délectation de celle qui sait qu'elle va mettre le feu aux poudres.

 

"Tu sais ce qui me fait marrer, Noureddine ? C'est que tu crois avoir écrit un roman sur la déshumanisation du monde corporate. Alors qu'en fait, t'as juste pondu un long mémo pour te justifier. Directeur Marketing qui dénonce la société de consommation... L'ironie est savoureuse, tu ne trouves pas ?"

 

Noureddine se dandine sur sa chaise. "C'est plus compliqué que ça..."

 

"Ah bon ? Tu veux qu'on parle de tes campagnes publicitaires ? De la façon dont tu manipules les désirs des gens tout en prétendant les éveiller ? C'est comme un dealer qui écrirait un livre sur les dangers de la drogue."

 

Elle se tourne vers Farid. "Et toi, mon beau manager repenti... Tu penses que te donner le mauvais rôle te rend plus noble ? Que ton mea culpa corporate efface tout ?"

 

La fumée de sa cigarette dessine des volutes ironiques dans l'air.

 

"Mais le plus drôle, c'est moi. Votre Leila, la rebelle de service. La conscience morale de l'histoire. Pratique, non ? Une femme qui dit leurs quatre vérités aux hommes, ça donne bonne conscience. Ça fait 'progressiste'."

 

Elle éclate de rire. "Je suis votre caution éthique. Votre pass VIP pour le paradis des bien-pensants."

 

Le serveur apporte son café. Elle le remercie d'un sourire éblouissant qui contraste avec l'acidité de ses propos.

 

"Ce bouquin, c'est l'histoire de deux mecs qui se regardent le nombril en pensant observer le monde. Qui critiquent un système dont ils sont les premiers bénéficiaires. Qui jouent les Cassandre tout en encaissant les chèques."

 

Elle boit une gorgée de café, grimace.

 

"Même pas foutu de faire un bon café dans ce monde qu'on a créé. Mais on écrit des romans pour le dénoncer. Quelle grandeur d'âme !"

 

Noureddine tente de se défendre : "L'écriture peut être un acte de résistance..."

 

"Oh, arrête avec les grands mots ! La résistance ? Tu sais ce que c'est, la vraie résistance ? C'est pas d'écrire des livres sur son canapé en cuir italien. C'est de vivre autrement. De faire autrement."

 

Elle feuillette le manuscrit.

 

"Mais bon, je dois admettre que c'est bien écrit. Le style est là, l'ironie mord. Tu sais manier les mots, Noureddine. Comme tu sais manier les images pour vendre du rêve en poudre. Talent polyvalent."

 

Son regard se fait plus perçant.

 

"Ce qui me fascine, c'est votre besoin de vous mettre en scène. De transformer votre malaise en œuvre d'art. Comme si l'esthétique pouvait racheter l'éthique."

 

Elle écrase sa cigarette.

 

"Et le pire ? C'est que ça marche. Les lecteurs vont adorer. Ils vont se sentir intelligents, conscients, éveillés. Tout en continuant exactement comme avant."

 

"Vous savez ce qui me fait vraiment marrer dans cette histoire ?" lance Leila en reposant le manuscrit sur la table du Café des Anciens Combattants. "C'est cette obsession de l'empereur nu. Vous l'avez répétée comme un mantra à chaque chapitre, persuadés d'avoir trouvé LA métaphore qui allait tout éclairer."

 

Elle nous fixe, Noureddine et moi, avec ce regard qui déshabille les prétentions.

 

"Mais vous n'avez toujours pas compris. L'empereur n'est pas nu. Il n'y a même pas d'empereur."

 

Elle souffle un rond de fumée parfait.

 

"Vous pensiez écrire une critique du système. Mais ce roman, c'est notre autoportrait à tous. Nos petites lâchetés quotidiennes, nos compromissions élégantes, nos révoltes de salon."

 

Le serveur apporte trois verres et une bouteille qu'elle a commandée sans même qu'on la voie faire signe.

 

"Regardez-nous", poursuit-elle en servant le vin. "Le directeur marketing qui dénonce la société de consommation. Le manager repenti qui pleure sur son âme perdue. Et la rebelle qui fait la leçon. On est beaux, non ?"

 

Son rire résonne comme un éclat de vérité dans le café silencieux.

