CHAPITRE 25 - La retraite

Par Nqadiri

L'obsolescence programmée n'est pas réservée aux machines. Dans le monde merveilleux du consulting, même les ressources carbonées ont une date de péremption. Et quand cette date arrive, c'est un agent gouvernemental IA qui vous l'annonce avec la compassion synthétique d'un algorithme bien élevé.

 

2061. Le bureau virtuel de CARE-452 ressemble à ces cabinets de psy nouvelle génération : tout en courbes apaisantes et en teintes neutres calculées pour maximiser le bien-être des ressources carbonées anxieuses.

 

"Monsieur Benmokhtar", la voix est aussi lisse qu'une mise à jour système. "Je suis ravi de vous annoncer que votre dossier a retenu toute notre attention."

 

L'hologramme fait apparaître un graphique en 4D représentant la contribution sociétale de Farid depuis 2024.

 

"Votre participation à l'optimisation générale de la société est... remarquable. Vous avez contribué à rendre obsolètes plus de ressources carbonées que n'importe quel autre manager de votre génération. Une performance qui mérite une récompense exceptionnelle."

 

"Comme vous le savez", poursuit CARE-452, "la retraite à 60 ans est un privilège rare, réservé aux éléments les plus... productifs de notre société. La plupart des ressources carbonées doivent attendre 75, voire 80 ans pour être libérées de leur obligation de rendement."

 

Farid hoche la tête. Il se souvient avoir lui-même participé à la mise en place de ces critères chez InnovCorp. "L'optimisation du capital humain jusqu'à obsolescence totale", qu'il appelait ça à l'époque.

 

"Mais vous, Monsieur Benmokhtar..." L'IA marque une pause calculée pour l'effet dramatique. "Vous avez dépassé tous les objectifs. Votre taux d'optimisation des ressources, votre ratio de destruction créative... Les chiffres parlent d'eux-mêmes."

 

Des hologrammes dansent dans l'air, montrant des courbes vertigineuses de "performance sociétale".

 

"En clair", l'agent IA affiche un sourire presque chaleureux, "vous avez gagné le droit de vous retirer du circuit productif avant l'âge limite. Considérez cela comme un... bonus de performance à l'échelle d'une vie."

 

"D'ailleurs", ajoute CARE-452 avec ce qui pourrait passer pour de l'enthousiasme, "vous êtes le premier consultant à obtenir ce privilège depuis la Grande Optimisation de 2055. Même vos anciens collègues d'InnovCorp continuent à optimiser des ressources carbonées jusqu'à épuisement total de leur potentiel productif."

 

L'hologramme fait apparaître une galerie de visages. D'anciens managers devenus aussi gris que leurs PowerPoints, toujours en train de pousser des KPIs vers le haut comme Sisyphe et son rocher.

 

"En fait", la voix de l'IA se fait presque conspiratrice, "vous avez tellement bien servi le système qu'il serait contre-productif de vous forcer à continuer. Votre exemple inspire déjà les jeunes ressources. 'Optimisez bien, et vous serez libérés tôt', comme on dit maintenant dans les écoles de commerce."

 

Farid a un rire amer. Sa récompense pour avoir déshumanisé des générations de travailleurs ? Le droit de partir plus tôt à la retraite.

 

"Bien entendu", poursuit CARE-452, "votre package retraite est à la hauteur de votre contribution. Appartement premium en zone dépolluée, assistant IA personnel dernière génération, accès prioritaire aux ressources de divertissement... Tout ce dont une ressource carbonée méritante peut rêver."

 

L'hologramme projette des images de son futur cadre de vie. Un complexe résidentiel ultra-connecté spécialement conçu pour les "optimisateurs émérites", comme les appelle la brochure.

 

"Sans compter les avantages annexes", l'IA fait défiler une nouvelle série de slides avec l'enthousiasme d'un vendeur d'assurance-vie digitale. "Service de rajeunissement cellulaire subventionné, implants mémoriels dernière génération pour ne jamais oublier vos plus beaux moments de management..."

 

Farid observe les hologrammes, se demandant vaguement combien de ses anciennes victimes auraient apprécié l'ironie de le voir récompensé pour leur avoir rendu la vie impossible.

 

"D'ailleurs", l'IA fait apparaître un nouveau graphique, "saviez-vous que votre méthode d'optimisation est devenue un cas d'école ? Les jeunes managers étudient vos techniques de réduction des effectifs comme on étudiait autrefois Sun Tzu. 'L'Art de la Guerre appliqué aux ressources carbonées', qu'ils appellent ça."

 

CARE-452 marque une pause calculée, son algorithme de compassion tournant à plein régime.

 

"C'est presque poétique, quand on y pense. Vous avez tellement bien optimisé le système qu'il peut maintenant se permettre de vous mettre au repos plus tôt. Une sorte de... retour sur investissement karmique."

 

Les écrans affichent maintenant le détail de son "score sociétal" : nombre de postes optimisés, taux de burnout généré, ratio d'efficience destructrice... Chaque chiffre une médaille à l'envers, un trophée de la déshumanisation efficace.

 

"Il y a juste un petit détail administratif", ajoute l'IA. "Nous devons programmer votre cérémonie de mise en obsolescence."

 

"Une simple formalité", précise CARE-452, "mais importante pour l'exemple. Les autres ressources carbonées doivent voir que l'excellence dans l'optimization est récompensée. Nous pensons à quelque chose de sobre mais inspirant. Une centaine d'hologrammes d'anciens collègues, quelques discours sur votre héritage managérial..."

 

L'IA projette une simulation de la cérémonie. Farid s'y voit, sur une estrade virtuelle, recevant une médaille du mérite optimisateur des mains d'un avatar premium.

 

"Nous avons même prévu un petit montage de vos meilleurs moments. Tenez, regardez : votre première restructuration massive en 2030, le grand plan d'optimisation de 2040, la fusion-absorption de 2045... De vrais moments d'anthologie de l'histoire du management."

 

"Votre fils Rayan sera bien sûr convié", poursuit l'IA. "En hologramme évidemment, il est beaucoup trop occupé pour se déplacer en personne. Tout comme vous l'étiez à son âge." 

 

La voix synthétique laisse échapper ce qui ressemble à un petit rire complice. "Quant à Mademoiselle Leïla, nous avons eu plus de mal à la localiser. Elle semble avoir... comment dire... optimisé son existence hors de nos radars."

 

Les écrans affichent maintenant un planning détaillé de la cérémonie, minute par minute, comme un dernier PowerPoint ironique.

 

"Nous prévoyons même un petit cocktail virtuel. Les avatars des participants pourront trinquer avec des coupes de champagne en pixels pendant que leurs corps carbonés continueront à travailler. L'efficience jusqu'au bout, n'est-ce pas merveilleux ?"

 

CARE-452 fait une pause, son algorithme analysant sans doute la réaction de Farid.

 

"Bien sûr", reprend l'IA avec ce qui pourrait passer pour de la délicatesse, "tout ceci est entièrement pris en charge par la collectivité. C'est le moins que nous puissions faire pour celui qui a tant contribué à l'optimisation générale. Vous êtes, en quelque sorte, notre premier... disons... retraité premium de l'ère digitale."

 

Les hologrammes montrent maintenant des statistiques comparatives : l'espérance de vie productive moyenne (82 ans), versus le privilège exceptionnel accordé à Farid.

 

"D'ailleurs, nos algorithmes prédictifs estiment que votre exemple va booster la productivité générale de 0,23% dans les cinq prochaines années. L'espoir d'une retraite anticipée est un levier motivationnel remarquable. Vous continuez à optimiser le système, même en le quittant. N'est-ce pas... élégant ?"

 

CARE-452 affiche son sourire le plus compatissant, celui réservé aux annonces importantes.

 

"Nous avons même créé une nouvelle distinction en votre honneur", poursuit l'IA avec une fierté presque palpable. "Le 'Benmokhtar Award of Excellence in Human Resource Optimization'. Il sera décerné chaque année au manager ayant démontré le meilleur ratio d'optimisation des ressources carbonées."

 

L'hologramme projette le design du trophée : une statuette représentant une courbe de productivité en ascension vertigineuse, écrasant sur son passage de minuscules silhouettes humaines.

 

"Le premier lauréat sera d'ailleurs annoncé lors de votre cérémonie de mise en obsolescence. Une façon poétique de passer le flambeau, n'est-ce pas ?"

 

CARE-452 consulte ce qui semble être un dossier virtuel.

 

"Ah, et j'ai gardé le meilleur pour la fin", annonce CARE-452 avec ce qui ressemble à un véritable enthousiasme. "En tant que premier Optimisateur Premium mis en retraite, vous aurez l'honneur de participer à notre nouveau programme : 'Mentorat Inverse'."

 

Farid hausse un sourcil interrogateur.

 

"L'idée est simple : les jeunes managers en formation viendront observer votre vie quotidienne en retraite. Une sorte de zoo pédagogique où vous serez à la fois l'attraction principale et la récompense promise. 'Regardez, les enfants, voilà ce qui arrive quand on optimise bien ses ressources carbonées : on devient soi-même une ressource carbonée de luxe !'"

 

L'IA fait apparaître l'emploi du temps type d'une journée : "9h-10h : Petit-déjeuner observé par la promotion ESMI 2061, 11h-12h : Séance de tai-chi commentée pour les élèves de HEC..."

 

"Bien sûr, ces jeunes managers ne sont eux-mêmes que des ressources carbonées légèrement améliorées", précise CARE-452. "Des vestiges d'une époque révolue où l'on croyait encore que le carbone pouvait manager le silicium. Aujourd'hui, comme vous le savez, ce sont les IA qui managent tout. Y compris les managers."

 

L'hologramme affiche un schéma organisationnel complexe où les humains n'apparaissent plus qu'en bout de chaîne, des petits ronds gris sous une pyramide étincelante d'intelligences artificielles.

 

"Mais ils ont encore besoin de croire qu'ils peuvent progresser dans la hiérarchie. Et quoi de mieux pour les motiver qu'un modèle vivant de réussite à l'ancienne ? C'est là que vous intervenez. Vous serez à la fois leur inspiration et leur avertissement : voilà ce que vous pouvez devenir... si vous optimisez suffisamment vos subordonnés."

 

CARE-452 émet un petit rire.

 

"D'ailleurs", continue l'IA, "nous avons prévu de commercialiser une ligne de produits dérivés à votre effigie. Des mugs, des posters, peut-être même des figurines holographiques qui répéteront vos citations les plus inspirantes sur l'optimisation des ressources humaines. Imaginez : des générations de jeunes managers buvant leur café dans un mug 'Benmokhtar Edition Limitée', répétant en chœur votre fameux mantra : 'Un employé optimisé est un employé jetable.'"

 

Farid a soudain l'impression d'être dans un mauvais épisode de série B. Son héritage réduit à une collection de goodies corporate, sa vie résumée en slogans cyniques sur des mugs à 9,99€.

 

"Bien sûr, nous vous verserons des royalties", ajoute CARE-452. "Mais je suis sûr que pour vous, la vraie récompense sera de savoir que votre message continue à inspirer les optimisateurs de demain."

 

L'IA fait une dernière pause, comme pour ménager son effet.

 

"Oh, et une dernière chose... Pourrais-je avoir un autographe ? Je sais que c'est un peu old school, mais je collectionne les signatures des plus grands managers de l'histoire. Ça ferait un superbe ajout à ma collection, juste entre Jack Welch et Steve Jobs."

 

Et sur cette demande surréaliste, prononcée avec l'enthousiasme candide d'un algorithme meets-a-celebrity, CARE-452 fait apparaître un formulaire digital prêt à être signé.

 

Farid fixe l'écran, partagé entre l'envie de rire et celle de hurler. Son autographe. La cerise dystopique sur le gâteau de l'absurde. Le point final ironique d'une vie passée à chasser l'inutile, pour finir lui-même étiqueté comme un artefact obsolète mais décoratif du management d'un autre temps.

 

Il reste là un long moment, contemplant ce dernier témoignage de sa propre obsolescence, avant de tracer lentement, presque rêveusement, sa signature pixelisée sur l'écran.

 

La porte s'ouvre sur une Leïla à la fois amusée et consternée.

 

"Sérieusement, Noureddine ? Un autographe ? Tu ne trouves pas que tu pousses un peu loin ?"

 

Noureddine soupire. "C'est une métaphore, Leïla. Une façon de montrer que Farid est devenu un artefact, une relique d'un autre temps..."

 

"Une relique qu'on met sous verre et qu'on expose comme un trophée ? C'est dystopique à souhait, je te l'accorde. Mais quand même... Un autographe ?"

 

Noureddine se renverse dans son fauteuil, soudain moins sûr de lui. "Tu trouves que j'en fais trop ?"

 

Leïla s'assoit sur le bord du bureau, jouant distraitement avec un presse-papier en forme de cheval (relique d’une autre vie).

 

"Disons que tu explores très consciencieusement toutes les façons possibles d'humilier ton personnage principal. C'est presque comme si tu prenais un plaisir sadique à le voir souffrir."

 

Noureddine grimace. "C'est tout le principe du jeu, non ? Pousser la logique jusqu'à l'absurde, jusqu'à ce que le miroir se brise et qu'on soit obligé de regarder la vérité en face."

 

Leïla soupire, mi-amusée, mi-exaspérée.

 

"Et quelle vérité, exactement ? Que dans ce monde de dingues, même les gagnants finissent par perdre ?"

 

"Quelque chose comme ça, oui", acquiesce Noureddine. "Que quand les règles du jeu sont truquées, tout le monde est perdant. Même ceux qui pensent tirer les ficelles."

 

"Donc si je comprends bien, la morale de l'histoire, c'est que dans ce monde de dingues, même les gagnants sont des losers ?"

 

Noureddine fait mine de réfléchir.

 

"Disons plutôt que quand les règles sont pourries, tout le monde finit par puer."

 

Leïla éclate de rire.

 

"Belle métaphore, Noureddine ! Tu devrais l'inclure dans ton livre, ça changerait des envolées lyriques sur la déshumanisation !"

 

Il fait semblant de lui jeter un coussin.

 

"Hé, un peu de respect pour l'artiste !"

 

Leïla se lève, toujours souriante.

 

"Artiste, je ne sais pas. Mais pour la satire corporate, t'es pas mauvais. Continue comme ça et peut-être que ton bouquin servira à autre chose qu'à caler les portes "L'empereur est peut-être nu, Noureddine. Mais il n'est pas le seul à porter des habits d'illusions."

 

Noureddine sourit, d'un sourire qui n'atteint pas vraiment ses yeux.

 

"L'empereur est peut-être nu, Noureddine. Mais il n'est pas le seul à porter des habits d'illusions. Et tu es loin de t’être rhabillé. Il est temps je pense d’arrêter."

 

"Oh oui, il est temps !", se préparant à son dernier chapitre.

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