Chapitre huit
- C’est l’une des nôtres, déclare l’une des femmes.
- Évidemment que c’est l’une des nôtres, répond Indra en sortant un étrange de collier de sous sa tunique. L’Amulette ne se trompe jamais.
Je lui lance un regard interrogateur.
- L’Amulette ?
- Un petit bijou brillant qui permet de retrouver les autres asarae – les autres filles comme nous, sans cheveux, et sans valeur aux yeux de la société.
Je les contemple une à une, chauves, sans capuche.
- Donc… ici, c’est une sorte de club pour les « asarae » ? je ricane. Et aujourd’hui, c’est quoi, la réunion hebdomadaire ?
Indra lève les yeux au ciel. Elle est bien impertinente, pour son âge.
- Bien sûr que non ! C’est plus que ça. Et de toute façon, c’est moi qui pose les questions. Tu as déjà vu une ombre agir bizarrement ?
- Quoi ? Euh… non, pourquoi ?
Je cache mes mains derrière mon dos et enfonce mes ongles dans ma paume. Dans la cellule, l’ombre d’un des gardes était en décalé par rapport à son propriétaire, mais ce devait être un effet de la drogue.
- Comme ça, fait mon interlocutrice. Disons seulement qu’ici, notre particularité, en plus d’être chauves, c’est de voir les actions de quelqu’un quelques secondes en avance, rien qu’en regardant son ombre. Et je suis presque sûre que tu as aussi cette capacité.
Je revois le garde frotter sa lame, encore et encore, en retard sur son ombre. Je secoue la tête :
- Je ne crois pas, non. Et même si je l’avais, je ne voudrais pas faire partie de votre petite secte.
- C’est pas une question, je sais que tu as ce don. Je le sais parce qu’il n’y a que les filles sans cheveux qui l’ont, je sais que c’est sûrement nouveau pour toi, que ça vient à peine d’éclore, et que pour l’instant, tu crois pouvoir gérer ça. Mais crois moi, c’est plus difficile que ça n’en a l’air. Laisse-moi t’expliquer, et tu comprendras.
Je secoue fermement la tête.
- J’ai dit non. Arrête de me forcer.
Indra sourit, et ses dents blanches luisent comme des crocs à la lueur des bougies.
- Je n’ai pas besoin de te forcer. Tu vas revenir. Tu vas voir.
Je ne prends même pas la peine de refermer derrière moi.
Mon épaule se remet à saigner à la moitié du trajet jusque chez moi – s’était-elle seulement arrêtée ? Je ne m’en souviens plus – et je décide de changer de direction pour me rendre chez Baba Ibis. Déjà dans la cellule, j’avais perdu beaucoup de sang, alors j’aimerais bien avoir l’avis d’un médecin. Et puis j’ai besoin de parler de ce qui vient de m’arriver à quelqu’un, et il n’y a que Hai qui puisse comprendre.
Dans la rue, les ombres des passants vont plus vite qu’eux. Je récite le nom de toutes les avenues que je connais pour faire abstraction, mais les silhouettes m’obsèdent.
Quand j’arrive, je prétends avoir un rendez-vous avec Baba Ibis pour que les gardes me laissent passer, et je finis par arriver dans le laboratoire. Le chirurgien n’est pas dans son atelier, mais peut-être que je peux trouver mon ami. Je soulève le rideau et monte doucement les escaliers, avant d’entrouvrir la porte.
- Hai ? je lance timidement.
Est-ce que venir était une bonne idée ? Nous ne nous sommes jamais vus en-dehors du travail, mais il faut que je partage mes réflexions avec quelqu’un – la cellule, Meh brûlée par la tige en fer chauffée à blanc, les asarae. Non, c’est plus que ça : j’ai envie de voir Hai.
J’entrebâille un peu plus le battant : il est là, assis sur le sol, un livre ouvert devant lui, en train de manger des chapa, ces galettes rondes et épaisses à base de farine de maïs. Quand j’entre, son visage s’illumine.
- Keya ! Tout va bien ? Ça fait deux jours qu’on ne t’a pas vue, au hangar… J’aurais bien voulu demander à tes sœurs, mais je ne sais pas où tu habites.
Tout va bien ? Je me suis faite enlevée, emprisonner, j’ai vu quelqu’un se faire torturer, on m’a présentée à une secte, le sang qui coule de mon épaule imbibe ma tunique qui imbibe ma veste, mais à ma grande surprise, je réalise que je vais bien : à part cette fichue épaule et le choc, je suis intacte.
Je prends place à côté de lui.
- Ça va… juste quelques désagréments.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Je me lance alors dans le récit de mes mésaventures. Il me fixe avec de grands yeux, sans m’interrompre. Même après que j’ai fini, il garde le silence un moment.
- Tu es blessée ? demande-t-il finalement.
- Juste mon bras, mais ça ne fais pas mal…
- Montre-moi.
- Non, t’inquiète pas, j’irai voir Ibis après.
- Ibis n’est pas là. Montre-moi.
Je lui tourne le dos et fait glisser la manche de ma tunique sur mon épaule pour dévoiler la plaie. Je l’entends grimacer dans mon dos.
- Quoi ? C’est mortel ?
Il laisse échapper un léger éclat de rire.
- Bien sûr que non ! C’est juste que… tu as l’air d’avoir perdu beaucoup de sang. Je vais désinfecter. Ne bouge pas.
Je ferme les yeux, et les bruits environnants me parviennent avec plus de précision : ses pas sur le parquet, le bruit de la bouteille d’alcool qu’il ouvre et dont il verse le contenu dans un récipient. Le liquide mord ma chair si violemment qu’il m’arrache un sifflement. Je sens qu’il nettoie la plaie avec un chiffon. Ensuite, il noue le tissu autour de mon bras pour empêcher le saignement.
- Voilà, c’est fini. Pas besoin de demander à Ibis. Contente-toi de laver au savon ou à l’alcool tous les jours.
- Merci, je dis, gênée.
Je me tourne face à lui, moyennement décidée à partir. Il s’adosse près de moi contre le mur et me tend l’assiette de chapa avec un regard insistant. J’ai du mal à refuser la nourriture : je n’ai pas mangé depuis environ deux jours.
Il ne dit rien, peut-être parce que le silence enrobe magnifiquement notre moment de proximité. Mais il est proche, trop proche pour mon pauvre petit cœur, que je croyais pourtant sec, et ça me fait peur.
- Comment ça se fait que tu vives avec Baba Ibis ? je lance, et le charme est rompu.
Il s’écarte légèrement et se rembrunit.
- Ma mère est tombée malade. J’ai demandé à Ibis de la soigner, mais… (sa voix se brise) Comme je ne voulais pas retourner dans la rue, il m’a laissé rester ici. Il a dit que je pourrais peut-être me révéler utile, un jour.
Il détourne le regard, mais j’ai quand même le temps d’apercevoir ses yeux brillants de larmes. J’ai envie de faire un geste pour le réconforter, sauf que j’ignore lequel, alors je me contente de me taire et d’attendre, comme pendant les nuits où je restais tard au hangar pour parler avec lui.
- Ma mère était comme toi, fait-il au bout d’un moment. Sans cheveux.
- Oh.
Et puis on se tait à nouveau.
D’habitude, il finit toujours par relancer la conversation, d’une manière ou d’une autre. Mais cette fois-ci, à la place, il se penche lentement vers moi, encore plus près qu’il ne l’était déjà. Si près que je sens son souffle sur ma joue. Une partie de mon esprit veut s’écarter, mais l’autre est bien décidée à ne pas bouger. Ses lèvres frôlent dangereusement les miennes.
- Hai, je…
C’est à ce moment précis que la porte s’ouvre en grand, nous faisant sursauter tous les deux.
Baba Ibis arque un sourcil, amusé.
- Je vous interromps, peut-être ?
- Non, je répond en me levant.
- Vous aviez besoin de quelque chose ? fait Hai en même temps, irrité.
Le chirurgien continue de sourire, ce qui a le don de me mettre extrêmement mal à l’aise.
- On m’a dit que quelqu’un avait besoin de mes services.
- Euh, je croyais avoir besoin d’un médecin, j’explique, mais en fait ce n’est rien. Merci d’être monté.
J’enfile ma veste, soudain très pressée de quitter la pièce.
- Keya, attends, je…, lance Hai dans mon dos, mais je calque le battant pour lui couper la parole.
Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?
Après ça, je ne vois presque plus Hai. Je rentre chez moi, mais mes sœurs ne semblent pas s’être inquiétées de mon absence. Comme je ne peux plus retourner au hangar, à cause de mon enlèvement, de l’Éléphant, (qui pourrait très bien être un homme de Ganesh, ou bien Ganesh lui-même), et de la compagnie de Hai qui me mettrait mal à l’aise, je passe toutes mes journées à déambuler dans les rues, volant pour manger. Il me suffit de regarder les ombres des autres : je prédis leurs moments d’inattention, et je profite de l’occasion pour dérober fruits, viande grillée, ou chapas.
Ça me fait un peu mal de l’admettre, mais Indra devait avoir raison lorsqu’elle m’a dit que je reviendrais, puisque deux jours plus tard, je suis plantée devant le bar abandonné.
Je ne le voulais pas vraiment, mais c’est plus fort que moi : les ombres qui s’allongent sur le sol sont toutes en avance, celles de mes sœurs, celle de Hai que j’ai croisé au détour d’un boulevard, celles de tous les passants. Même les bibelots des marchés s’y sont mis. Je fais de mon mieux pour les ignorer, mais je n’y arrive pas.
J’entre sans frapper.
- Ah, Keya ! fait Indra en me voyant entrer. Je savais que tu allais nous rendre visite.
Elle est là, sans capuche, au beau milieu de toutes les autres – une petite dizaine à peu près. Je m’assois sans attendre leur autorisation.
- J’ai changé d’avis, je déclare. Expliquez-moi.
Une demi-heure plus tard, après un long discours sur l’importance de notre don au sein de la société de la part de la doyenne du groupe, je visite les lieux en compagnie de la plus jeune, à savoir Indra. En réalité, le bar n’est que la salle commune, derrière la porte qui mène à la cuisine se cache un véritable dédale de couloirs, de salles et de dortoirs. Elle appelle cet endroit « la Crypte », ce qui me semble un peu prétentieux pour un bar abandonné, mais je ne relève pas. Cette fille, qui ne doit pas avoir plus de dix ans, a le don de me faire sourire.
- Tu pourrais vivre ici, intervient mon guide. Avec nous.
Je pense à mes sœurs qui n’ont pas posé de questions quand je suis rentrée chez nous après deux jours d’absence, comme si elles n’avaient même pas remarqué ma disparition.
- Peut-être, je réponds prudemment.
Mais elle m’écoute à peine.
- Ici, ce sont les chambres. Là, la salle à manger. Et ici (elle ouvre une porte et me pousse à l’intérieur), c’est la salle d’entraînement.
- La salle d’entraînement ?
- C’est là qu’on mesure le temps entre le mouvement d’une ombre et celui d’un objet, qu’on se muscle un peu pour rester en forme, qu’on s’initie un peu au combat rapproché, bref, en gros, c’est la salle de sport.
Elle parle à toute vitesse, à tel point que je me demande comment elle fait pour respirer.
- On va commencer par calculer ta vitesse. Comme ça, au pif, tu diras que tu es à combien de secondes entre l’ombre et le mouvement réel ?
- Je ne sais pas, moi, dix secondes ? je hasarde.
Et à ma grande surprise, Indra éclate de rire. Quand une fillette plus jeune que vous se moque ouvertement de ce que vous venez de dire, ce n’est jamais bon signe.
- Dix secondes ! (Elle désigne le tableau d’une femme accroché au-dessus de l’entrée) Elle, c’est Mohana, la meilleure asarae jamais venue au monde. Elle pouvait aller jusqu’à douze secondes. Certaines rumeurs disent qu’elle avait atteint seize, mais je n’y crois pas. Alors toi, qui me parles de dix secondes, sans aucun entraînement préalable… Impossible.
Je hausse les épaules.
- Mesure, on verra bien.
- Quatre secondes en puissance maximale, déclare Indra après une batterie de tests, armée d’un chronomètre. C’est pas trop mal.
- Toi, tu étais à combien, avant d’entrer chez les asarae ? je demande.
- Six secondes. Mais je suis précoce. Quatre, c’est la moyenne.
Elle jette un regard au tableau de Mohana, les yeux brillants.
- Mon rêve, ce serait de la battre. De monter jusqu’à douze, quinze, trente secondes. Je ne sais pas si c’est possible, mais je vais essayer.
- Cette Mohana, j’interroge, elle est encore en vie ?
- Non, elle est morte il y a une dizaine d’années, avant ma naissance. C’est elle qui a fondé les asarae. Elle nous a offert un foyer. C’est pour ça qu’il y a son portrait dans plusieurs salles de la Crypte. Pour ne pas l’oublier.
Elle baisse la tête. Le silence est lourd, et je devine qu’elle se recueille. Puis elle retrouve son sourire et déclare :
- Viens ! Je ne t’ai pas montré la pièce la plus importante !
Elle me prend par la main et m’entraîne tout au fond du couloir, avant de déverrouille une porte à l’aide d’une petite clé en argent. Le battement émet un grincement terrifiant lorsqu’il s’ouvre.
À l’intérieur sont entassés livres, bijoux, vêtements d’apparence antique.
- C’est la raison pour laquelle nous apprenons à nous battre. Pour protéger ce trésor. Et comme on peut prédire les actions de quelqu’un quelques secondes en avance… on a un avantage.
- C’est magnifique, je murmure, subjuguée.
Il y a là plus d’or que je n’en ai vu de ma vie, des pierres précieuses si belles que je ne sais même pas comment nommer leur couleur, des textes écrits dans une langue que je n’ai ni apprise, ni même entendue.
- Et attends, ajoute Indra, rayonnante, tu n’as pas vu le meilleur.
Je remarque alors des vitrines en verre blindé, renfermant chacune un objet particulier, une boîte à musique, une flûte en os, un poignard étincelant.
- Ce sont des artefacts, explique-t-elle. Ils ont tous un pouvoir spécial. La boîte à musique fait chanter la vérité, la flûte en os permet de communiquer avec les morts quand les étoiles sont alignées… Quant au poignard, il se teinte de rouge dès qu’une asarae meurt.
Son visage s’assombrit. Je me demande quel âge elle avait lorsqu’elle a rejoint ce groupe, et combien de sœurs elle a perdues.
- Il y a d’autres artefacts ?
- Oui, par exemple, l’Amulette. Elle n’est pas dans une vitrine, je la garde toujours sur moi, parce que je me dis… que ça peut toujours être utile, de pouvoir traquer les filles comme nous. Pour les sauver.
Derrière ses paroles, je devine qu’elle aurait bien aimé être sauvée, elle aussi.
- D’ailleurs, je dis, je ne t’ai pas remerciée, l’autre jour. Pour la prison.
Elle me sourit, et c’est comme si je pouvais supporter tout le malheur du monde, parce qu’un enfant heureux, ça vous réchauffe de l’intérieur.
- De rien.
- Dis, Indra, je l’interroge ce soir-là, après un repas copieux dans la cantine des filles sans cheveux, juste avant de rentrer chez moi. La Crypte, les asarae, tout ça, quoi, je peux en parler à quelqu’un ?
Elle me scrute avec attention.
- Pourquoi ? Tu voudrais en parler à qui ?
- Personne. Juste un ami.
Elle hausse un sourcil.
- En général, mieux vaut éviter, parce que les gens ont tendance à nous détester. Mais quoi que je dise, tu feras ce que tu veux, pas vrai ?
Je baisse la tête.
- Un peu, oui.
- Alors… c’est d’accord. Et de toute façon, tu es nouvelle. Tu ne sais rien de compromettant.
J’acquiesce. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle cède si facilement. Mais c’est une enfant, encore naïve et innocente.
Il faut que je parle à Hai. Il y a deux jours, chez Baba Ibis, il s’est contenté de m’écouter, et ensuite, j’étais trop perturbée par les ombres pour y réfléchir, mais je dois retrouver Meh. Je vois encore les deux gardes poser la tige chauffée à blanc sur sa peau, j’entends encore ses cris. Je ne peux pas la laisser là. Et puis Hai en connaît beaucoup plus sur les sabliers que moi. Peut-être qu’il sait aussi des choses sur l’Éléphant. D’accord, il me les aurait sûrement dites, mais… s’il n’a pas d’informations, il peut m’aider à en trouver. Et puis si sa mère était chauve, peut-être qu’elle faisait partie des asarae.
Oui, il faut vraiment que j’en parle à Hai. Lui ou Zhi. Ce sont les deux seuls à qui je fasse confiance.