Chapitre huitième

Notes de l’auteur : Dernier chapitre et épilogue. Merci à ceux qui auront lu jusqu'au bout!

Max était en paix.

Il était de retour dans sa chambre d’enfant, où tout était rentré dans l’ordre. Il jouait aux Tortues Ninja sur son ordinateur et maman allait bientôt l’appeler pour mettre la table.

Il en était arrivé au dernier boss, qui était plus facile à battre que le reste du jeu. Il aurait le temps d’en finir avant de manger.

Sur le petit écran cathodique, l’écran de l’arène finale s’afficha : quelques plates-formes flottant dans le vide, enclavées dans un carré fait de pierres. Max jouait avec Donatello ; c’était sa Tortue préférée à cause de son long bâton… Il était beaucoup plus facile de jouer avec lui plutôt qu’avec Raphaël et ses misérables saïs de cinquante centimètres !

Shredder, le super-méchant si cool dans son armure recouverte de lames, faisait face à son avatar et une petite boîte de dialogue en anglais s’afficha sur l’écran. Max se rendit compte que, pour la première fois, il était capable de comprendre les dialogues :

« Il y a de la soupe de tortue au menu ce soir ! » disait Shredder.

« _ Ça me ferait mal ! » s’esclaffa Max.

Il appuya sur l’unique bouton sur le côté de son joystick afin de mettre fin à la causerie, se préparant à se placer sur le petit coin de plate-forme ou il resterait inatteignable le reste du combat.

C’était un peu de la triche, mais ça marchait à tous les coups. Il n’y aurait plus qu’à mettre un coup de bâton à chaque fois que le vilain serait à portée et le tour serait joué en cinq minutes ! (Les ninjas appelaient le bâton : un « bô », un nom vraiment trop cool ; bon, pas autant que « nunchaku » ou « katana », mais presque…)

L’écran changea.

Les graphismes huit-bits furent remplacés par autre chose : le visage de Shredder emplit l’écran, ses yeux sombres et la masque en métal qui recouvrait sa bouche était devenus presque vivants… Et ce n’était pas une simple photo (que l’Amstrad n’aurait pas pu afficher de toute façon) : la caméra tournait autour de sa tête. C’était encore mieux que de la 3D ! Max en avait vu à la télé une fois, et ce qu’il avait devant les yeux était de loin beaucoup mieux fait ! Il y avait des reflets sur la peau et l’acier. Le regard était presque réel, avec de subtiles variations de couleurs selon l’angle de vue… Le visage masqué finit par être placé au centre de l’écran.

Shredder se mit à parler :

« Je ne vais pas me laisser faire, cette fois ! misérable reptile radioactif ! Prépare-toi à te battre pour ta vie ! »

Max sursauta sur sa chaise. Il n’avait jamais entendu dire qu’un jeu vidéo pouvait parler sans boîte de dialogue. Et le son était encore plus net que dans le dessin-animé, comme s’il ne s’adressait pas à lui au travers d’un haut-parleur, mais en vrai…

Le petit garçon se tourna vers la porte de sa chambre, affolé :

« Maman ?! »

Il n’y avait plus de porte. La voix aux échos métalliques si réels éclata d’un rire sans joie :

« Ah ah ah ! Ce soir, c’en est fini de toi et de ton engeance démoniaque ! »

Son premier réflexe fut d’essayer d’éteindre l’écran. Malgré le petit « clic » sous son index, le visage masqué continua de le fixer… Lorsqu’il se leva et se dirigea vers la fenêtre, les pupilles le suivirent. Tout en déplaçant à reculons, Max pensa être devenu incapable de lâcher des yeux le terrible écran mais, lorsque ses doigts rencontrèrent un mur en lieu et place d’une vitre, il y parvint… Pour découvrir ce qu’il savait déjà : il n’y avait pas de fenêtre non plus.

« Salut. »

En perte totale de repères, les yeux du jeune garçon se tournèrent vers cette nouvelle voix qui s’adressait à lui…

La sidération l’empêcha de répondre quoi que ce fut à la silhouette au fond de la pièce.

Son bureau et son ordinateur avaient disparu, ainsi que chaque élément constituant le mobilier de la chambre… La personne qui lui parlait était une étrange version de lui-même.

Il eut un sentiment de déjà-vu.

A l’instant où il se fit cette réflexion, Max se rendit qu’il surplombait son interlocuteur. Comme s’il avait grandi d’un seul coup.

Et lorsqu’il plongea son regard dans celui de son double qui le fixait depuis l’autre bout de la pièce, tout lui revint…

Le blanc des yeux était sombre, et leurs iris laiteuses… Le négatif exact des siens.

Il hurla de désespoir.

« Je vois que tu te rappelles ce que tu fais ici. »

Un bruit  semblable à un roulement de pierres se superposait à la voix juvénile… Il ne s’agissait plus du petit garçon à qui Max avait parlé en rêve. C’était encore une imitation de cette Chose...

« Tu as abandonné le petit Max ici même, après lui avoir brisé le cœur comme le lâche que tu es. Tu te souviens de ça aussi, n’est-ce pas ? »

« _ Non ! C’est faux ! Tu l’as pris de force ! J’ai jamais voulu ça ! »

« _ Vraiment ? » La question, dans la bouche du petit être, paraissait sincère. Cependant, il sembla vite se désintéresser de la réponse, car il continua :

« Tu sais que tu m’avais en toi dès l’instant où tu es venu au monde ? Même si on m’avait entravé par un sceau… Encore un boulot salopé de la Lumière, si tu veux mon avis… Même sans l’intervention de cet ambitieux minable d’Antiquaire, j’aurai fini par éclore, c’était simplement une question de temps. Mais peu importe, il faut juste que tu saches que tu as su me nourrir tout au long de ta vie de lâche. Toute cette peur et ce dégoût de soi… Eh bien, c’est ça qui m’a permis de grandir, bien au chaud ici. »

La Résonnance pointa son index d’enfant vers son ventre à lui.

Les mains de Max vinrent se placer à cet endroit en un dérisoire réflexe défensif… La sensation physique de la boule au ventre qu’il avait traîné toute sa vie, sans qu’il en ait forcément conscience, avait totalement disparu.

Mais aucun soulagement n’accompagnait cette disparition. Parce qu’en réalité, la boule n’avait pas vraiment disparue : elle se tenait devant lui.

« Non ce n’est pas exactement ce que tu es en train de penser, Max. En fait, cette force que tu visualisais, à tort, comme une boule : eh bien, à présent, tu es à l’intérieur d’elle. Et puisqu’on a du temps à tuer en attendant les autres, je vais te dire autre chose, espèce d’alcoolo à la con… »

La Chose appréciait visiblement la conversation : l’odieux sourire aux dents atroces que Max avait découvert pour la première fois dans l’usine désaffectée ne quittait plus son visage… C’était là une parodie véritablement odieuse du visage d’un enfant.

Mais… qu’est-ce qu’Elle voulait dire par « les autres » ?

« Je ne te remercie pas d’avoir picolé comme un abruti toute ses années. Parce que ça m’a empêché de me nourrir correctement, figure-toi.  Et il a fallu que je dorme beaucoup trop souvent à cause de ça. Mais tu as fini par arrêter, et tant mieux pour moi. Parce que si tu avais eu le courage d’aller jusqu’au bout… Je veux dire : te terminer en buvant… Eh bien, j’aurais disparu aussi ! Donc, je te remercie. »

Aucune gratitude n’émanait de la petite voix, cependant… On aurait plutôt dit qu’Elle se retenait d’éclater de rire. Le cauchemar qui lui servait de sourire confirmait cette impression. La Résonnance se mit à tourner en rond, comme une bête en cage. Elle ne le regardait même plus, trop absorbée par son propre discours…

Pendant ce temps, Max essayait de toute ses forces de ne pas se remettre à hurler. S’il remettait ça maintenant, il ne s’arrêterai qu’une fois les cordes vocales déchirées. Et puis il était fasciné malgré lui par le monologue. Aussi, quelque chose avait changé depuis qu’ils étaient arrivées ici, mais il n’arrivait pas encore à mettre le doigt dessus…

Max ne put retenir une question :

« Pourquoi moi ? Et pourquoi tu me racontes tout ça ? »

« _ Pourquoi ? Tu t’es posé cette question débile toute ta vie, et tu n’as pas encore compris ? Alors, je vais te dire : ton esprit minable ne peut même pas envisager de ne serait-ce qu’effleurer la surface d’une explication. Et même si tu étais un génie doté d’une espérance de vie de mille années, cela n’y changerait rien. Même moi, je ne possède pas ce genre de réponse. Et j’existe depuis si longtemps que j’ai oublié d’où je viens ! Et j’ai oublié parce qu’à la place, j’ai appris une chose : ça n’a aucune importance. Nous sommes. C’est tout. Imaginer que tout cela a un sens n’est qu’une pure invention de l’esprit afin expliquer la matière. »

Malgré l’abattement sans fond qu’il ressentait, ou à cause de celui-ci, Max sentit la colère lui serrer les poings. Il n’en pouvait plus d’écouter les soi-disant « vérités » de la Résonnance. Même maintenant, elle mentait. Et probablement qu’Elle se mentait à Elle-même…

Max avait horreur qu’on se mente à soi-même.