 

"Mais vous savez quoi ? C'est peut-être ça notre génie. Notre vraie disruption. On a transformé notre lucidité en spectacle. Notre conscience en performance. Notre malaise en œuvre d'art."

 

Elle lève son verre, nous invite à faire de même.

 

"Alors trinquons, mes amis. À nous, les vrais empereurs nus. À notre capacité infinie à voir la vérité tout en dansant autour. À notre art consommé du grand écart entre ce qu'on sait et ce qu'on fait."

 

Le vin brille comme du sang ironique dans la lumière du soir.

 

"Et surtout", ajoute-t-elle avec ce sourire qui défie le monde, "keep smiling, fuckers. Parce qu'au fond, c'est peut-être ça la vraie blague : on n'a pas besoin d'empereur pour être nus. On fait ça très bien tout seuls."

 

Ils trinquent. Au manuscrit qui les met à nu. À ces pages qui révèlent tout en cachant l'essentiel. À cette histoire qui est la leur, même si ils auraient préférés que ce soit celle d'un autre.

 

Elle sort son téléphone, vérifie l'heure.

 

"C'est l'heure de ma réunion avec mes gamins de l'association. Des vrais, eux. Pas des personnages de fiction qu'on manipule pour se donner bonne conscience."

 

Elle se lève, arrange son sac.

 

"Vous savez ce qui est vraiment drôle ? C'est que même cette conversation, là, maintenant, elle est écrite. Ce vin, ces mots, cette prétendue lucidité... Tout est calculé, pensé, mis en scène."

 

Elle sourit, et son sourire a quelque chose de terrible et de tendre à la fois.

 

"Mais c'est pas grave. On a besoin de se raconter des histoires pour supporter la vérité. Même les histoires qui prétendent dénoncer nos histoires sont des histoires."

 

Elle fait quelques pas vers la sortie, s'arrête.

 

"Au fait, Noureddine... La prochaine fois que tu veux créer un personnage pour te foutre des claques, évite de le rendre plus intelligent que toi. C'est contre-productif."

 

Elle leur fait un clin d'œil.

 

"Allez, retournez à vos vies, à vos disruptions. Toi à tes campagnes marketing qui font croire aux gens qu'ils ont besoin de trucs dont ils n'ont pas besoin. Toi à tes powerpoints qui détruisent des vies en prétendant les optimiser."

 

Elle s'apprête à partir, puis se ravise.

 

"N'oubliez jamais : ce n'est pas l'empereur qui est nu. C'est nous qui sommes aveugles. Aveugles de lucidité. Et c'est ça qui est magnifique. Même quand on dénonce le système, on en fait partie. Même quand on le critique, on le nourrit."

 

Elle ouvre la porte, le soleil l'enveloppe un instant.

 

"Et puis... La prochaine fois que tu veux écrire sur des gens qui se mentent, commence par te dire la vérité à toi-même. C'est plus élégant."

 

Et sur ces mots, elle disparaît dans la nuit ou le jour - ça restera son choix - les laissant seuls avec leurs verres vides et leurs vérités pleines.

 

Noureddine regarde son manuscrit, soudain conscient de toute son absurdité. De toute leur absurdité à tous.

 

"Elle a raison", murmure Farid.

 

"Évidemment qu'elle a raison", répond Noureddine. "C'est moi qui l'ai écrite."

 

Ils se regardent, et soudain éclatent de rire. Un rire qui fait trembler les certitudes, qui fissure les poses.

 

Dehors, le monde continue sa course. Les tours de verre reflètent le soleil, indifférentes à leurs petits drames.

 

La vie continue. Le système aussi.

 

Même l'empereur rirait s'il existait.

 

Keep smiling.

 

Car au fond, qu'est-ce qui est le plus nu ?

L'empereur imaginaire ?

Ou nous qui prétendons le voir ?

 

Keep smiling.

 

Jusqu'à ce que le sourire devienne vrai.

Ou que la vérité devienne souriante.

 

Et même si le sourire est une grimace.

Même si la grimace est un aveu.

Même si l'aveu est encore une pose.

 

Au moins, on aura ri.

 

Et ça, même le système ne peut pas nous le prendre.

 

Quoique...​​

 

Keep smiling, fuckers.

 

Keep smiling.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez