Chapitre neuf
Le lendemain, après une nuit trop courte passée à parler à Hai des filles sans cheveux, je me lève de bonne heure pour rejoindre la Crypte.
Hier, Hai m’a promis qu’il mettrait Zhi au courant. Il pense qu’elle en saura plus sur l’Éléphant et ma capacité à voir les ombres, puisqu’elle connaît tout de cette cité. Je suis d’accord avec lui. Si quelqu’un peu lever le mystère sur l’identité du ravisseur de Meh, c’est bien elle.
Toute la journée, je travaille dur chez les asarae. Indra répète en boucle que « je dois méditer de toute mes forces et ressentir ma force méditative tout au fond de mon être pour améliorer ma vision des ombres ». Je ferme les yeux et le monde s’efface, plus d’ombres, plus d’Indra, plus d’Éléphant.
Quelques jours plus tard, Zhi m’accoste dans la rue – allez savoir comment elle a su où j’étais – pour me transmettre les informations qu’elle a récoltées : elle n’a jamais entendu parler de filles chauves, ni d’un Éléphant. J’envisage de demander à Baba Ibis, mais la dernière fois, ça ne m’a presque rien coûté. Il pourrait bien réclamer un prix plus élevé cette fois-ci en représailles. En tout cas, mon ami lui donne de mes nouvelles régulièrement.
Tous les jours, je suis l’entraînement des asarae, grimpant des murs, méditant six heures d’affilée ou faisant des pompes et du combat rapproché, puis je me rends au théâtre abandonné. Au fil des semaines, j’apprends ce qui est arrivé à la mère de Hai :
- Elle avait arrêté de se battre, me confie-t-il un soir. Je pense qu’à un moment, elle faisait partie de tes filles sans cheveux, mais qu’en suite, elle était trop malade pour continuer. Elle a simplement abandonné, sachant que le mal la rongeait de l’intérieur. Avant, je lui en voulais de m’avoir laissé tout seul, mais maintenant, je suis juste triste. Je suis sûr que si elle avait cru qu’il y auvait du bonheur pour elle ici, elle se serait peut-être accrochée à la vie. Mais elle ne l’a pas fait.
Il ferme les yeux pour que je ne remarque pas qu’ils sont remplis de larmes – sans grand succès.
- Parfois, j’aimerais pouvoir retourner en arrière et changer ça.
C’est la première fois que je le vois pleurer, et aussi la première fois qu’il partage quelque chose d’aussi personnel avec moi. Je me demande s’il peut trouver un ami en Ibis, ou s’il garde toutes ses émotions pour lui depuis tout ce temps.
Mon épaule guérit lentement, jusqu’à ne devenir qu’une petite cicatrice rose pâle. Sans parler de ma vision qui progresse bien : je passe de quatre à cinq secondes.
- C’est bizarre, fait remarquer Indra. Depuis le temps que tu t’entraînes, tu devrais déjà être à sept. Au début, tu étais dans la moyenne, mais maintenant… c’est un peu en dessous.
Mais je ne me laisse pas abattre. Comme les asarae me font plus confiance qu’avant, je suis désormais d’autres cours : étude des artefacts, et celle de notre aptitude. Tous les jours, sans exception, je me rends à la Crypte et je me gave de savoir, une cuillerée après l’autre. J’apprends notamment qu’une partie de notre « pouvoir » se loge dans des organes de notre corps, et notamment la rate. Comme je n’ai plus la mienne depuis l’opération de Baba Ibis, c’est peut-être pour ça que je suis en-dessous de la moyenne.
- En tout cas, ça ne t’empêchera pas d’avoir ta clé, déclare Indra.
- Ma clé ?
- Ta clé qui mène à la salle des artefacts. Ça se mérite, et vu tes efforts… je pense que tu auras bientôt le droit à la cérémonie.
Je manque de m’étrangler avec mon thé à la menthe.
- La cérémonie ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle sourit.
- Oh, rien, c’est un peu comme une remise des diplômes, avec un discours de Laghima et un bon repas à la fin.
Je pousse un soupir exaspéré. Laghima, la doyenne, est réputée au sein du groupe pour ses laïus interminables.
- C’est aussi une sorte de rite, qui fait de toi un vrai membre des asarae. Ça veut dire que tu fais partie de la famille. Vois-le comme ça.
Une famille… ça fait si longtemps que mes sœurs et moi n’en sommes plus une que j’ai presque oublié ce que ça fait.
La date de la cérémonie est fixée environ deux semaines plus tard. Quand j’en parle à Hai, et que je lui dis que ça me donnera l’accès aux artefacts, il semble vraiment enchanté et heureux pour moi. Il me demande même d’y assister, « pour que je ne sois pas seule au milieu d’une secte ».
Le fameux soir, en l’apercevant, Indra essaie de lui claque la porte au nez, mais Laghima, la doyenne, intervient :
- Laisse-le entrer, jeune fille. C’est le fils de Nilah.
Puis elle pose les yeux sur lui avant que la fillette aie pu argumenter.
- Tu es le portrait craché de ta mère, fils chevelu. Et tu ne voudrais pas salir sa mémoire, n’est-ce pas ? (Il hoche la tête) Alors ne fait rien qui pourrait salir cet endroit.
Indra est chargée de me parer pour la cérémonie. Ça lui prend plus d’une heure, principalement parce que le sari qu’elle a choisi de m’enfiler, orange crépuscule et brodé d’arabesques dorées, mesure près dix mètres de long. Elle passe un long moment à le plier, l’enrouler autour de ma taille et le faire passer par-dessus mon épaule.
- Je ne vois pas l’intérêt, je déclare. J’aurais aussi bien pu mettre ma tunique.
- Je suis d’accord, acquiesce mon amie – car c’est ce qu’elle est devenue.
Je hausse un sourcil.
- Alors pourquoi tu t’es proposée pour me préparer ?
- Je ne voulais pas finir en cuisine et passer la journée à préparer du glaçage pour les mithais au safran, avoue-t-elle en riant. Et puis tu n’es pas proche des autres. Ç’aurait été bizarre que ce soit l’une d’entre elles.
Je salive à la seule idée de manger des gâteaux. Les ingrédients ont dû coûter tellement cher… Mais je n’ai pas le temps de m’attarder sur cette idée, Indra s’étant mis en tête de recouvrir mes bras de bracelets en or. Puis elle me fait enfiler des bagues serties de pierres, toutes reliées par une chaîne accrochée à mon poignet, des boucles d’oreilles rondes au métal finement ouvragé, et un collier aux motifs si compliqués qu’ils m’en donnent mal à la tête. L’or brille si fort que j’en cligne presque des yeux, et les bijoux sont si lourds que, pour un peu, je m’écroulerais au sol.
- Maintenant, enlève ton voile, me demande doucement l’asarae.
Je grimace. En temps normal, avec les autres filles sans cheveux, ça ne me dérange pas, même si j’étais un peu mal à l’aise au début. Mais, de l’autre côté de la porte, il y a aussi Hai… et l’idée qu’il voit tête nue me noue l’estomac, pour une raison inconnue.
- Je suis vraiment obligée ?
- Ça fait partie du rituel.
Quand je sors enfin, Hai, appuyé contre un mur, laisse échapper un sifflement.
- Ça valait le coup d’attendre, affirme-t-il en souriant.
Je lui donne une petite tape sur le crâne en rougissant, avant de suivre Indra dans le couloir.
La cérémonie dure un long moment. D’abord, je dois tremper mes mains dans une coupe et me laver le visage pour me purifier. Ensuite, je me recroqueville, à genoux sur le sol, pour adresser une prière silencieuse aux dieux, comme Indra me l’a appris. Je prie pour ma famille, au ciel, je prie pour mes sœurs même si elles me parlent à peine, je prie pour Zhi qui fume dans le hangar, je prie pour Baba Ibis qui négocie une petite faveur à un prix exorbitant. Je prie pour tous ceux que j’ai rencontré récemment, je prie pour Meh qui sanglote dans son cachot, je prie pour la mère de Hai.
Et voici que celle-ci se matérialise soudain devant moi.
Je ne l’ai jamais vue avant, mais je sais que c’est elle, mêmes yeux sombres, même peau couleur bronze, même bouche boudeuse. Nilah. Son nom résonne en moi à chaque battement de cœur, tel un coup de gong. Je titube sur les coudes lorsqu’elle avance vers moi.
- Ne t’inquiète pas, dit-elle gentiment. Je ne te veux pas de mal. Je voudrais juste te demander quelque chose. Tu veux bien ?
Elle incline la tête et sourit. Elle semble si paisible, si belle. Même sa voix est claire et enfantine. Rien à voir avec un femme morte de maladie.
- Surveille Hai pour moi, d’accord ? Il est mignon, mais pas très malin. Avant, je m’occupais toujours de lui pour qu’il ne fasse pas de bêtises, mais maintenant que je ne suis plus là… Tu pourrais l’empêcher de faire des choses stupides à ma place, s’il te plaît ?
Elle s’accroupit et me caresse tendrement la joue. Paralysée par l’incompréhension, je n’arrive pas à prononcer un seul mot tandis qu’elle ajoute :
- Merci, Keya. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Je cligne des yeux et elle s’évanouit.
Plus tard, bien plus tard, alors que Laghima a fini son discours, que tous les mithais ont été engloutis, et que j’ai reçu ma clé et une ceinture avec des poches pour la ranger, je me retrouve seule dans la cour intérieure avec Hai. L’une des asarae s’est mise à chanter après avoir un peu bu, alors nous avons battu en retraite vers l’extérieur pendant que les autres la suppliaient d’arrêter ou regagnaient les dortoirs.
Il lève la tête vers les étoiles, pensif.
- Il y a une légende qui dit que les morts montent au ciel pour nous regarder, dit-il soudainement.
- C’est faux, je lance en pensant à sa mère, venue me visiter pendant la cérémonie. Ils restent sur Terre et rôdent autour de nous, guettant le bon moment pour nous effrayer.
Il se tourne vers moi.
- Tu le penses vraiment ?
- Non. Les morts ne reviennent pas nous hanter, et ils ne nous regardent pas depuis le ciel. Ils sont réduits en cendres au crématorium.
On garde le silence encore un moment avant qu’il ne demande subitement :
- Dis, Keya, ta clé, elle ouvre vraiment la salle des artefacts ? (J’opine lentement) Tu voudrais bien me la montrer ?
Une dizaine de couloirs plus loin, après que Hai ait négocié et insisté pour que je lui montre une vieille pièce poussiéreuse remplie de joyaux, il pointe tour à tour plusieurs objets, les yeux brillants de curiosité. Il me fait penser à chien surexcité après avoir ingéré trop de sucre.
- C’est quoi, ça ?
- Ça, c’est une boîte à musique qui…
- Et ça ? me coupe-t-il sans attendre la fin de ma phrase.
- C’est une flûte qui…
- Et ça ?
Il pointe du doigt un jeu de tarot, bien au chaud derrière sa vitrine. Je me racle la gorge. Comme j’ai déjà étudié cet artefact, je suis assez renseignée sur la question.
- Ça, j’explique, c’est un jeu de tarot très spécial. Les soirs de lune de sang, on peut l’utiliser et tirer trois cartes qui changeront le passé, le présent, et le futur.
- Tu veux dire que… avec ça, je peux changer ma vie, la rendre paradisiaque ?
Je secoue la tête.
- Malheureusement, non. Les cartes sont aléatoires, tu ne choisis pas de changer les choses comme tu le souhaites. Alors oui, peut-être, certains aspects seront meilleurs… mais d’autres bien pires. Cet artefact est comme les autres : à double tranchant.
Car, je l’ai découvert, chacun possède une face cachée et sombre : la boîte à musique force celui qui la fait tourner à danser pendant deux cent lunes, quitte à vous faire tomber de fatigue ou à ce que la peau de vos pied se décolle, la flûte en os vous oblige à converser avec vos ancêtres jusqu’à ce que vous n’ayez plus d’air et vous étouffez… Ces objets sont certes bien pratiques, mais il faut vraiment être désespéré pour y recourir.
- Dommage, souffle mon ami d’une voix à peine audible. Ç’aurait pu être utile.
J’arque un sourcil et ouvre la bouche, mais un grincement me coupe la parole avant que j’aie pu prononcer un seul mot.
- Ah, vous voilà, lâche Indra, sur qui la porte vient de s’ouvrir. C’est bon, les chanteuses se sont calmées, vous pouvez revenir. D’ailleurs, qu’est-ce que vous faisiez ?
- Rien.
Je lui emboîte le pas et la suit dans le dédale de la Crypte, vers les lumières et les éclats de voix du banquet.