« Crois ce que tu veux, ça n’a aucune importance…Et si je te raconte tout ça, c’est pour deux raisons : d’abord parce que ta colère m’amuse… »

Le faux petit garçon regarda les phalanges blanchissantes de son interlocuteur avec un dédain évident.

La version adulte le toisa en pensant que ce petit monstre était une très mauvaise imitation de lui, si on la regardait d’assez près.

Le sourire carnassier s’estompa un peu, mais la Chose ne s’interrompit pas pour autant :

« Ensuite, je veux que tu saches, avant que ta petite rouquine préférée débarque, que tout ce qui va lui arriver est ta faute : c’est ta lâcheté et ta médiocrité qui m’ont permis de survivre malgré le Sceau que la Lumière avait posé à ta naissance pour me contenir... »

_ Quoi ? De quoi est-qu… »

_ Et c’est parce qu’elle veut te protéger qu’elle est là… »

La Chose n’avait pas fini, elle avait visiblement encore une révélation à faire, et savourait l’instant où elle lâcherait son ignoble petit secret…

Mais Max n’en avait plus rien à foutre ; dès l’instant où cette abjecte plagiat avait mentionné Marie, il avait senti la chaleur familière de la rage se répandre dans tout son corps :

« Vas-y, dis ce que t’as à dire, qu’on en finisse, espèce de connasse. » dit Max.

Le noir des yeux de la résonnance s’agrandit, exprimant une surprise presque humaine et la petite forme s’arrêta de tourner en rond, le fixant sans plus rien dire.

Il continua pendant qu’il avait son attention :

« Tu meurs d’envie de me la sortir ta saloperie, alors vas-y, fais-toi plaisir. Mais je vais t’expliquer pourquoi tu as soudainement envie de te confesser au lieu de me terminer où Dieu sait quoi d’autre… »

« _ Il n’y a pas de D… »

« _ Je sais, je sais… » Max agita une main impatiente sous le nez de la Résonnance et enchaîna, comme s’il n’avait pas été interrompu :

« À mon avis, en achevant la « possession », ou peu importe comment tu appelles ce viol de l’âme que tu m’as fait subir… Eh bien, tu es devenue un peu plus humaine. Je sens que tu as des émotions que tu ne ressentais pas avant… Je me trompe ? Alors à ton tour de m’écouter : fais bien attention avec ça, parce que ça va te jouer des tours. Ton orgueil et ta colère vont te faire commettre des erreurs… Et quand ça arrivera, je serai là. »

La Chose resta interdite pendant quelques secondes… Elle jaugeait Max comme si elle le voyait pour la première fois :

« Ah ! Ah ! Ah ! C’est un peu tard pour se faire pousser des couilles, mais bravo ! Eh oui, je reconnais que ton humanité a un peu déteint sur moi. Mais ça ne changera rien. Nous pouvons être honnêtes à cent pour cent l’un envers l’autre, maintenant : t’as bien compris que, bientôt, tu seras juste une infime partie de moi, n’est-ce pas ? Oui, je sais que tu le sais. Pas besoin de lire tes pensées, ton regard en dit long… Mais je vais être sympa et t’apprendre quelque chose que tu ne sais pas… » La créature pencha la tête dans sa direction, étirant son cou comme un vautour devant un bon repas :

« Mina ? Tu te souviens ? » Sa voix était en train de changer...

Lorsqu’elle reprit, c’était celle, discrète et séduisante de celle qui lui avait ôté sa capacité à aimer, deux ans auparavant :

« Tu te souviens comme tu étais fou de moi ? Comment j’aurais pu te faire faire n’importe quoi ? Ce jour d’été, sur le parking : un seul regard et tu m’as appartenu. Et je le savais. Comment tu as pu croire qu’une femme comme moi ait pu, ne serait-ce que supporter d’être effleurée par un poivrot sans avenir dans ton genre ?! J’avoue que ça, ça m’échappe… J’aurais pu avoir n’importe quel homme. Et tu as cru que je t’avais choisi, toi ?! Mais quel crétin ! »

Le rire à la sonorité juvénile de Mina emplit la pièce de sa musique et sa silhouette sirénienne apparut. Max sentait le sang pulser le long de sa jugulaire, lui donnant un début de mal de tête, brouillant sa vue…

Mina n’en avait bien entendu pas fini avec lui :

« Je n’ai jamais existé, Max. Tu étais le seul à me voir. Quand tu croyais me faire l’amour, en fait, tu baisais ta main droite de loser ! »

Le rire cristallin retentit de nouveau ; pour finalement muer en une vulgaire hilarité au timbre profond et rocailleux… La Résonnance avait à nouveau changé de forme : elle était redevenue le Max barbu de l’usine désaffectée. Celui-ci pointa un pouce vers son torse, faisant ressortir d’impressionnant biceps :

« C’était moi, espèce d’abruti. Il fallait que je trouve un moyen pour que tu sortes la tête de ton cul d’ivrogne. Et le seul que j’aie trouvé pour ça, c’était de te briser le cœur, de l’intérieur. En créant Mina de toute pièces à partir de ton esprit… ça n’a pas été si facile avec le sceau qui m’entravait et le peu de forces que me laissait l’alcool, crois-moi, mais finalement, J’avais juste à pousser les bons boutons dans ton cerveau atrophié pour créer une illusion qui correspondrait à tous tes désirs profonds. Un simple tour d’illusionniste si tu préfères, je te l’accorde, mais terriblement efficace ! Est-ce que tu te rappelles dans quel état la perte de « Mina » t’avait mis ?! T’as préféré oublier, hein ? Mais ton anéantissement émotionnel était merveilleux… Tu te souviens qu’avant ça, tu n’avais même jamais soupçonné qu’un être humain puisse littéralement être malade de chagrin ? jusqu’à en vomir ! Même pas besoin de picoler en fait ! Eh ! Eh !»

Max regardait son double bodybuildé sans pouvoir détacher ses yeux de l’orifice qui lui servait de bouche. Son cœur battait à tout rompre. La créature continuait de déverser ses immondices sur lui :

« Après ça, c’était seulement une question de temps pour tu touches le fond. Et là, il ne restait que deux issues : soit tu finissais par te suicider, soit tu changeais de vie, ce qui impliquait d’arrêter de boire comme un abruti… Moi, j’y gagnais sur les deux tableaux : dans le premier cas, j’avais juste accéléré ma libération de ton corps pathétique, et dans le deuxième, je finissais par retrouver ma force. Malgré ma longévité, je n’ai jamais eu beaucoup de patience, vois-tu… Et puis, je vais te dire quelque chose d’autre, juste entre toi et moi… »

La Résonnance s’approcha du visage de Maxime avec une intimité abjecte, lui inondant les narines de son haleine de charogne :

« Je savais que même après t’avoir permis de découvrir cette réaction chimique un peu complexe que vous autres appelez « Amour », pour te la retirer presque aussitôt, tu ne te supprimerais pas. Parce que… Max ? Tu m’écoutes ? Regarde-moi. Voilà. Tu vas pas pleurer, hein ? Je vais te dire pourquoi je savais que tu ne te suiciderais pas : Parce que. Tu n’as pas. N’a jamais eu. Et n’aura jamais. De couilles !!! Ah ah ! Ouh ! il sert ses petits poings, c’est trop mignon ! Calme- toi tu vas péter une pile, vieille poche ! Je vais te dire qui a des couilles, ici : moi !!! Ah ah ! Et ta chanteuse rouquemoute va pas tarder à le découvrir si tu vois ce que je veux di… »

Le poing droit de Max s’écrasa avec une force monstrueuse contre le visage barbu.

Le résultat fut encore plus satisfaisant que ce que son corps avait anticipé : l’imitation bodybuildée fut projetée contre le mur, et lorsqu’elle le traversa comme du polystyrène, elle ne put retenir un gémissement de surprise.

La chambre-prison s’écroula, révélant alors un monumental dôme monolithique, brutal et sans aspérités… L’unique source de lumière était celle d’un puits, à des centaines de mètres au-dessus d’eux, et provenait d’un ciel rouge dément.

Maxime se rua sur la Résonnance, les appuis de son sprint enragé faisant trembler le sol. La Chose n’eut pas le temps de se remettre sur ses pieds : elle fut empoignée et jetée par terre avec une violence cataclysmique. S’ensuivie une rafale de coup désordonnés mais qui touchèrent leur cible presque chaque fois.

Max ne pouvait plus réfléchir ; il était devenu incapable de s’arrêter.

Au bout d’un moment, il sentit que ses poings heurtaient quelque chose de mouillé parsemé d’éclats pointus.

Il continua de faire pleuvoir les coups.

Jusqu’à enfoncer ses mains dans la roche en dessous…

Il s’arrêta pour contempler son œuvre : un petit cratère maculé d’une bouillasse rouge et rose surplombait le corps sur lequel il tenait à califourchon.

Il n’avait aucune idée d’où il pouvait tirer une force pareille, mais il se sentait à peine essoufflé et ses phalanges étaient quasi-intactes.

On ne pouvait pas en dire autant de sa copie barbue…

Son corps privé de visage et de la majeure partie de sa tête gisait sous lui, inerte.

« C’est fini ? Juste comme ça ? » pensa-t-il.

Sous lui, le corps donna un coup de rein.

Surpris, Max se releva d’un bond et recula dans la foulée.

Le buste se redressa, les mains cherchèrent brièvement un crâne inexistant…

Malgré tout ce dont il avait été le témoin, Maxime n’en revenait pas : sous ses yeux, les restes de la Chose se levèrent et se mirent à marcher vers lui. Des taches sombres commencèrent à grouiller sous la peau, et la recouvrirent.

Pendant que Max reculait, toute rage envolée, une nouvelle tête repoussa, issue de la même matière noire que les taches.

« Pas mal pour une sous-merde dans ton genre ! C’est vrai que dans cet endroit, la force n’a rien avoir avec les muscles, mais je dois dire que je suis impressionné par ton enthousiasme. »

Le visage aux yeux de négatif photographique le fixait d’un regard cruel.

Max baissa les épaules et courba l’échine, mains le long du corps, dans une attitude de reddition universelle.

Comment avait-il pu croire, ne serait qu’une seconde, qu’il pourrait vaincre cet être dont il avait lui-même perçut l’infinité.

Les orbites démentes semblaient boire son désespoir sans retenu.

« Max ! »

La voix de Marie.

Impossible, comment aurait-elle pu arriver jusqu’ici ?

C’était encore un sale tour pour le tourmenter… ça ne finirait donc jamais ?

« Max ?! »

Cette fois, il se retourna vers la voix familière ; et vit de ses yeux Marie, accompagnée de Franck, lui-même marchant aux côtés de… Est-ce que c’était un chat ? Il faisait la taille d’une petite voiture, mais on aurait vraiment dit… Max sentit ses yeux s’écarquiller. L’énorme bestiole avait des taches caramel aux mêmes endroits que Chloë. Et ce « nœud papillon », fait de poils blancs, sur le haut du poitrail…

Ne parvenant pas à articuler un seul mot, Max reporta son attention sur la Résonnance.

Il n’y avait plus d’imitation barbue.

A la place, une masse ténébreuse et palpitante s’élevait, faite de proéminences qui pulsaient comme de grosses baudruches remplies d’eau usée et malaxées par un dément…

Pendant qu’elle grossissait à une vitesse alarmante, elle imita la forme d’un homme au ventre proéminent et à la face rébarbative… Il entendit Marie crier : « espèce de fumier ! ». Sa voix fit vibrer l’air tout autour d’eux.

La Chose se figea brièvement et abandonna cette imitation aussitôt. Elle grossit encore en un maëlstrom organique et blasphématoire…

Elle était à présent grande comme un bâtiment de deux étages.

Une des proéminences, large comme une colonne de pierre s’allongea, et vint frapper Max d’un violent mouvement de piston.

Il leva les bras et se protégea comme il put, mais reçut le coup de plein fouet et sentit ses pieds quitter le sol sous la puissance de l’impact.

Lors de l’impact avec le sol, plusieurs mètres plus loin, son souffle fut coupé et l’arrière de sa tête rebondit par terre.  Max perdit connaissance…

 

 

                                               ∞

 

 

« Putain, mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?! » balbutia Marie, ne pouvant détacher son regard de l’indescriptible agrégat qui oblitérait l’espace devant eux.

Aussitôt ces paroles prononcées, elle s’apprêta à courir vers le corps de son ami, qui avait volé comme poupée de chiffon pour atterrir à quelques mètres de là. La voix de Chloë retentit dans sa tête et la retint in extremis :

« Attends ! Nous allons y aller en même temps. Je vais te couvrir. »

Décomposée par l’abominable spectacle protéiforme de la Chose/Père en expansion, la chanteuse avait presque oublié que Chloë l’accompagnait. Une vague de gratitude envers la féline l’envahit…

La chatte s’aplatit, plaçant son centre de gravité sur les pattes de derrière et se mit à remuer la queue de façon saccadée.

Marie avança son pied droit et se pencha légèrement en avant.

Elles jaillirent ensemble en deux déflagrations synchrones.

Chloë se dirigea droit sur la Résonnance avec la vélocité et la précision d’un carreau d’arbalète ; elle visait le centre. Elle porta un coup de griffe si vif que les yeux de Marie ne captèrent que le résultat de l’attaque : la chatte était déjà passée de l’autre côté de la forme grouillante quand une énorme plaie faite de lumière s’ouvrit au milieu de celle-ci. Un liquide sombre en jaillit, s’écrasant sur le sol en un petit tsunami.

La chanteuse, pendant ce temps, avait attrapé son ami inconscient et l’avait soulevé sans aucun effort. Elle s’éloigna d’un bond vigoureux de la vague d’humeur noire qui menaçait de se répandre sur ses pieds.

Elle était à présent séparée de la chatte par la monstruosité blessée. Celle-ci cessa de grandir sur-le-champ et commença même à rapetisser. Un cri outré jaillit de ses entrailles.

Marie ne put se boucher les oreilles car elle portait Max dans ses bras, mais elle vit Chloë placer ses deux pattes sur ses oreilles ultrasensibles avec ce geste si familier ; mais cette fois, il n’avait rien de comique…

Après avoir été exposée à un son pareil, Marie se dit qu’elle aurait de la chance si elle ne perdait pas son ouïe de façon permanente. Mais à l’instant où le cri s’arrêta, elle sut qu’il n’en serait rien. Elle se força à intégrer pour de bon que, dans cet endroit, les lois de la physique ne s’appliquaient plus…

Marie déposa Max et vérifia qu’il respirait encore. Un bref coup d’œil suffit à la rassurer. Alors qu’elle tâtait l’arrière de son crâne à la recherche d’une blessure (elle ne trouva qu’une bosse), la chatte s’adressa à elle :

« Ce n’est pas fini. J’ai empêché son expansion, mais la (Présence Noire/Burzcala) est loin d’être hors d’état de nuire. Et elle va être (folle de rage/bouleversée) après ça. Elle va chercher un nouvel angle d’attaque et venir à nous. Prépare-toi. »

            « _ Mais pourquoi tu ne l’achèves pas ? C’est le moment ! Refais-lui ton truc avec le coup de griffe-éclair ! Vas-y ! Tue-la ! »

            « _ Ce coup m’a coûté énormément d’énergie. Il faut que je récupère pour rester efficace. Dans un combat, il faut savoir gérer son rythme. Tout spécialement lorsqu’il s’agit d’un combat à mort. »

            La Résonnance avait retrouvé une taille un peu moins intimidante ; elle était passée sous la barre des trois mètres, à présent. Cependant, elle avait arrêté de saigner et la plaie de lumière se refermait.

            C’est alors qu’elle fut prise de convulsions : l’étrange blob de matière sombre se reconfigurait en autre chose…

            Tout en s’efforçant de ne pas prêter attention aux bruits répugnants qui accompagnaient la transformation, Marie pensa : « Je vous en supplie, faites que ce truc ne se change pas en araignée géante, sinon je vais devenir folle à lier… »

            « _ Chut ! Elle peut sentir ta terreur, Marie ! Mais, ne t’en fais pas, je crois qu’elle va venir après moi… Et les araignées ne sont que des amuse-gueules à mes yeux. »

            « _Tu es sûre ? Même une araignée de la taille d’une camionnette ? Et puis, est-ce qu’on peut savoir ce qui te fait peur, à toi ? Parce que si ce truc se change en gamelle vide, je pense pouvoir gérer… »

            « _ Les humains et leur humour… Toujours aux pires moments. Réfléchis à comment tu vas pouvoir (la prendre par surprise/lui tendre une embuscade) au lieu de m’insulter ! »

            « _ Je vais faire de mon mieux, mais j’ai pas de griffes, moi. »

            « _ Non, mais tu as une autre arme en réserve… Sers t’en. »

            « _ Tu crois que c’est le moment de faire des mystères ?! Dis-moi ce que je dois faire, bon sang ! »

            « _ Ce n’est pas un mystère, « Lilith ». Attention. Elle arrive. »

            La masse noire se dressait à présent sur quatre pattes. Des oreilles et une queue lui poussèrent comme des excroissances, et un long museau s’étira, pointant en direction de Chloë. Des crocs aussi grands que des sabres rouillés jaillirent de sa gueule dans une déflagration d’humeurs lépreuses.

            Un chien… Ou plutôt, un molosse tout droit sorti des enfers. Il grognait en direction de la chatte.

            « J’aurais dû m’en douter. » pensa la jeune femme, quelque part entre transe et terreur pure.

            Marie vit la chatte coucher ses oreilles et se mettre à cracher en direction de la Résonnance. Elle avait l’échine courbée vers le haut, se grandissant autant qu’elle en était capable en présentant son côté. Son poil était hérissé et ses moustaches retroussées dévoilaient sa dentition pointue comme des lances. A aucun moment elle ne recula.

            Cependant, même Chloë faisait pâle figure face au cerbère : fait d’une matière semblable à du goudron en ébullition, celui-ci devait avoir le garrot qui arrivait à hauteur d’un panier de basket, et ne semblait pas du tout impressionné par la tentative d’intimidation de l’énorme féline. Les naseaux fumants, il ne la quittait pas du regard, ignorant complètement Marie.

            La Résonnance fit entendre sa voix pour la première fois sous cette forme. Elle était écrasante et paraissait toute droit sortie de cordes vocales pourrissantes, mais restait parfaitement intelligible :

            « Gardienne ! Prépare-toi à crever ! Je ne vais même pas prendre la peine de te mutiler, cette fois. Je vais me contenter de t’anéantir. »

            « _ J’attends. »

            Le défi télépathique sonnait invraisemblablement calme au vu de la menace proférée ; ce que le son montant du ventre de Chloë démentait...

            Elle était sur le point de laisser éclater sa fureur.

            Un déchaînement aberrant de griffes et de crocs se déclencha subitement.

Marie essayait de comprendre laquelle des créatures avait le dessus, mais en était incapable. La déflagration de violence se prolongea jusqu’à l’absurde. La chanteuse ne discernait aucune ouverture pour venir en aide à la Gardienne et ne voyait pas comment elle pourrait être jamais de taille face à un tel déploiement de chaos meurtrier.

            Soudain, la Résonnance lâcha un pitoyable geignement de chien blessé.

            Un trait de lumière, ainsi que trois petits points s’épanouirent dans le cou de la bête (« Trois, parce qu’il manque une canine à Chloë », eut le temps de penser la chanteuse). Le molosse recula pour la première fois depuis le début de l’affrontement et secoua vigoureusement la tête, comme un combattant cherchant à se remettre d’un coup particulièrement violent.

            Chloë gardait une position offensive, se déplaçant en crabe, mais elle haletait sérieusement, tout comme son opposant…

            Marie s’aperçut que le poil noir et soyeux de la chatte était collé juste en dessous de son cou : il était imbibé de son sang. Une première goutte tomba sous elle, éclatant dans un rouge vermeil sur le sol de l’arène démesurée.

            Le cerbère, quant à lui, déversait un odieux liquide noirâtre depuis son encolure, mais il riait :

            « Hin hin… » haleta-t-il, « Tu es bien mal en point, sale chat de gouttière ! »

            « _Tu ferais mieux de te regarder, espèce de… De vilain-chien ! »

            Le côté puérile et dérisoire de l’insulte détonnait avec la solennité de la Gardienne… Pourtant, l’espace d’un instant, le molosse sembla piqué dans son égo.

            « Je suppose que c’est la pire insulte qu’elle a pu trouver… Mais si ça marche… » pensa la chanteuse, à bonne distance.

            Les deux titanesques bestioles se toisaient, tout en se tournant autour…

            Marie cherchait toujours un angle d’attaque. Et se préparait à mourir avec tout le panache dont elle serait capable. Elle ne pensait même plus à sauver qui que ce fut, et ne voyait plus que l’affrontement authentiquement cataclysmique de deux forces en équilibre précaire… Si son sacrifice pouvait empêcher la balance de pencher du côté de l’horreur cosmique et écumante qui se faisait passer pour un chien, alors qu’il en fût ainsi.

            « Marie, je sais que tu es prête. A mon signal : déchaîne les enfers… »

            La tranquillité et la bienveillance de la Gardienne, en cet instant critique, étaient ceux d’une reine resplendissante.

Marie perçut alors de toute la force de son être la Lumière paisible et clémente qui l’avait engendrée, et qui les accompagnaient jusque dans ce lieu souillé. Cette force ne les laisserait pas perdre. Et elle comprit que même si elles venaient à échouer, elles seraient renvoyées, encore et encore, pour empêcher la dislocation du fragile tissu de l’univers.

La chanteuse prit une profonde inspiration et regarda la Résonnance. En la voyant avec du recul, elle se rendit compte que cette chose, aussi puissante qu’elle fût, était grotesque au-delà de toute mesure. Elle ne savait qu’imiter sans créer, et prendre sans jamais donner. Une éternité de chaos se dressait sous les yeux de la jeune femme, et pourtant, elle ressentit de la pitié pour cet être issu de la noirceur, imperméable à toute émotion, étranger à toute rédemption…

Il était temps que cette chose reparte dans le néant dont elle était issue.

Il était temps que Lilith s’invite à la fête…

Marie lévitait, ses cheveux caressant l’air autour de son visage serein.

La Résonnance se retourna, et ses yeux se fixèrent sur la chanteuse. Pendant un bref instant, ses yeux vides semblèrent exprimer une parodie de surprise…

« MAINTENANT, MARIE, MAINTENANT ! », Ordonna Chloë.

Lorsque Lilith poussa son hurlement destructeur, une expression d’authentique souffrance remplaça la surprise dans le regard du molosse.

Le grondement que la chanteuse envoya était ciblé, et Chloë avait profité de la surprise de son rival pour se déplacer hors de la zone balayée par l’attaque.

Le rugissement de Lilith se modula en une note d’une pureté éclatante, et la tornade lumineuse qui jaillit de la jeune femme emporta la Résonnance avec elle, balayant le sol en une tranchée profonde, ébranlant l’intégralité de la structure monolithique…

Pendant que se propageait son chant d’apocalypse, Marie fut néanmoins capable de percevoir deux choses : d’abord, elle vit la chatte qui se couvrir les oreilles à la Scooby, à quelques mètres de là ; ensuite, elle remarqua que les plaies lumineuses du cerbère s’ouvrirent, béantes, sous la puissance de l’onde de choc. La Résonnance fut projetée dans les ténèbres, et finit par heurter une paroi hors de vue, au loin. Un son mat accompagné d’un bruit de gravas confirmèrent qu’elle avait bien percuté quelque chose…

La chanteuse retomba sur le sol, épuisée par son éclat.

« Merci, Marie. La Présence a été aveuglée par des émotions qui venaient de son hôte. Arrogance et courroux l’ont conduit à t’ignorer parce qu’elle te sous-estimait… Un bien mauvais calcul dont tu as su en tirer parti, et ce, d’une bien belle manière ! Je vais pouvoir l’achever à présent… »

Mais Chloë était blessée, et, lorsqu’elle essaya de se diriger dans la direction où avait été propulsé la Résonnance, elle s’écroula.

« Chloë ! Non ! »

Marie se précipita sur le félin. Des larmes coulaient sur ses joues sans qu’elle puisse les retenir…

 

 

                                                           ∞

 

 

L’Antiquaire avait observé, stupéfait, l’affrontement de la Résonnance et de la Gardienne : il avait été à peine capable de suivre leurs mouvements… Il avait effacé sa présence autant que possible, se mettant à l’abri du typhon de violence qu’avait déclenché les deux aberrations titanesques.

Une vérité évidente l’avait alors frappé : il n’avait jamais eu aucune chance face à un tel déferlement de puissance.

Fort heureusement pour lui, il semblait que les protagonistes de cette folie l’avait oublié…

Alors qu’il réfléchissait à un plan qui lui permettrait d’échapper à ce guêpier, un événement improbable s’était produit : la chanteuse avait fait front, et avait envoyé bouler la Résonnance comme s’il s’agissait d’un simple caniche…

Contre toute attente, une opportunité se présentait à Franck : la Gardienne était blessée, la chanteuse à son chevet, et la Résonnance était au sol, affaiblie… Quant à l’hôte, Max, il était toujours inconscient.

C’était le moment d’agir.

Tout en se glissant parmi les ombres, il porta une main à sa poche, et sortit enfin le Miroir.

Il ne lui fallut que quelques secondes pour arriver au-devant de la Résonnance, alors que Marie l’avait envoyé s’écraser au loin, contre le dôme.

La Burzcala gisait sous les gravats, horriblement endommagée, et se répandait sur le sol de la même teinte que ses entrailles. Elle perdait petit à petit sa forme de cerbère…

Mais elle était toujours vivante.

Lorsqu’elle vit Franck, elle tenta une nouvelle métamorphose, mais le résultat fut un pitoyable gargouillis assorti de convulsions sans force.

Elle en eut cependant assez pour invectiver Franck :

« Toi ! Misérable Imposteur ! »

« _ Oui, moi. » Répondit Franck, un sourire écartelant le masque qui lui servait de visage.

Il pointa le Miroir de Baël en direction de la chose agonisante :

« Moi… Moi… Moi. »

Il entonna une courte incantation, et La Résonnance fut aspirée dans le petit artefact.

Puis l’Imposteur retourna le Miroir, et regarda à l’intérieur…

Le dôme se mit à trembler.

 

 

 

 

            Marie essayait de faire pression sur la plaie de Chloë.

            Celle-ci faisait la taille de son bras, et allait du bas de son cou jusqu’au milieu du poitrail. Le petit nœud papillon de poils blancs était devenu rouge corail.

            La chatte la regardait de ses yeux verts mi-clos :

            « C’est inutile, Marie. Ne t’inquiète pas pour moi. Et puis aucun (point faible/organe vital) n’a été touché, je crois... »

            La jeune femme n’était pas vétérinaire, mais la quantité de sang qui imbibait la fourrure de la féline la terrifiait.

            « Donne-moi quelques secondes, et je pourrais retourner me battre… »

            Elle ponctua cette phrase par un feulement de douleur qui fit reculer Marie.

            « Non, tu n’es pas en état de quoi que ce soit. Je vais aller en finir et tu vas attendre là, aux côtés de ton maître. »

            « Mon maître ?! Si je pouvais rire, je le ferai… Et tu n’iras nulle part sans moi… Ton attaque a porté la première fois, parce que le (timing/le hasard) était bon, mais je doute que tu parviennes à réitérer cet exploit. Et puis c’est à moi qu’il revient de donner le coup de grâce ! »

            Le flot de sang de sa blessure était en train de se tarir et la chanteuse comprit que la chatte avait moins été blessée dans sa chair que dans son ego ; elle décida là encore de ne faire aucun commentaire…

            « Je suis bien plus résistante que tu l’imagines, jeune humaine. Cesse de me materner et occupe-toi plutôt de ton ami. »

            Marie n’avait pas oublié Max, mais la blessure de Chloë était beaucoup plus impressionnante que la bosse à l’arrière de son crâne de piaf… elle allait cependant vérifier que sa respiration était régulière.

            A l’instant où elle amorça son geste, le sol se mit à trembler. Son père, resté silencieux tout au long du combat, reprit la parole dans sa tête, parvenant à mêler sarcasme et solennité dans ses intonations :

            « Ma Puce, je crois que c’est la fin cette fois. Si cet endroit se décide à une reconfiguration massive, comme ce qu’on a vu tout à l’heure, alors tu vas finir en pâtée pour chat ! Ah Ah ! Elle est bien bonne celle-là ! T’as compris la… ? »

            « Si tu peux arrêter de m’empoisonner le cerveau, alors je serai heureuse d’y rester. »

            Des pans entiers du plafond sphérique se décrochèrent au-dessus d’eux.

            Chloë l’apostropha d’un ton qui ne souffrait aucune contestation :

            « Marie, agrippe Max et traîne-le jusqu’à moi ! »

            La jeune femme ne perdit pas de temps à réfléchir et fit ce qu’on lui disait. Ici-bas, Max ne pesait rien. Elle le tira en quelques impulsions jusqu’à la chatte.

            « Mettez-vous contre moi ! »

            Le vacarme était tellement assourdissant que la chatte criait ses ordres, quand bien même ils étaient télépathiques.

            La chanteuse prit son ami dans ses bras et se réfugia dans l’encolure de l’animal qui posa d’énorme coussinets sur eux pour les accueillir…

            Marie leva les yeux et vit un bloc de pierre gigantesque leur arriver droit dessus.

            Son souffle se figea.

            Papa avait raison : cette fois, c’était la fin.

            Elle ne baissa pas la tête au moment de l’impact. Elle était prête.

            L’énorme roc s’abattit sur eux.

            Le noir ne se fit pas comme Marie s’y était attendu.

A la place, elle se rendit compte que le ciel rouge avait remplacé la gigantesque voûte borgne, encore là quelques secondes plus tôt. Le dôme s’écroulait intégralement autour d’eux et ils ne s’en trouvaient nullement affectés…

Un halo de lumière argentée émanait de la Gardienne et les enveloppait, alors que toutes les structures noires se désagrégeaient en un effondrement simultané. Mais cette vision d’apocalypse paressait distante, bien qu’ils en soient à l’épicentre.

Marie et Max se trouvaient dans une bulle étincelante ou rien ne pouvait plus les atteindre, et le monde s’écroulait autour d’eux.

Le fracas indicible des pierres cyclopéennes s’écrasant au sol semblait leur parvenir depuis le lointain ; alors que le puissant ronronnement de Chloë emplissait le petit espace qu’elle avait créé pour eux…

La chanteuse, poussa de sa tête la grosse patte qui la protégeait, et chercha des yeux les émeraudes pailletées d’or de la Gardienne :

« Merci. C’est merveilleux… C’est terrifiant. Tout en même temps... »

« Comme beaucoup de choses, n’est-ce pas ? Tu ne reverras pas ce spectacle dans cette vie. Profites-en bien : tu en es une des architectes. »

Les horribles structures sombres disparurent en quelques minutes (secondes ?), dissoutes aussi vite qu’un mauvais rêve… Ne restait plus qu’un désert de sable gris à perte de vue. Le ciel avait cessé de tournoyer, et sa couleur était devenue moins agressive. Le rouge écarlate avait maintenant des nuances presque roses.

Marie regarda tout autour d’elle, embrassant les dunes nées sous ses yeux, mille fois plus douces que les agressions minérales vivantes qui les précédaient.

Ce fut alors qu’elle vit une forme s’élever de sous le sable, se détachant sur le ciel… Fascinée sans savoir pourquoi, elle la regarda trébucher, puis se stabiliser sur ses jambes.

La silhouette se mit à marcher vers eux.

Le halo enveloppant s’éteignit. Chloë retira sa patte tandis que ses naseaux dispensèrent un long souffle de frustration.

« Il nous reste un dernier combat à mener, jeune humaine. Lève-toi. »

                                                          

 

 

           

            Franck se sentait merveilleusement bien. Aussi improbable que cela parut, les choses s’étaient déroulées ainsi que le lui avait prédit le Bibliothécaire ; à se demander si ce tas de graisse suintant avait visualisé la suite d’événements hautement improbables qui avaient eu lieu… Tout était possible avec cette créature. Il lui faudrait sans faute honorer cette dette.

            Mais peu importait, pour le moment. Aux yeux de Franck, seul le résultat comptait.

            Le Miroir avait fait décroître la Résonnance jusqu’à son état séminal d’origine, puis, lorsque L’Antiquaire avait regardé dedans, il avait pu l’absorber facilement grâce à un sort basique. Simple comme bonjour…

            La structure s’était alors écroulée, et il avait esquivé les plus gros morceaux du dôme avec une facilité qui l’avait lui-même stupéfait… Il avait agi ainsi par simple acquis de conscience (et un peu pour tester ses nouveaux pouvoirs) mais c’était probablement inutile : avec la Résonnance en lui, il se sentait invulnérable.

            Franck s’était un peu inquiété pour Marie : il aurait été déçu de perdre son futur jouet à cause de simples dommages collatéraux… Mais un simple coup d’œil dans sa direction lui avait suffi pour comprendre que la Gardienne veillait sur elle, et, accessoirement, sur Max.

            Bien. Une fois le cataclysme terminé, il comptait bien se débarrasser des deux comparses de la chanteuse… De toute façon, ils étaient blessés, et surtout, ils étaient devenus inutiles. L’Antiquaire aurait alors le champ libre pour s’emparer de Marie. Et cette fois, plus de ruses ou de plan laborieux. Il aurait juste à prendre ce qui lui revenait de droit. Et ensuite… Eh bien ensuite, il prendrait toujours plus…

            « Quelle merveilleuse journée ! » pensa-t-il.

Il émergea alors de la poussière, se délectant par avance de la nouvelle vie qui l’attendait…

 

 

                                                           ∞

           

             

 

Marie se leva et un vertige passager la fit chanceler. Elle prit une inspiration profonde et plissa les yeux pour mieux discerner la silhouette cendreuse qui s’avançait. Il s’agissait de… Franck ?!

« Tu l’avais oublié celui-là, hein, ma Puce ? Tu crois pas que ce truc qu’il t’a passé au doigt y est pour quelque chose dans cet « oubli » ? Ou alors c’est un « acte manqué » comme dirait Freud… »

« C’est vrai que tu as toujours été fin psychologue, papa… à ta façon. Mais ton analyse de comptoir, tu sais où tu peux te la carrer ? »

La chatte coula un regard furtif vers sa partenaire au demi-pelage rouge :

« Soit heureuse, ma sœur. Car quel que soit l’issue de cette épreuve, cette horreur qui contamine ton esprit se tait aujourd’hui. Et ce, définitivement. »

Chloë se leva à son tour. Elle souffla encore et sa patte avant gauche boitillait, mais son attitude était plus résolue que jamais. Max gisait toujours par terre, respirant doucement.

Alors que Marie fixait Franck en train marcher lentement dans leur direction, ses chaussures hors de prix caressant le sable, elle versa une larme. Une seule.

La Gardienne l’avait appelée « ma sœur ».

Et tout finissait aujourd'hui.

Elle arracha le serpent d’argent qui lui entourait le majeur et le jeta au loin en un geste de défi ostentatoire.

La chatte s’écarta lentement de sa position initiale, sur le flanc gauche de l’Imposteur.

Marie en fit autant, sur sa droite.

Quoi qu’il puisse être en réalité, cette pourriture en costume Armani avait triché pour la dernière fois.

« Marie, tu n’as pas besoin de connaître plus de détails à propos de cet être. Il n’est que tromperie. Il est remplaçable et il le sait. C’est pour ça qu’il cherche le pouvoir. Et, comme tout ceux de son espèce, c’est son avidité qui l’a perdu… Il ne le sait pas encore, voilà tout. »

« Je peux maintenant lire tes messages télépathiques, sale chat de gouttière. » dit Franck. Il s’était arrêté pour être à portée de voix sans avoir à s’égosiller.

« Et sache que je ne suis pas perdu. Au contraire, et je suis en meilleure forme que jamais, comme tu vas vite le découvrir. »

Sa voix se perdit dans le désert gris. Il n’existait pas le moindre souffle de vent pour ponctuer ses mots. Ceux-ci tombaient à plat sur les éminences sablonneuses.

Néanmoins, Marie ne put retenir un frisson… Comment avait-il survécu à la destruction de la structure ?

Et aussi (et c’était là ce qui troublait le plus profondément la chanteuse), Franck avait sans nul doute été le témoin de l’affrontement aux proportions de catastrophe naturelle qui avait précédé, et de la destruction à grande échelle que cela avait engendré… Malgré cela, il s’était avancé de front vers elles ; et voilà qu’il provoquait sciemment la Gardienne ?

Soit il était complètement fou, soit…

« Je ne suis pas fou, ma Puce. »

Marie sursauta comme si elle avait reçu un soufflet.

« Elle n’est pas détruite, tu sais... La Résonnance est en moi. Revenue à l’état de « pousse ». M’accordant ses pouvoirs… Et grâce à Elle, tu seras bientôt à moi ma Puce. Comme tu l’as toujours été. »

La silhouette svelte de l’Imposteur se dilata. La veste de costume se changea en débardeur taché ; le visage affuté et lisse se fit bouffi et mal rasé…

« Tu vas rester avec papa, ma Puce. Pour toujours. »

Son père était revenu. Et il portait les mêmes vêtements que la dernière fois qu’elle l’avait vu, jusque dans les moindres taches. Ce jour-là, il l’avait obligée à…

Une violente nausée prit la jeune femme.

Dans un effort qui lui parut surhumain, elle parvint de justesse à ne pas vider son estomac sur ses rangers.

De nouvelles larmes débordèrent de sous ses iris vertes. Mais celles-ci n’étaient plus agréables… C’étaient des larmes de rage et de dégoût.

« Tu sais que ce n’est pas lui, Marie. Ne le laisse pas t’atteindre et reste concentrée. Ce sera vite terminé. »

L’homme en marcel répugnant s’esclaffa :

« Arf ! Arf ! Mais quelle insolent petit chat que voilà ! Retourne chier dans ta litière avant de te faire mal, on doit parler entre adultes ici ! Hein, ma Puce ?»

La Gardienne ne répondit rien d’intelligible. En revanche, elle découvrit ses crocs et un son terrifiant, à présent familier pour Marie, monta de son ventre à sa gorge en prenant des proportions affolantes…

L’homme ferma sa bouche immédiatement. Mais un sourire continua à en déformait le coin.

Le silence revint, et l’homme se tourna à nouveau vers Marie. Sa voix se fit caressante :

« Viens dans mes bras ma Puce. Avec moi, tu ne risques rien. Plus de peur. Plus de problèmes. Tu seras traitée comme tu le mérites. »

Marie en avait plus qu’assez. La terreur et le dégoût initial firent place à une joie sauvage et inattendue…

« Et tu sais ce que tu mérites, pas vrai ? »

Aujourd’hui, elle allait pouvoir enfin lui faire payer.

Tandis qu’elle se campait solidement sur ses jambes, se préparant à l’inévitable, elle comprit que les yeux de son père n’étaient plus ceux qui l’avaient hantée toutes ces années : c’étaient ceux, clairs et glacials, de la trahison.

« Si tu sais pas ce que tu mérites, alors je vais te le dire, moi… »

Sans se départir de son sourire jaunâtre, Papa/Franck stabilisa sa posture, sentant venir l’assaut…

En périphérie de son champ de vision, sur sa gauche, Marie devina que la Gardienne se préparait aussi…

Le sang allait couler.

« Tu mérites d’être traitée comme la pute que tu as toujours été. »

Une explosion de sable s’éleva dans les airs lorsque Marie s’élança.

Elle arriva à hauteur de son tourmenteur en un éclair, feinta un coup de poing au visage, mais, simultanément, envoya sa jambe arrière, visant les parties génitales. Le coup porta, mais son adversaire ne sembla pas sentir le coup, quand bien même elle y avait mis toute sa fureur.

Il se contenta de se pencher en un angle impossible pour esquiver la chatte qui était arrivée à contre-temps. Les griffes fendirent l’air là où se trouvait son cou une milliseconde auparavant. La chatte se réceptionna maladroitement, trébuchant sur sa mauvaise patte. Son élan l’avait emporté à une dizaine de mètres de là.

Aussitôt, l’Imposteur reprit son arrogante forme initiale, en costume de luxe, et attrapa la chanteuse par la gorge d’une main aussi puissante qu’un étau. Il la souleva sans effort de son bras droit.

Franck regarda la Gardienne et la défia à nouveau, son étrange fardeau pédalant dans le vide à son côté :

« Si tu t’approches, elle va morfler. J’ai pas envie de trop l’abimer, mais si j’ai pas le choix… »

Marie essaya de pousser son hurlement, mais s’aperçut qu’elle ne pouvait même plus faire entrer d’oxygène dans ses poumons.

Elle se débattit de plus belle, envoyant des coups de pieds dans tous les sens, et essayant de tordre son bras, mais rien à faire. Autant essayer de plier une poutrelle d’acier à la main…

La chatte cherchait une ouverture, mais on voyait bien qu’elle n’osait pas déclencher un nouvel assaut. Et aussi que le combat précédent l’avait épuisée.

Franck pointa son bras gauche en direction de la Gardienne, et une longue lame noire en jaillit en pointe à une vitesse effarante.

L’énorme félin esquiva à peine. Marie crut même voir des poils voler dans les airs. La lame se rétracta et redevint le bras de l’Imposteur.

« Et ce n’est qu’une petite partie de mes nouveaux pouvoirs, sac à puce ! »

Cette fois, Franck envoya une volée de coup rapides, mais ils se plantèrent tous dans le sable. La Gardienne, par une série d’acrobaties improbables, était parvenue à rester en un seul morceau, mais elle n’arrivait plus à reprendre son souffle. Elle haletait comme un chien et ne serait manifestement plus en mesure d’éviter ce genre de coups très longtemps.

Un voile blanc commençant à tomber devant les yeux grands ouverts de Marie.

Ses amis allaient mourir, et elle ne pouvait rien faire…

L’étau autour de sa gorge se desserra soudainement, et elle s’écroula dans le sable comme un sac.

Pendant qu’elle essayait de faire entrer de l’oxygène dans ses poumons, la chanteuse entendit Franck s’exclamer :

« Mais qu’est-ce que ?.. »

Tout à coup, Max était là. Mais il était comme suspendu dans les airs, ses pieds raclant le vide… Son corps était empalé sur une des lames noires de l’Imposteur.

Marie comprit immédiatement la situation : son ami avait repris conscience et tenté une attaque surprise, en silence. Cela n’avait pas fonctionné, mais le réflexe de Franck venait de la libérer de son emprise…

La chanteuse prit la plus monumentale inspiration de toute sa vie…

L’Imposteur détourna son regard perplexe du corps au bout de sa lame et comprit ce que la chanteuse s’apprêtait à faire.

Ses yeux s’agrandirent. Mais il pointa aussitôt son bras libre en direction de la jeune femme…

Marie eut le temps de penser : « Je vous en prie, si je dois crever, faites que j’emmène ce sac à merde avec moi. »

Au moment fatidique, elle vit une masse passer dans son champ de vision avec une célérité insensée ; la Gardienne, encore une fois emportée par son élan, roula par terre après avoir porté son attaque.

Franck n’avait pas pu esquiver, et sa jugulaire s’ouvrit en un majestueux jet de lumière… Il lança tout de même un dernier coup d’estoc.

Marie sentit quelque chose lui traverser le corps de part en part.

Mais elle n’en avait pas fini avec cet enfoiré… La lame avait épargné sa gorge et ses poumons.

« Tue-le ma sœur. Ne te retiens pas. »

Franck porta instinctivement une main à son cou ; Max fut lâché à son tour et roula au sol comme un pantin désarticulé, sans un cri.

Au moment où Lilith déployait son ultime chant, elle eut l’impression que les yeux gris acier embrassaient leur destin avec gratitude…

Puis ceux-ci furent anéantis. Au moment où l’onde les toucha, ils implosèrent dans leurs orbites, et le reste du corps se déforma, comme aspiré de l’intérieur, exposé à un changement de pression soudain et désastreux.

Avant que son cri ne s’achevât, envoyant ainsi la dépouille tordue de Franck au loin, Marie aurait juré avoir vu un sourire sur son visage mutilé.

Elle contempla son œuvre alors que celle-ci s’élevait brièvement dans le ciel rosâtre.

Quand il se décida enfin à tomber, le cadavre avait l’air d’un simple sac de linge sale abandonné, sans raison, au milieu du désert… Une part de la chanteuse fut déçue de ne pas avoir la satisfaction de l’entendre heurter le sable. Il était trop loin. 

Puis elle dut se forcer à regarder en direction de Max.

Il était en position fœtale, et son sang imbibait le sol gris, lui donnant une couleur écœurante, quelque part entre le pourpre et l’ébène.

Une pointe de douleur au niveau de l’abdomen plia la jeune femme en deux, et elle sentit un liquide tiède qui coulait jusqu’à imbiber son pantalon… « On verra ça plus tard », se dit-elle.

Lorsqu’elle s’affala sur les genoux en arrivant au niveau de Max, elle sut que c’était la dernière fois qu’elle le voyait.

« Max ? Minou ? »

Il roula des yeux dans le vide devant le visage de la jeune femme, puis sembla enfin la voir.

« Ah. T’es là, Princesse ? ça va ? Et Chloë ? »

La gigantesque chatte s’avança au-dessus du corps en boîtant :

« Je vais bien, Max. Je vais simplement avoir besoin de repos pendant un long moment. »

« _ Ça ne devrait pas beaucoup te changer du coup… »

 Il n’eut pas l’air surpris d’entendre le félin parler, et ponctua sa phrase en expulsant un peu de sang par la bouche.

Le sang avait une couleur trop sombre.

Du sang artériel.

Marie porta une main à son visage et étouffa un sanglot qui lui déchira les entrailles. Max continuait à parler, comme s’il tapait la discute au coin de la rue. Son corps mourait, mais il semblait ne pas s’en formaliser…

« Faut que ça s’arrête au moment où j’aurais pu avoir des conversations avec mon chat… Fais chier... »

La jeune femme fut heureuse de s’entendre rire, même si ça lui fit un mal de chien. Elle vit que la chatte tournait la tête, comme si elle ne goûtait pas le badinage, mais Marie n’était pas dupe : elle avait du mal à regarder son unique compagnon partir, voilà tout.

Elle finit tout de même par lui répondre, alors que son regard vert se perdait le long des dunes :

« On parlait tout le temps, Max. Tu me parlais, m’écoutais… et moi aussi, à ma manière… Quand bien même ce n’est pas toujours l’impression que ma race peut donner. »

La majestueuse voix avait presque l’air désolé.

« C’est vrai… Pas entendu grand-chose de plus vrai que ça. »

Il commençait à avoir du mal à fixer son regard sur elles. Peut-être ne les voyait-il plus ?

Marie n’arrivait plus à penser. Elle posa délicatement sa tête sur ses genoux et lui caressa le visage. La chaleur commençait déjà à le fuir. Elle vit la panique passer comme un nuage dans son regard : il était en train de prendre conscience de ce qui se passait.

« Comment tu l’as défoncé l’autre enfoiré en costume Armani, Princesse… Je l’ai jamais aimé celui-là, de toute façon. Je crois que je supportais pas l’idée qu’il te touche… Mais c’est lui qui m’a débarrassé de cette Chose, au final. Je l’ai sentie, elle était à l’intérieur de lui quand il m’a… »

Il lutta pour prendre une nouvelle inspiration et ses yeux roulèrent à nouveau dans leurs orbites. Marie ne savait pas quoi dire. Max finit par lui adresser un sourire écarlate, mais authentique :

« Marie ? Oh putain… J’ai été tellement con. Si j’avais pas passé mon temps à avoir peur… Mais ça y est. J’ai plus peur maintenant, tu sais ? Et ça, c’est grâce à vous… »

La chatte rapprocha son énorme museau et se mit à ronronner…

Elle veut être tout prêt de lui pour la fin, se dit la jeune femme.

Une nouvelle inspiration chevrotante…

« Marie ? je t’ai aimé toute ma vie. C’est juste que… J’étais trop con pour le comprendre. Pardon… Prends soin de Chloë. »

Un voile passa sur ses yeux et il appela encore une fois : « Princesse ? »

Il articula : « merci ». Puis mourut silencieusement.

Marie ne s’entendit pas répondre : « je t’aime. »

Elle tirait doucement sur ses vêtements, comme si cela pouvait l’empêcher de s’en aller :

« Minou ? »

Sa poitrine avait arrêté de se soulever.

C’était terminé.

La chatte cligna doucement de ses yeux immenses, et l’apaisant ronronnement se tut.

Marie entonna une berceuse qui se répandit sur le sable à la façon d’une onde sur l’eau… Après tout, la vie, ce n’était que ça : une onde qui parcourait le désert, essayant juste de dépasser la prochaine dune.

Elle continua de chanter encore longtemps, malgré la douleur.

Elle ne laisserait pas le silence gagner si facilement.

 

 

 

                                               Épilogue

 

 

Un an plus tard, Marie s’asseyait, un café à la main, sur le fauteuil qu’elle avait installé sous le porche de la maison de Max.

Il avait préparé un testament quelques mois avant de mourir, et lui avait légué son unique bien. Sans lui en parler, bien entendu.

Chloë lui fit un rond de jambe assorti d’un miaulement (« rroû ? ») et partit se promener dans le jardin, la queue en l’air, évitant soigneusement de frôler le Dude, déjà avachi à proximité de sa maîtresse.

La jeune femme était heureuse que la chatte ait retrouvé sa taille normale, parce que, même si le nouvel album marchait du tonnerre, elle n’avait aucune envie de se ruiner en croquettes avec un félidé de cinq-cents kilos… Et puis la cohabitation avec son labrador s’était déjà avérée un peu « houleuse », tout du moins les premières semaines ; alors avec une Chloë géante… Elle préférait ne pas imaginer le résultat. Et tout ça, c’était sans compter la litière quadruple XL que cela aurait exigé. Donc, l’un dans l’autre, le petit modèle lui convenait mieux… En revanche, elle était un peu déçue que la chatte ne parle plus comme elle l’avait fait cette nuit-là.

« Encore que… » se dit-elle, « je suis pas certaine d’avoir vraiment envie d’entendre tout ce qu’elle à dire, celle-là… » Bien que la chatte se comporta à nouveau comme ceux de son espèce, la chanteuse l’avait surprise à plusieurs reprises en train de la regarder d’une manière étrange. Notamment lorsqu’elle pleurait dans l’ancienne chambre de Max : Marie aurait même juré avoir vu une larme perler au coin d’un de ces yeux verts, une fois… Mais à part ça, elle agissait comme un chat « normal ».

Un peu de café se renversa sur son haut blanc.

« Merdeeuuh ! »

Les couleurs clairs étaient pratiques pour passer inaperçue dans la rue (il fallait faire des choix dans la vie, et ses fans ne semblaient la reconnaître que lorsqu’elle était en noir et lourdement maquillée…), mais pour le café renversé, c’était une autre histoire.

Elle se leva pour aller chercher un haut propre, pestant contre sa maladresse.

L’intérieur de la maison, ainsi que le monde extérieur, n’avaient subi aucuns dommages malgré les événements dont elle avait été témoin. Dès l’instant où la Résonnance était retournée au néant, l’endroit que Chloë avait appelé « émanation de l’entropie », avait disparu… Marie se souvenait des mots de la chatte, comme de chaque détail à partir du moment où elle était entrée dans ce lieu infect… Quand bien même la jeune femme aurait préféré tout oublier, sa mémoire, elle, s’y refusait.

Après la mort de Max dans le désert, la chatte avait insisté pour aller jusqu’au corps de Franck, l’Imposteur : elles devaient s’assurer que c’était bien terminé, avait-elle dit. Marie c’était traînée sur ce qui lui avait paru des kilomètres, souffrant aussi bien dans sa chaire que dans son cœur…  Elles avaient fini par arriver devant le costume couvert de sable et partiellement rempli des restes d’un corps atrophié, comme vidé de sa substance. Quelle n’avait pas été leur surprise de découvrir qu’une chose essayait de se dégager d’une des manches ! Cela ressemblait à une flaque de goudron épaisse et mouvante, qui avait tenté de se cacher dans le sable gris à leur approche...

Mais la Résonnance (ou ce qui restait d’elle) était déjà mourante, et il avait suffi d’un simple coup de griffe de la Gardienne pour qu’elle se dissolve dans l’air, comme si elle n’avait même jamais existé.

A l’instant où elle avait disparu, Marie s’était retrouvée dans le salon de la maison de Max, avec la chatte à ses côtés, pesant de nouveau ses quatre kilos d’origine…

Elle avait miaulé en regardant Marie et c’était dirigée dans le couloir, boîtant à peine. La jeune femme l’avait suivie, en état de choc et au bord de l’évanouissement (du sang coulait encore un peu de sa plaie au ventre), pour découvrir le corps de son ami étendu sur le carrelage.

Elle avait cherché le deuxième corps dans la maison, mais n’avait rien trouvé. Puis elle avait enfin appelé les secours, sur le point de s’évanouir…

Ce qui avait tout de même fini par arriver, mais uniquement une fois que la jeune femme eût aperçu les lumières des gyrophares dans les fenêtres.

La police avait évidemment posé beaucoup de questions. Notamment après avoir été mise au courant du testament de Max. Mais la blessure de Marie (la lame avait évité son foie de peu, lui avait-on dit à l’hôpital) et son histoire n’avait pas permis aux enquêteurs de l’accuser de quoi que ce fût :

Elle et Max regardait la télé, après être tranquillement rentrés du concert… lorsqu’un homme avait fait irruption par la porte d’entrée (restée malencontreusement ouverte) et les avait attaqué avec une machette. Marie n’avait pas trouvé mieux, et racontait qu’elle avait perdu connaissance aussitôt, avant de se réveiller avec le cadavre de son ami dans le couloir. Non, il n’y avait aucun objet de valeur à voler, et non elle n’avait rien remarqué de louche dans les fréquentations de la victime…

Les flics n’avaient pas gobé un mot de son histoire, les soupçonnant bien entendu d’un quelconque trafic, mais ils n’avaient rien pour corroborer leurs soupçons. Heureusement, ils n’avaient fait aucun rapprochement avec le meurtre sauvage d’un sans-abri dénommé Willy, à quelques cent-cinquante kilomètres de là, le même soir… Quelques tests ADN pertinents auraient pu grandement complexifier la situation.

Mais Marie pensait que c’était l’Audi devant la maison qui lui avait sauvé la mise…

Pour ce qu’elle en avait à foutre à cette époque… Ils auraient pu tout aussi bien l’envoyer croupir en tôle, cela n’aurait rien changé au fait qu’elle avait de toute façon perdu l’envie de vivre : perdre la personne à qui vous teniez le plus, et découvrir que le monde ne fonctionnait pas comme vous l’aviez toujours cru… ça pouvait avoir ce genre de conséquences, avait découvert Marie.

En revanche, elle n’avait pas été surprise de constater que des monstres se cachaient parmi eux… Pourtant sa mère lui avait répété que « les monstres, ça n’existait pas ». Mais Marie avait découvert, quand elle était encore petite, que ce n’était qu’un mensonge… à cette époque, il y en avait déjà un qui la visitait dans sa chambre, tard le soir… Et il était resté dans sa tête bien des années ensuite. Mais ce monstre-là avait disparu dans le néant en même temps que la Résonnance. Elle n’entendait plus son père lui parler, et c’était une des rares choses pour les lesquelles elle ressentait une profonde gratitude.

Et donc la présence de l’Audi avait envoyé les flics fouiller chez Franck… Marie n’avait aucune idée de ce qu’ils avaient trouvé dans la villa bunkerisée (rien n’avait fuité dans la presse), mais à partir de là, ils s’étaient fait beaucoup plus amicaux… Peut-être avaient-ils reporté leur soupçons sur l’« antiquaire », après avoir découvert sa disparition de la surface du globe ?

Après ces épreuves, les membres de son groupe avaient dû la surveiller de près pendant un moment. Elle avait commencé à se laisser glisser. Elle restait allongée à longueur de journée, ne se souciant plus de manger et encore moins de son hygiène corporelle…

Plusieurs fois, alors qu’elle était hébergée chez Danny et Delphine, elle avait failli tout leur raconter. Mais elle n’en avait rien fait, car elle connaissait d’avance le résultat : une camisole chimique bien lourde l’attendait quelque part si jamais elle se mettait à délirer sur des mondes parallèles, des chats géants ou des créatures monstrueuses qui se métamorphosaient en tout ce qui vous faisait peur…

Elle avait donc vécu comme un cadavre ambulant pendant des semaines. Ne pouvant s’ouvrir à personne, se nourrissant et dormant à peine. Ses seuls moments de réconfort étaient lors de ses visites quotidiennes à Chloë. La chatte l’accueillait toujours à grand renfort de miaous enthousiastes et elles restaient toutes les deux, seules sur le canapé, parfois pendant plusieurs heures. La chatte s’installait sur Marie ou juste à côté d’elle, et ronronnait. Elle ne parlait plus, mais Marie pensait que la reine féline aux côtés de laquelle elle avait combattu était encore dans ce petit corps, et profitait simplement d’une vie simple en attendant la prochaine bataille, dans une autre vie…

Un jour, elle avait surpris une conversation entre Delphine et Danny. Elle n’avait pas compris les détails, car ils conversaient à voix basse, la pensant probablement encore étendue dans la chambre d’amis, mais ils parlaient d’internement, du label qui était très énervé, et de la possible fin du groupe…

Marie était retournée sur son lit et avait pleuré toutes les larmes de son corps… Comme si, après des mois de sécheresse, des vannes s’étaient ouvertes toutes grandes, lui permettant enfin de faire sortir tout son chagrin. Elle se souvenait confusément n’avoir même pas pleuré à l’enterrement de Max, où à peine une dizaine de personnes étaient présentes… Mais cette nuit-là, elle avait dû mettre sa tête dans l’oreiller pour que ses amis n’entendent pas ses sanglots.

La jeune femme avait passé plusieurs heures dans cet état, puis avait finir par dormir d’un vrai sommeil. Pour la première fois depuis longtemps…

Le lendemain matin, elle avait annoncé à Danny qu’elle allait prendre rendez-vous chez le notaire, et que, le moment venu, elle aurait besoin des bras d’une bande de métalleux « un peu abrutis sur les bords » pour l’aider à déménager son appartement. En attendant, elle allait s’échauffer un peu la voix et reprendre les répét’ avant le prochain concert. C’était pas le tout, mais s’ils voulaient sortir leur album bientôt, il allait sérieusement falloir qu’ils songent tous à se sortir les doigts du cul…

Danny avait acquiescé à tout, essayant d’empêcher sa mâchoire de tomber sur le parquet.

A partir de là, Lilith avait refait son apparition, et elle l’avait aidé à porter le fardeau de son existence d’« après ».

Elle avait à nouveau pu pleurer, rire, hurler et chanter. A s’en casser la voix, parfois…

Quand, certains jours, cela devenait trop dur, elle se rappelait à quoi ils avaient tous échappé. Et elle se souvenait l’amour perdu là-bas, au milieu d’un désert gris et sans nom qui n’existait plus… Elle se souvenait de son combat le plus difficile : celui contre le silence.

En se dirigeant vers le studio, au volant de sa petite voiture (toujours la même), elle songea que si elle abandonnait maintenant, tout cela n’aurait servi à rien…

Plus tard, alors qu’elle s’apprêtait à délivrer son chant de vie et de fureur face au micro, Marie fit une promesse au désert, dans son cœur : aussi longtemps qu’elle vivrait, elle continuerait, rampant si nécessaire, jusqu’à la prochaine dune.

Ses cordes vocales se déployèrent, et sa voix s’envola.

 

 

                                               A Saint-Germain-du-Corbéis, le 27 mai 2023

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez