Chapitre septième

Marie reprenait lentement conscience, bercée par le ronronnement continu qui emplissait l’habitacle de la monstrueuse Audi.

Elle avait la bouche pâteuse et se sentait la tête légère… Il lui fallut un moment pour faire le point sur ce qu’elle voyait et découvrir une autoroute noire qui défilait sous ses yeux à une vitesse vertigineuse ; du moins à en juger par la rapidité avec laquelle les bandes d’arrêt d’urgence glissaient sur sa droite. La jeune femme eut un début d’angoisse lorsqu’elle en prit conscience. Le fait que le châssis fut aussi près du sol n’arrangeait rien.

Elle tourna la tête sur sa gauche et vit Franck, son regard bleu acier absorbé par la route devant lui. Il tourna presque imperceptiblement ses iris dans sa direction et dit :

« Ne t’en fais pas Marie, Il n’y a aucun radar jusqu’aux abords de Rennes. »

Sa voix se voulait rassurante, mais ce n’étaient pas les radars qui faisaient peur à la chanteuse. Elle jeta un œil sur le compteur de vitesse. L’aiguille titillait allègrement les deux-cent dix alors que le moteur, étonnamment, ne semblait que peu sollicité.

Marie sentit son estomac faire une petite cabriole qu’elle se força à ignorer. De la même façon qu’elle tentait d’ignorer, pour le moment du moins, les souvenirs de la soirée qu’elle venait de passer, et qui n’était pas encore terminée. 

« Il faut que je boive un coup. » C’était sorti tout seul.

Sans se détourner de la route ni même sourciller, Franck indiqua le vide-poche sur la droite du siège passager :

« La bouteille est là où tu l’as laissée. »

Il n’y avait aucun reproche dans sa voix. Celle-ci était posée, comme d’habitude, et ne laissait transparaitre aucun jugement… Marie se sentit mal à l’aise, hésitant entre méfiance et sentiment de culpabilité.

Cela ne l’empêcha pas d’empoigner la bouteille d’un geste familier et de « vérifier le niveau » comme elle avait eu l’habitude de dire pendant des années… Le liquide transparent se situait un peu en dessous du haut de l’étiquette : il restait presque les deux-tiers du flacon de soixante-dix centilitres. Bien. Elle avait encore de la marge.

La longue gorgée qu’elle prit, confortablement avachie dans le siège baquet fut encore plus agréable que la première, prise en sortant de la petite épicerie…

Son corps tout entier se détendit et la peur qui la taraudait se fit plus sourde ; presque conciliante. Comme si elle n’était plus qu’une simple information. Elle se demanda comment elle avait pu vivre aussi longtemps sans cette sensation incroyable. Quelque part, elle se dit qu’il fallait être sacrément masochiste pour se priver de ça en toute conscience. Peut-être même fallait-il avoir le désir d’être un genre de martyre, pour se mettre en tête d’arrêter de boire, et ce, jusqu’à la fin de ses jours…

Elle prenait conscience de la fausseté de son raisonnement à mesure qu’il se produisait (ces dernières années de sobriété avaient été les plus agréables de sa vie et elle le savait bien) mais il lui fallait se protéger de toute auto-flagellation et autres remises en question. Du moins pour le moment. La bouteille était entamée, et elle avait une situation de crise à affronter. Elle se devait d’être entière, et s’il fallait en passer par la bouteille, eh bien ainsi soit-il. Amen. Pour des siècles et de siècles. Etc…

Elle reprit une gorgée et jaugea ce qui restait : un peu plus de la moitié et elle se sentait aussi requinquée que possible, du moins au vu des circonstances…

Il était temps d’avoir une petite discussion avec Franck :

« Tu ne me poses pas de questions ? »

« _ Je savais que tu me parlerais en temps voulu. Et je crois que ce moment est arrivé si j’en juge par ton interrogation. »

« _ Tu te la joues toujours mec super cool, hein ? Bah si tu avais vu ce que moi j’ai vu ce soir, je t’assure que tu le serais beaucoup moins… cool, je veux dire. »

Franck ne répondit rien. Il gardait les yeux au-dessus de son volant.

« T’es pas un peu curieux de savoir ce qui me fait picoler comme un marin en escale ? »

« _ Je crois pouvoir supputer sans me tromper que ton problème de boisson a refait surface ce soir. Apparemment parce que ton ex a « pété un plomb », pour employer tes propres termes. C’est bien ça ? »

« _ « Je crois pouvoir supputer » ? Mais putain, qui parle comme ça ?! Tu me donnes l’impression d’être un robot parfois, tu sais ça ? » Marie prit une grosse voix avec des inflexions qui se voulaient être une caricature d’accent autrichien et lança :

« Sarah Connor ? »

Elle jeta un œil à son audience qui restait impassible, mains calées sur le volant, et elle éclata de rire toute seule. Son rire s’éteint aussi rapidement qu’il était venu. Elle continua, plus sérieusement :

« Je suppose que je peux pas me permettre de cracher sur l’aide d’un T-800 quand elle se présente. En tout cas pas ce soir… »

« _ Marie ? »

« _ Quoi ? »

« _ Crache le morceau au lieu de tourner autour du pot. »

Il était vraiment pas drôle ce mec. Les grosses voitures c’était cool, mais ça ne remplacerait jamais un bon sens de l’humour... La chanteuse soupira (les effluves de vodka envahirent un peu plus l’étroit habitacle), prit une grosse inspiration et se lança enfin :

« Max est possédé. Vraiment. Genre comme dans « l’Exorciste ». Sauf que c’est pas une figure de style et encore moins un film. Il a… » Elle hésita à dire la suite, mais se dit que de toute façon, il était trop tard pour reculer à présent :

« Il a tué… Non. Il a massacré un type sous mes yeux, en pleine rue. Le mec m’a agressé et… » Marie se souvint de la lame qui entamait doucement son cou et de la langue qui léchait son visage. Et cette haleine abominable… Elle porta involontairement une main à son cou, ou la petite plaie commençait déjà à cicatriser. Le clochard (Willy, non ? Comment savait-elle son nom à celui-là, déjà ?) avait à peine eu le temps d’amorcer son geste… à ce souvenir son corps chercha à se recroqueviller et sa gorge se serra mais elle trouva la force de continuer :

« Écoute Franck, je sais que je suis un peu bourrée et que ce que je suis en train de te raconter ressemble aux élucubrations d’une personne malade… J’en suis plus que consciente, crois-moi. Et là, t’es sûrement en train de te dire : « soit elle est schizo, soit elle est mytho ». Mais c’est ni l’un ni l’autre. J’ai un problème d’alcool, c’est vrai, je t’en ai parlé dès le début. Et puis j’étais « stabilisée », comme ils disent… Mais j’ai jamais eu d’hallucinations ou de délires comme ça ! » Elle se garda bien d’évoquer les hallucinations auditives où son cher papa commentait sa vie avec son habituelle « bienveillance ». Parce que cela n’avait rien à voir, bien entendu...

Elle conclut en tournant la tête vers son interlocuteur et chercha son regard, qu’elle trouva, pour appuyer sur la véracité de son propos :

« Je sais ce que j’ai vu. »

Le V10 fit la conversation tout seul pendant un moment qui parut bien trop long à Marie. Elle n’osait rien ajouter pour l’instant. Elle s’attendait à tout moment à ce qu’il lui dise un truc du genre : « t’es complètement cintrée ma pauvre fille… Il est temps de retourner te faire soigner, tu le sais, pas vrai ? D’ailleurs le prochain arrêt c’est l’hôpital. Aller hop. »

« Franck ? »

Les yeux gris ne voulaient pas lâcher l’autoroute des yeux.

« Dis quelque chose, s’il te plaît. »

Il soupira et se décida enfin à prendre la parole :

« OK. Raconte-moi tout. Et commence par le début. »

Marie prit une grande inspiration et entreprit de faire ce qu’on lui demandait.

Lorsqu’elle eut fini, la tête lui tournait et ils approchaient de Rennes.

Elle regarda sa bouteille, ou plutôt ce qu’il en restait. Il restait un peu plus d’un tiers de feu liquide.

Marie ne s’était jamais posé la question, mais elle n’aurait jamais imaginé, dans l’hypothèse d’une rechute, que la sensation d’ébriété lui aurait paru aussi familière après plus de deux années d’abstinence. Elle ne se sentait pas du tout malade et avoir raconté ce qu’elle avait vécu ce soir, quand bien même c’était une expérience complètement flippante que de se l’entendre dire à haute voix (sans parler du fait de l’avoir vécu), l’avait soulagée d’un poids.

Franck l’avait écoutée tout en restant concentré sur sa conduite (« Monsieur l’agent, à partir de quelle vitesse pouvait-on arrêter de parler de conduite pour commencer à parler de pilotage ? » se demanda-t-elle), et il ne l’avait interrompue que pour poser quelques questions, brèves et portant sur des points spécifiques.

Ce qui signifiait qu’il la prenait au sérieux. Aussi incroyable que cela puisse paraître…

Les miracles existaient, après tout.

La voiture ralentit en vue d’un panneau indiquant un radar fixe à proximité. Ils étaient sortis de l’autoroute et se trouvaient sur la voie rapide.

Franck tourna son visage vers la chanteuse en état d’ébriété sur le siège passager et demanda :

« Est-ce que je peux te donner mon avis sur tout ça ? »

« _ Oui ! Je t’en prie, fais-toi plaisir ! C’est un peu le but de cette conversation, après tout, non ? Que tu me donnes ton avis ? Parce que là, tout de suite, moi j’en ai plus d’avis… Et pour une fois, j’ai vraiment besoin que quelqu’un me donne le sien, tu vois ? »

« _ OK. Mais tu ne vas peut-être pas aimer ce que j’ai à dire, Marie… »

La jeune femme ne répondit rien et attendit la suite avec une impatience grandissante…

Et à l’instant même où elle était prête à lui cracher un « accouche, bordel ! », il lui coupa l’herbe sous le pied :

« Je pense que Max est gravement malade, et qu’il a besoin d’aide… »

« _ Sans déc, Sherlock ? C’est tout ce que t’as… »

« _ Laisse-moi finir, je pense que ton esprit a probablement exagéré certaines choses et qu’il a besoin d’une aide psychiatrique… Pas d’un exorcisme. »

« _ Tu te fous de moi, là ? T’as rien écouté de ce que je t’ai raconté en fait ? écoute-moi bien, parce que je ne le répéterai pas : Max-est-possédé-par- Quelque chose ! Il n’a pas chopé la schizophrénie ou une psychose, ou une gastro du cerveau ! » Marie reprit brièvement son souffle et termina sa petite tirade :

« Ce. N’était. Pas. Lui ! J’articule bien ou c’est pas encore assez clair pour toi ? »

« _ Calme-toi…

« _ Ne me dis pas de me…

« _ Tu me demandes mon avis, je te le donne. Quelles preuves as-tu d’une quelconque « possession » ? Dans la rue, ce que tu as vu sur sa peau, c’était peut-être juste de la saleté, et tu étais en état de choc je te rappelle… Dans le bureau désaffecté, vous étiez dans le noir, c’est ce que tu m’as dit, non ?

« _ Oui, mais…

« _ Je dis juste qu’il est possible que pour justifier ce que tu voyais, ton esprit a peut-être rajouté des détails pour rendre moins pénible le fait que ton ex, à qui tu tiens beaucoup, soit devenu un meurtrier. C’est juste ton esprit qui a décidé de te jouer des tours. Et il n’y rien de plus puissant que l’esprit humain. Surtout quand il s’agit de justifier des choses qu’il ne peut pas, ou ne veut pas comprendre. Tu le sais ça, non ? »

Marie pensa à son père. A sa voix qui surgissait dans sa tête dans les pires moments. Et elle pensa aussi à la façon qu’elle avait de se persuadé n’avoir rien entendu lorsque le silence se faisait à nouveau en elle…

Peut-être Franck avait-il raison, après tout ? Dans un sens, même si c’était atroce, ce serait un soulagement incroyable de se dire que tout ça avait une explication rationnelle. C’était plus que tentant d’y croire en fait… Et il avait raison, dans le squat de l’usine, ils étaient dans le noir, les taches pouvaient n’être qu’un jeu d’ombres et de lumière... N’était-il pas possible (voire probable), que l’état de choc ait, disons… modifier sa perception des choses. Elle avait assisté à un meurtre après tout. Et était restée dans les vap’ pendant… Quoi ? une heure ? Peut-être plus… Pas étonnant que son disque dur se mette à surchauffer, non ?

« Tu crois vraiment à ça, ma Puce ? Il n’y avait pas que les taches sur sa peau si tu te souviens bien… Tu l’as bien vu changer de silhouette, à un moment, hein ? Ça ne t’a pas rappelé quelqu’un d’ailleurs ? »

Ce gros connard était revenu. Merde. Et il n’avait pas encore dit tout ce qu’il avait à dire, apparemment. La main droite de Marie chercha machinalement le réconfort du goulot…  

« Et puis d’où est-ce qu’un mec, même salement déglingué de la cafetière comme Max, est capable de renverser D’UNE MAIN, un autre type qui fait le DOUBLE de son poids ? Moi qui pensais que t’avais décidé d’arrêter de te mentir à toi-même depuis un moment, déjà ? Bon, il faut dire que tu avais aussi décidé d’arrêter de picoler comme un docker dépressif, pas vrai ? »

« Ta gueule. » Pensa-t-elle, aussi posément que le lui permettaient ses neurones en pleine débandade.

Elle porta la bouteille à ses lèvres une nouvelle fois. Elle allait finir complètement torchée si ça continuait.

« Torchée, tu l’es déjà ma Puce… T’es bien certaine quand tu regardes devant toi qu’il y a deux fois deux voies, d’ailleurs ? »

La gorgée suivante eut le mérite de faire s’éloigner la voix, au moins provisoirement… Mais Marie savait qu’elle n’en resterait pas là.

La dernière fois où l’alcool n’avait pas suffi à anesthésier cette horrible voix, cela s’était (très) mal terminé… Elle essaya de ne pas y repenser.

« Ma puce ? »

Marie se cogna la tête contre le plafond de la supercar en tentant de s’éloigner de la voix provenant du siège conducteur.

« Qu’est-ce que t’as dit ?! Comment tu m’as appelée ?! »

Franck la regarda, un air inquiet se peignant pour la première fois de la soirée sur ses traits granitiques.

« Je t’ai appelée par ton prénom. Marie ? C’est bien comme ça que tu t’appelles, non ? Tu commences à me faire peur, là… Je n’aurais pas dû te laisser cette bouteille. Tu devrais la ranger ou me la donner maintenant. Je pense que tu as plus que ton compte… »

La jeune femme ne savait plus où elle en était. Elle tendit la vodka du côté conducteur sans même discuter, et se passa une main sur le visage, comme pour en essuyer l’alcool qui devait exsuder par tous les pores de sa peau…

En cet instant, la jeune femme se sentait comme une naufragée à la dérive à bord d’un radeau…

L’image qui accompagna cette réflexion (elle, seule sur l’océan, flottant sur quelques planches au milieu d’une nuit noire) eût pour effet de rendre sa respiration plus courte, comme oppressée.

Si elle laissait faire, cela allait se changer en crise de panique.

Elle prit quelques secondes pour se recentrer sur sa respiration, comme elle avait appris à le faire lorsqu’elle travaillait encore à la banque… A cette époque-là, ce genre de crise arrivait une fois ou deux par semaine, sans raison apparente...

A sa décharge, cette fois, elle avait de bonnes raisons de paniquer.

Pendant qu’elle se focalisait sur son souffle (inspiration… expiration…), une conversation avec les membres de son groupe lui revint en mémoire...

C’était environ un an auparavant, et son batteur venait de lire un bouquin sur la voie du samouraï ; ce n’était pas le “Bushido” mais un autre : l’ ”Hagakure”. Elle s’en rappelait bien car les membres du groupe avaient eu un petit débat sur la question, concernant lequel était le “véritable” code des samouraïs. Débat que Joey, par ailleurs assez fier de ses lectures, s’était fait un plaisir de clore en précisant que l’un était un livre, et l’autre un ensemble de règles et de coutumes non-écrites... Et que donc, ils se complétaient mutuellement sur la question. Marie ne se rappelait plus lequel était lequel (elle s’en foutait un peu à vrai dire) mais une citation de Joey avait retenu son attention... En effet, selon l’Hagakure, chaque décision importante devait être prise « en l’espace de sept souffles ». Sans qu’elle comprenne pourquoi, sur le moment, ce principe l’avait marqué. Elle avait ruminé sur le pourquoi des sept respirations ? Puis elle avait fini par demander son avis à Joey, quelques jours plus tard, même si, à ce moment-là, elle avait déjà sa petite idée sur la réponse… Il lui avait répondu que cela se justifiait par le fait qu’il ne fallait pas hésiter; que pour un guerrier, hésiter finissait par « l’endormir», ou un truc dans le genre… Marie s’en souvenait très bien, car même si cette interprétation semblait à priori tirée par les cheveux, une partie d’elle-même avait au contraire trouvé qu’elle faisait totalement sens.

« Franck ? »

« _ Oui ?

« _ Ne me ramène pas à la maison tout de suite.

« _ Mais il faut que tu te reposes Marie. Nous ne trouverons pas Max ce soir en tournant au hasard. On en a discuté Tout à l’heure… Tu dois te reposer et ensuite nous réfléchirons à…

« _ Je sais, et j’ai réfléchi. On va aller chez Max. Je crois que c’est là-bas qu’il faut aller… »

Franck ne rétorqua rien. Il attendait sagement la suite… Qui ne manqua d’arriver, au terme d’une courte pause :

« C’est là-bas qu’il faut que je sois. »

« _ Tu en es certaine ? »

« _ Non. Mais cela n’a pas d’importance. »

« _ Bon. Et je suppose qu’il est toujours exclu d’aller consulter les autorités, sinon je ne serais pas là d’ailleurs. Je me trompe ? »

« _ Tu ne te trompes pas. »

« _ Alors allons-y. »

Quelques minutes plus tard, Franck rétrograda en seconde pour prendre la sortie qui menait chez Max. La manœuvre fit expirer le V10 à la façon d’une énorme bête soufflant par les naseaux après un long trajet.

Alors que le clignotant émettait son habituel cliquetis, tel une horloge sans aiguilles, Marie regardait le bas-côté défiler d’un regard vide.

Elle ne vit pas le sourire malsain se dessiner sur le visage de Franck, à une poignée de centimètres d’elle.

Le bitume des petites routes de campagne chuintait doucement sous les pneus de l’Audi, tandis que celle-ci rapprochait ses passagers de leur destination finale, un kilomètre à la fois…

 

 

 

                                               ∞

 

 

 

Chloë patientait, assise sous son porche. Le cœur de la nuit était chaud et agréable, traversé ici et là de petits courants d’air qui venaient jouer sur les poils de sa fourrure.

La petite gardienne ne faisait aucun effort particulier pour garder un œil sur les rares passages des autres chats du quartier. De toute manière, ils restaient tous à bonne distance de son territoire, sachant pertinemment ce qui les attendait si jamais ils se permettaient d’en outrepasser les limites.

La chatte léchait calmement sa robe d’été, apportant un soin tout particulier à ses pattes. Régulièrement, elle tirait délicatement sur ses griffes à l’aide de ses canines effilées, comme pour les fourbir et en éprouver la solidité. Elle savait qu’elle en aurait besoin dès cette nuit.

Ils seraient tous bientôt là . Et ils seraient quatre. En admettant que la Présence ne compte que pour une, bien entendu...

En revanche, Chloë ignorait lesquels d’entre eux seraient dans son camp, et si son compagnon serait seulement en état de se battre. Le don de préscience qu’on lui avait octroyé avait ses limites, et elle devrait s’en contenter.

Elle décida de passer en revue une dernière fois ce que la vision lui avait montré :

Max était affaibli, mais elle ne savait pas jusqu’à quel point.

Marie serait là aussi, mais ses pensées, ses sensations n’étaient pas claires... La femelle humaine était en proie à de nombreux conflits intérieurs, et, selon l’expérience plusieurs fois millénaire de Chloë, elle devait donc être considérée comme un danger potentiel.

Et quelqu’un l’accompagnait... ce quelqu’un essayait de se faire passer pour un homme. Ce qu’il n’était plus tout à fait... Chloë l’avait entrevu, assis aux côtés de la petite rouquine, se déplaçant dans un monstre d’acier luisant : même au sein de son rêve de chat, il respirait la tromperie par tous les pores de sa peau. Et ne devait en aucun cas être sous-estimé.

Et puis il y avait la némésis de la petite gardienne... Qui s’était dorénavant complètement approprié Max. La Présence Noire n’avait techniquement déjà plus besoin du corps de ce dernier, mais elle était paresseuse et aimait posséder ce qui ne lui appartenait pas. Et surtout, elle était cruelle. Chloë la comprenait d’une certaine façon. Elle aussi aimait garder les souris en vie le plus longtemps possible, après tout... C’était bien plus drôle lorsqu’elle se débattaient encore.

Mais aussi paresseuse que fut cette chose, la chatte savait qu’elle était à présent à même de déployer toute sa force si jamais elle se sentait acculée.

En de rares occasions, au cours des siècles, Chloë avait affronté des adversaires comme elle, et, chaque fois, l’issue avait été incertaine... À la moindre faute, la chatte perdrait la vie, et elle le savait. C’était une adversaire de valeur, débordant d’une telle avidité que cela la rendait stupide, tout en restant pourvue d’un instinct de survie hors du commun. Ainsi que d’un besoin pour la destruction insatiable…

Et elle serait là dans quelques minutes, se servant de son ami comme d’un vulgaire moyen de transport. Goûtant sa détresse et sa douleur.

Cela ne saurait être pardonné.

Chloë se rappela sa rencontre avec Max. Comment il l’avait accueilli, et avait immédiatement fait sienne sa maison... Malgré tous ses défauts (la plupart inhérents à son espèce), il s’était avéré être un compagnon de vie plus qu’agréable et serviable.

Cela ne saurait être oublié.

La chatte décida qu’il était temps de s’étirer et fit quelque chose qu’un observateur aurait trouvé pour le moins curieux, (s’il y en avait eu un) : elle commença à décrire des cercles sur le perron de la maison, à la façon d’un chien de garde…

Ou d’un combattant prêt à en découdre.        

 

 

 

 

 

Max était à présent mû uniquement par une forme d’instinct grégaire qu’il ne se connaissait pas. Ou peut-être était-ce la Résonnance qui le contrôlait toujours à son insu, bien qu’elle restât soigneusement en retrait depuis son dernier méfait.

De toute façon, il s’en fichait. Il marchait. Voilà tout.

Tout ce qui lui importait maintenant était que ce cauchemar se termina au plus vite, et ce, quel qu'en soit la manière.

Depuis qu’il était entré en connexion avec la Résonnance, il avait de toute façon perdu tout espoir de survie. L’issue, en ce qui le concernait, n’avait jamais fait le moindre doute, et la seule question qui se posait était : trouverait-il la paix dans la mort, ou serait-il condamné à un éternel tourment, lié à jamais à la chose qui habitait son corps et son esprit ? Ou bien encore fusionnerait-il avec elle, se fondant dans sa masse grouillante de sensations obscures, jusqu’à perdre toute identité ?

Il n’en savait rien et c’était là l’unique raison pour laquelle il n’avait pas profité de l’assoupissement de la Chose, après le carnage qu’elle avait accompli dans le garage, pour s’ouvrir les veines ou trouver n’importe quel autre moyen d’en terminer rapidement…

Ses pas le menaient, sans qu’il y prête une réelle attention, en direction de sa maison. Comme si rentrer là-bas pouvait lui apporter le moindre repos. Il fallait croire qu’une partie de lui n’avait toutefois pas abandonné cette idée, car ses jambes continuaient leur route sans même qu’il les sente. Le parasite maléfique qui l’asservissait était en train de lui faire perdre sa connexion avec son propre corps ; la souffrance, bien qu’elle ne fût pas physique (du moins pour le moment) accaparait tout ce qui restait de son âme. L’abîme de démence qu’il avait entraperçu par le biais de la Résonnance, pendant que Fred se faisait odieusement

(Massacrer)

malmener, avait transformé sa terreur et son angoisse en un noyau de douleur aigue et constante… Aucune échappatoire, aucun compromis ne semblait possible.

La Mort, celle-là même qu’il avait envisagée comme un refuge éventuel au cours de certaines périodes de sa pathétique petite vie, ne semblait plus d’aucun secours. Certains jours (pas les meilleurs, certes…) il lui était arrivé de penser à Elle comme à une amie. Une amie qui serait en mesure de le délivrer de ses tourments une fois pour toutes, si un jour la douleur d’exister devenait trop insupportable ; il lui aurait simplement suffit de se décider à la rejoindre… Il aurait suffi de le vouloir.

Il fallait dire qu’à cette époque (qu’il regardait à cet instant avec la même tendresse teintée de compassion qu’aurait un adulte voyant un bambin pleurer pour un genou écorché…) il ne croyait en rien. Il ne pensait pas qu’il n’y ait jamais eu de Dieu tout-puissant nulle part, fut-il vengeur ou débordant de compassion… Qu’on l’imaginât vieux barbu jetant des éclairs ou bien comme entité indéfinissable et omnisciente n’y changeait rien… « Il » n’était pas. Point. Il n’y avait donc pas de paradis, pas d’enfer, pas d’anges ou de démon. Pas de fantômes, de réincarnations ou autres résurrections. La mort n’était qu’un néant similaire à celui d’où ils venaient tous avant de naître. Et qui disait néant, disait fin de la peur, fin de la douleur… Un raisonnement et une conclusion sans faille : « CQFD » pensait-t-il à cette époque.

Oui. C’était une idée qu’il avait gardée au fond de lui pendant longtemps. Comme un genre de doudou dont il s’était servi à chaque fois qu’il s’imaginait toucher le fond.

Il avait été bien naïf.

Sa perception des choses avait été bouleversée en l’espace d’une nuit. Et pas pour le meilleur.

Malgré cela, si la Résonnance prenait plaisir à détruire tout espoir qui passait à sa proximité, elle avait néanmoins fait apparaître une étincelle faible et inattendue dans le cœur de Max. Et celle-ci avait été créée par la négation même de toute espèce d’émotion positive qu’Elle apportait au monde. Et plus particulièrement à son Porteur.

« C’est tout ce que je suis pour Elle : un Porteur. Même la majuscule que je ressens lorsqu’Elle pense à moi avec ce « titre » est intrinsèquement lié à son ressenti à Elle. Est-ce là le signe qu’Elle possède une forme d’orgueil démesuré ? Ce qui veut dire que Cette Chose aurait… une sorte d’ego ? Est-ce seulement possible ?»

Tandis qu’il déroulait ses pensées à propos d’Elle, Max prit conscience que la Résonnance ne jugeait apparemment pas nécessaire de surveiller celles-ci. Et puis il fallait dire qu’il la sentait comme « repue » après leur visite chez Fred. Et sa digestion avait manifestement plus d’importance que tout ce que Max pouvait penser ou même faire à ce moment-là. Il en profita pour approfondir sa réflexion…

Ainsi, l’étincelle que la Résonnance avait produite en se dévoilant à la conscience de son Porteur venait de l’idée suivante (plus qu’une idée basée sur un raisonnement logique, il s’agissait là d’une intuition, mais elle était très puissante) : si un être aussi corrompu et littéralement affranchi des lois de la physique existait, alors son opposé, son « négatif » pourrait-on dire, existait forcément de l’autre côté du spectre de l’existence.

Ce qui signifiait qu’un être (ou des êtres) de pure lumière existaient forcément quelque part. Parce que s’ils n’existaient pas, le monde entier (l’univers tel que nous le percevons) ne serait que souffrance perpétuelle, ou chaos infini… La vérité était que Max avait compris que l’immonde parasite n’était pas le seul de son « espèce » (cela faisait partie de ces connaissances nouvellement acquises par sa connexion, et dont il se serait allègrement passé), et que l’équilibre de l’existence ne faisait pas partie des préoccupations qui animaient cet espèce… Et c’était là un euphémisme scandaleux. De plus, ces Choses étaient anciennes. Plus anciennes qu’il ne pouvait le concevoir avec son esprit limité.

Et donc, si de telles Choses arpentaient l’Univers depuis des temps immémoriaux, alors une question légitime se posait : pourquoi le monde était-il toujours debout ? Ne serait-ce qu’en partie ?

Si ces horreurs pouvaient se frayer un chemin dans leur réalité et tous les décimer, ou même les asservir, alors quelqu’un, ou quelque chose assurait forcément l’équilibre quelque part en les en empêchant. C’était une quasi-certitude.

Malheureusement (et c’était là que la fameuse étincelle refusait de prendre feu), Max ne connaissait aucun moyen d’approcher, ou même de contacter de telles entités « supposées ».

Bref, beaucoup trop de « si » pour alimenter un espoir dérisoire.

Alors que ses yeux balayaient machinalement la nuit pour se repérer, Max s’aperçut qu’il approchait de chez lui.

Faute de mieux, il allait s’allonger, et peut-être même aurait-il quelques minutes à lui, sans la Résonnance pour le torturer…

Il lui fallait se préparer à mourir à présent. Et, pour cela, il allait faire quelque chose qu’il n’avait jamais fait de sa vie d’adulte : il prierait. Prier pour que le néant l’enveloppe dans ses douces ténèbres quand viendrait son heure… Prier pour qu’après son trépas, il ne fasse pas partie de la Résonnance, à tout jamais lié en Elle.

Lorsqu’il arriva sur le perron, Max ne s’étonna même pas que la porte d’entrée fut déjà ouverte… Alors même qu’il l’avait verrouillée en partant la veille.

Après tout, ne disait-on pas que votre maison était l’endroit où l’on vous accueillait toujours à bras ouverts, peu importait l’heure à laquelle vous rentriez ?

 

 

                                                          

 

    

Lorsque Franck arrêta la voiture devant la maison de Max, il jubilait intérieurement. A dire vrai, il lui était difficile de contenir son excitation devant Marie. Car même si celle-ci était dans un état plus ou moins second, elle restait étonnamment lucide. Elle avait vidé plus de la moitié d’une bouteille de vodka à elle toute seule, et son élocution s’en faisait certes ressentir, mais à aucun moment elle n’avait montré de signes d’incohérences, encore moins de divagations propres aux personnes intoxiquées à l’alcool… Malgré tout, elle restait sous le choc de ce qui s’était passé sous ses yeux et semblait de lui faire confiance.

La bague qu’elle portait y était pour beaucoup.

Il l’aurait certes voulue un peu plus « malléable », mais il fallait néanmoins qu’elle soit consciente pour la suite des événements. Un juste milieu plutôt difficile à jauger, mais Franck pensait que, dans l’état actuel des choses, il s’était plutôt bien débrouillé pour l’amener jusqu’ici, tout en lui laissant croire qu’elle dirigeait la manœuvre…

Avec la nuit, le regard de l’Antiquaire était passé d’un bleu très clair à un cobalt plus profond, presque abyssal… Depuis la vitre côté conducteur, il vit immédiatement la porte d’entrée grande ouverte, sous le petit porche.

Bingo.

Marie avait vu juste. Comme il l’avait escompté.

Lorsque le vigoureux ronronnement du V10 s’éteignit, il entendit la jeune femme prendre une grande inspiration et se redresser dans le siège à côté de lui. Elle luttait pour ne pas paniquer… Et s’en sortait avec les honneurs. Franck sentit qu’elle n’avait pas l’intention de reculer maintenant, et fut surpris d’éprouver une petite pointe d’admiration pour la chanteuse.

Elle tendit la main gauche sans dire un mot. Elle n’en avait pas besoin. Franck plaça la bouteille délicatement entre ses doigts et s’efforça de ne montrer aucun signe d’impatience.

Après tout, c’était peut-être la dernière fois qu’elle pourrait boire son cher poison.

Depuis le seuil de la petite bâtisse, les ténèbres béantes débordaient, et attiraient les yeux glacés de l’Antiquaire en leur sein, comme pour leur proférer quelque noire promesse... Ils s’en détournèrent néanmoins un court instant et se posèrent sur Marie : la main qui tenait le goulot tremblait légèrement, mais les sourcils froncés suggéraient une intense concentration, ainsi que la volonté de ne pas reculer.

La jeune femme fit gonfler son cuir en prenant une nouvelle inspiration… Le léger chevrotement qui ponctuait fortement les précédentes se fit presque imperceptible.

La bouteille émit un bruit sourd en se atterrissant sur le tapis de sol et la portière côté passager s’ouvrit à la volée.

La façon qu’elle eut de se précipiter au-devant d’un danger dont elle ne savait pas grand-chose, et sans prévenir, ranima quelque chose dans la mémoire de Frank. Comme une sensation de déjà-vu…

Non.

Il n’avait pas le temps pour ces conneries.

Il ouvrit lui aussi sa portière et s’extrait avec agilité de l’automobile surbaissée pour se placer entre Marie et l’étroit portail en bois, grand ouvert lui aussi.

« Attends, Marie ! »

Ce fut une exclamation chuchotée, comme s’il pouvait se cacher de ce qui les attendait à l’intérieur…

Il n’eut pas le temps de se blâmer pour sa réaction car la chanteuse le contournait déjà d’un pas assuré, sans lui adresser un regard.

Il n’aimait pas la direction que prenaient les évènements. Une certaine anxiété commença à faire frémir ses nerfs. Il n’avait pas ressenti ça depuis la Bibliothèque et s’en voulut immédiatement.

Il lui fallait reprendre les choses en mains. Il se plaça en face de la jeune femme d’un bond, au milieu des marches à faible déclinaison menant au porche, et la prit par les épaules. Elle s’arrêta, au moins pour le moment… Mais elle continuait de regarder au travers de lui, fixant son objectif d’un regard fiévreux.

Il comprit qu’en réalité, elle était terrifiée.

Et les personnes terrifiées étaient capables de tout, il le savait fort bien… Il devait la calmer afin qu’elle ne fasse rien de stupide. La suite de son plan nécessitait qu’elle fût en un seul morceau.

« Marie. Laisse-moi passer devant. On ne sait jamais. »

Tout en dégageant le plus de sérénité possible pour que ses mots portent, sa main gauche vint serrer l’artefact qu’il gardait dans sa poche pour l’occasion. Cela eut pour effet de l’apaiser un peu.

La jeune femme hocha la tête obligeamment et fit une chose en totale contradiction avec son attitude : elle se dégagea d’un mouvement d’épaule et le dépassa à nouveau, comme s’il n’était qu’un passant à éviter dans une rue bondée.

Bon. Il n’allait pas employer la force pour la retenir. Cela serait contre-productif.

De toute façon, il y aurait une grande part d’improvisation due à un grand nombre d’inconnues dans l’équation, et il le savait.

Franck emboîta le pas à la chanteuse et se rendit compte que la nervosité qu’il avait ressenti depuis leur arrivée était en train de faire place à l’excitation de la chasse. Parfait.

Mais au vu ce qu’il chassait, il avait plutôt intérêt à aiguiser sa vigilance au plus haut point. Qui savait ce dont était capable la Résonance une fois arrivée à maturité ?

La réponse était : personne.

Du moins personne qui fût encore vivant pour le raconter.

La chanteuse avait passé le seuil de la porte sans un mot ; la seconde suivante, lorsque Franck regarda à l’intérieur il ne vit rien d’autre qu’un petit couloir. Le stupide petit couloir d’un modeste pavillon. Vide. Sans personne.

La maison avait avalé Marie.

L’antiquaire prit une inspiration profonde… puis scella son sort d’un pas à peine hésitant.

A l’instant où son pied se posa au-delà du paillasson, sur le carrelage maronnasse de l’entrée, il sut qu’il n’y aurait pas de marche arrière possible.

L’air était différent ici. Comme « compact ». Néanmoins sa respiration demeurait normale. Il s’immobilisa un moment afin de mettre en état d’alerte chacun de ses cinq sens, à la façon d’un prédateur dans un environnement inconnu. Il ne percevait pas le moindre son.

Ce n’était pas un silence habituel, comme on pouvait en faire l’expérience au fond de la nuit, lorsque le calme environnant laissait imaginer comment cela serait d’être la seule créature à encore veiller dans les ténèbres...

Ce n’était rien de cela.

Il n’y avait aucun mouvement de l’air, aucun craquement de charpente, de gargouillis de tuyauterie ou même d’imperceptible onde provenant d’un quelconque appareil électrique.

Et Franck pouvait percevoir toutes ces choses mieux que personne.

Il n’y avait pas non plus d’odeur. D’aucune sorte.

Il avait mis moins d’une seconde pour prendre conscience de tout cela, et la suivante, son instinct affûté lui dicta de repérer un point de repli en cas de problème.

Il tourna donc la tête vers la porte d’entrée.

Celle-ci demeurait ouverte.

Sur le néant.

Pour la première fois, et malgré ses préparatifs, Franck se dit qu’il avait peut-être sous-estimé ce à quoi il avait à faire.

Il ne put s’empêcher de penser que, quelle que fut la chose capable de générer un tel endroit, et quand bien même elle pouvait paraître stupide sous bien des aspects (elle était revenue ici après tout), elle portait en elle une force aussi inconnue pour lui que le pan d’existence dont elle était issue.

Sa main retourna dans la poche gauche de sa veste. Le simple contact de ce qui s’y trouvait lui rendit son assurance quant à la réussite de sa dangereuse entreprise. Il se prit cependant à espérer que le Bibliothécaire ne lui avait pas menti sur le fait qu’une telle folie avait déjà été accomplie auparavant… D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait ? Ils avaient tous deux des intérêts communs, après tout…

Mais ce n’était plus le moment de tergiverser. Il était temps d’agir. Et pour mettre en branle son plan d’action, il devait d’abord retrouver la chanteuse.

Il s’autorisa un soupir à la limite de l’exaspération.

Le problème, c’était qu’il ne pouvait manifestement pas compter sur ses sens pour trouver la jolie ivrogne... Dans cet espace-temps, il ne pouvait pas sentir les effluves de vodka qu’elle dégageait. Il allait donc lui falloir avancer à découvert dans cet endroit qui, malgré les apparences, était tout sauf une maison. Franck ne savait pas vraiment où il se trouvait mais, en revanche, il savait où il ne se trouvait pas : à l’adresse de Maxime Vernier, Max pour les intimes.

L’antiquaire s’aperçut de quelque chose qui vint confirmer cette conviction : les distances, au sein du petit corridor, avaient changé… Et il avait été incapable d’observer le changement se produire alors qu’à aucun moment il n’avait ne serait-ce que cligné des paupières.

Les couleurs aussi n’étaient plus les mêmes. Pas seulement les couleurs des murs ou des portes, mais l’air lui-même semblait émettre une pulsation chaude, comme s’il était vivant ; ce qui était en totale contradiction avec la sensation de mort perçue par chacun de ses sens.

Franck soupira à nouveau :

« Bon… Je vois que j’étais attendu. Je vais prendre ça comme un signe de bienvenue. » dit-il d’une voix où perçait un simulacre de déception.

La porte donnant sur le néant claqua derrière lui avec une violence telle qu’elle se fissura.

L’Antiquaire ne sursauta même pas. En revanche, le son qui suivit cet éclat parvint à hérisser les poils de sa nuque, et ce, bien malgré lui : un bruit monstrueux, quelque part entre le grincement et le grognement, emplit l’air en un crescendo atroce, culminant avec un hurlement métallique qui lui fit plisser les yeux et porter une main à son oreille. Il était impossible d’en localiser la provenance, car c’était partout, imprégnant le sol, les murs, le plafond. Cela aurait pu venir du ciel ou de la terre. Malgré cela, lorsque l’horrible manifestation décrut, puis s’éteignit (au bout de secondes qui parurent bien longues), il eut la nette impression que son origine se trouvait sous lui. Les vibrations que ses pieds avaient perçues allaient en ce sens.

Ok. Il était attendu en bas.

Et Franck n’avait pas l’intention de décevoir son hôte.

Il recommença à avancer, mais cette fois, il ne prit pas soin de bouger avec la furtivité dont il était capable. C’était inutile.

Devant lui se trouvait une cuisine qui faisait très « classe moyenne laborieuse » et le couloir faisait un premier coude vers la droite. Tout en glissant un œil dans cette direction, il se prépara mentalement à toute situation impondérable susceptible de se présenter à cet embranchement, mais, tandis qu’il se figeait sur place et que son regard s’écarquillait, il dut se rendre à l’évidence : il était loin d’être au bout de ses surprises.

« Les lois de la gravité foutent le camp à toute vitesse ma bonne dame ! » pensa-t-il, « La réalité n’est plus ce qu’elle était… »

Un rictus à la fois amusé et irrité découvrit ses dents trop blanches, alors qu’il embrassait le spectaculaire chaos s’offrant à lui.

Ce qui frappait en premier lieu, c’était l’absence de plafond qui faisait place à un ciel en mouvement rapide et constant, s’étendant à perte de vue, comme s’il se trouvait dans l’œil d’un cyclone gigantesque… Comme celui balayant la surface de Jupiter de sa Grande Tâche Rouge, et qui faisait la taille d’une petite planète. L’impression générale était la désolation céleste, associée à un sentiment d’insignifiance totale. Absolument vertigineux.

En second lieu, les yeux embrassaient l’abîme qui s’étendait sous, et devant eux… Pour découvrir un kaléidoscope de structures diverses qui ne faisaient aucun sens. Elles étaient anguleuses ou bien rondes, certaines aussi hautes que des montagnes, et d’autres disparaissaient dans des fosses où la lumière semblait absente. Ces (« excroissances, bâtiments ? ») assemblages se déployaient sans aucune règle apparente et ne semblaient pas avoir de fin. Tout était d’un gris noirâtre, comme poli à la cendre. Des arcades, des dédales, des escaliers, des ponts et des tours poussaient dans tous les sens, apparemment peu concernés par les notions de hauts et de bas, car se trouvant aussi bien à l’envers, en travers que sur les côtés. Une véritable cacophonie pour l’œil. Il était impossible de déterminer l’âge de ces structures, car elles ne présentaient, d’ici, aucune espèce d’aspérités. Les surfaces polies qu’elles offraient à la vue auraient pu tout aussi bien être de pierres comme de métal. On avait l’impression de se retrouvait face à un paysage minéral qui aurait proliféré à la manière de végétaux hors de contrôle des lois de l’attraction.

Plus étonnant encore : le tout était vivant. Le paysage se décomposait et se recomposait par endroit ; des structures s’élevaient, tombaient et rampaient devant ses yeux, parfois sans qu’aucun bruit ne parvînt à ses oreilles. Pourtant, au vu de l’échelle colossale des mutations dont il était le témoin, il aurait dû y avoir un vacarme indicible…

Une larme perla au coin des yeux de l’Antiquaire, des yeux pourtant secs depuis des lustres.

Un cri retentit, venant d’en bas.

Marie.

Un bruit aussi vivant, perdu au milieu du silence contre nature qui régnait dans ce maëlstrom insensé, semblait presque blasphématoire. Mais il aurait reconnu les intonations et le grain de voix de la jeune femme entre mille.

Il descendit les marches sans parapet qui se présentaient devant lui et plongea dans l’odieux labyrinthe.

 

 

                                               ∞

 

 

Marie cherchait Max. Il était quelque part, tout prêt. Elle le savait. Mais elle n’osait pas appeler son nom.

La jeune femme n’avait aucune idée de comment elle était arrivée dans cet espèce de tunnel, et d’ailleurs elle s’en fichait. Ce qui comptait, en revanche, c’était la certitude, irrationnelle et néanmoins très claire, que Max respirait encore, qu’il n’était pas très loin, et qu’il avait besoin d’elle.

Elle se rappelait avoir franchi le seuil de la maison de son ami dix ou quinze minutes plus tôt (ou peut-être était-ce une heure ?) et être arrivé dans un tunnel similaire à celui où elle progressait actuellement. Ce qui avait sauté aux yeux de la chanteuse à son arrivée, outre l’absence des pièces habituelles de la maison, c’était le changement d’ambiance pour le moins radical… Plus de couleurs, de meubles ou de décorations. Sympa. Et puis à sa connaissance, aucuns travaux concernant la construction d’un long boyau gris faisant (au bas mot) dix fois la longueur de la maison et trois fois la largeur du couloir d’origine n’avait récemment été approuvé par le propriétaire des lieux.       

Malgré sa confusion et en dépit de l’alcool ingéré, Marie savait que, au moins sur ce point, elle voyait les choses telles qu’elles étaient ; cette adresse n’était plus une maison à proprement parler : elle était devenue un portail vers ailleurs. Et pas besoin d’avoir fait maths sup pour comprendre que c’était la chose à l’intérieur de Max qui en était la cause.

Juste après cette prise de conscience, la chanteuse s’était rendu compte qu’elle n’était pas du tout aussi ivre qu’elle l’aurait souhaité (« Bordel, si on peut même plus compter sur la vodka, où est-ce qu’on va ? » s’était-elle dit avec amertume) … Décevant, mais c’était le genre de choses qui pouvaient arriver lorsqu’on carburait à l’adrénaline pure, supposa-elle.

Elle s’était tout de même brièvement demandé s’il ne s’agissait pas d’une hallucination générée par un bon vieux delirium tremens. Mais elle n’avait ressenti aucun symptôme de manque ; c’était trop tôt et cela ne collait tout simplement pas... Et puis surtout, quelque chose en elle savait, depuis qu’elle avait rencontré cette chose dans les friches industrielles, qu’un truc encore plus dingue allait se produire (plus dingue que de parler avec une silhouette qui se métamorphosait en papa sensé être mort, s’entend), et voilà : c’était en train d’arriver. La jeune femme avait donc décidé d’arrêter de chercher des explications « scientifiquement » valides ou même un peu cohérentes, pour se concentrer sur ce qui se passait ici et maintenant.

Cependant, malgré l’apparente facilité avec laquelle Marie acceptait le nouveau paradigme qui s’invitait dans sa réalité, il subsistait l’espoir, au fond d’elle, qu’elle était en train faire un mauvais rêve en cuvant sa vodka, assommée sur les sièges en cuir de la R8, et les arrosant généreusement de bave au passage.

Mais elle en doutait. Elle en doutait même sérieusement. 

Et quand bien même tout ceci ne serait qu’un songe tordu, elle savait ce qu’elle avait à faire : trouver et aider Max. Point. Elle lui devait une vie après tout. Lui s’était battu pour elle, dans cette usine... S’il avait laissé la chose faire à ce moment-là, elle n’avait aucun doute sur l’endroit où elle se trouverait à l’heure actuelle : nulle part.

Et puis, pour une raison qui lui était inconnue, la chanteuse pensait que si elle voulait faire sortir son père de sa tête pour de bon, c’était cette nuit ou jamais.

Tout ce qui avait précédé dans son existence riche et douloureuse l’avait amenée ici. Et Marie ne comptait pas se défiler.

Une fois sa résolution prise, il restait cependant un problème de taille à surmonter : comment allait-elle trouver son chemin dans ce labyrinthe dont la conception avait clairement été laissée entre les mains d’une personne qui n’avait pas toutes ses facultés mentales ? Et, à supposer qu’elle y parvienne, combien de temps cela allait-il lui prendre ? Les tunnels identiques et les marches sans destination se succédaient les uns aux autres, avec l’impression grandissante que la notion même de temps devenait de plus en plus poreuse à chaque nouvel embranchement…

Elle sortit son portable de sa poche arrière pour regarder l’heure… Ce fut sans surprise, mais avec une légère déception, que ses yeux se posèrent sur un écran noir… Qu’est-ce qu’elle espérait au juste ? Que Google Maps lui ponde l’itinéraire le plus court ?

Elle reprit d’un pas plus énergique, continuant d’enchaîner escaliers et corridors vides, avec la nette impression de ne pas avancer pour autant.

Il lui fallait s’arrêter un peu pour se reprendre et réfléchir. Ce qu’elle fit.

En mettant machinalement les mains sur ses hanches pour respirer, comme après un effort physique, elle fut surprise de ne ressentir aucun besoin de reprendre son souffle, ni même de boire (de l’eau).

Encore un truc pas banal. Parce qu’après avoir descendu une demi-bouteille (probablement plus) d’alcool fort et s’être arrêtée, elle aurait forcément dû sentir les premiers effets de la déshydratation. Et même si elle était en bonne forme physique, les multiples escaliers auraient commencé à se faire sentir dans ses jambes, ou au moins son souffle… Mais là, rien. En tout cas c’était raccord avec le fait qu’elle ne se sentait ni ivre, ni avec une gueule de bois pointant le bout de son nez. Peut-être n’était-ce pas vraiment son corps qu’elle était en train d’utiliser ? Elle se pinça l’avant-bras pour en avoir le cœur net… Avec un peu trop de force.

« Aï euh ! mais quelle conne ! »

Bon, la douleur, elle, restait bien réelle. Youpi.

Elle soupira :

« Pfff… Faut pas trop en demander je suppose… Mais peut-être que je peux courir sans m’essouffler ? Genre, comme un personnage de manga ? » pensa-t-elle.

Spontanément, elle attendit que la voix de son père la réprimande ou la rabaisse pour avoir pensé un truc aussi débile…

Mais celle-ci ne se fit pas entendre… Du moins pour le moment. Peut-être avait-elle décidé d’observer une trêve temporaire ?

Elle tourna au coin d’un nouveau coude. Tout était d’un gris-noir charbonneux, rébarbatif, il n’y avait ni ombre, ni lumière, et encore moins de fenêtre pour en produire… Pourtant elle y voyait comme en plein jour.

Devant elle, il y avait une grande ligne droite, large d’au moins quatre mètres, et, comme tout le reste, parfaitement monolithique : aucune aspérité visible sur les sols, les murs ou la voûte arrondie du plafond... Marie dût lutter contre une violente bouffée de claustrophobie qui avait couvé jusqu’ici sans éclore. Elle n’était pas certaine d’avoir envie de savoir à quoi ressemblait le ciel au-dessus de la structure qu’elle sillonnait (si toutefois il y en avait un), mais elle commençait à avoir besoin de ne plus sentir de plafond au-dessus de sa tête.

La sensation d’être enterrée vivante dans un caveau gigantesque lui effleura l’esprit et la panique fit poindre une aiguille acérée dans sa poitrine.

Son premier réflexe fut de crier quelque chose de stupide comme « y a quelqu’un ?! » ...

Mais un âpre effort de volonté l’en empêcha juste temps, car elle avait conscience de n’avoir aucune idée de ce qui pourrait l’entendre par ici… Et sur ce point spécifique, elle n’était absolument pas curieuse.

Son deuxième réflexe fut également de nature primordiale : un impérieux besoin de se mettre à courir, d’arpenter les lieux plus vite… Besoin que Marie parvint à réprimer aussi, car elle avait la certitude que si elle commençait maintenant, elle serait incapable de s’arrêter, que la panique s’emparerait totalement d’elle… Et si elle ne pouvait réellement pas s’essouffler, alors elle continuerait de galoper sans but, comme une volaille dont on aurait coupé la tête… Jusqu’à tomber. Ou devenir folle.

L’idée stagna un instant. Sa respiration se bloqua dans un premier temps (« ah, tiens. Je la sens, maintenant… Comme par hasard. »), puis chercha à s’emballer l’instant d’après.

Non. Elle n’allait pas faire une crise d’angoisse. Elle refusait.

Il fallait qu’elle essaie de respirer par le ventre. Qu’elle libère sa cage thoracique.

Apparemment, elle parvint à endiguer l’escalade juste à temps, car elle sentit presque aussitôt le poids qui enserrait ses côtes s’alléger un peu. Ce petit miracle était à mettre sur le compte d’une longue expérience de gestion de l’anxiété…

Pour faire bonne mesure, elle se mit à marcher, tout en continuant à se concentrer sur les mouvements de son ventre, et se sentit mieux en quelques secondes.

Très bien.

Elle attendit encore un peu, s’assurant que la panique ne revenait pas, et décida de se mettre à trottiner. Sa respiration resta au niveau de ce qu’elle produisait au repos.

Parfait.

De manière réfléchie cette fois, elle décida d’accélérer.

Au bout de quelques secondes elle comprit que ses jambes et son corps étaient perçus comme indépendants de son système respiratoire… Aucun essoufflement, et encore moins de point de côté, ne se faisaient sentir. Alors comment se faisait-il qu’elle avait été à deux doigts de ne plus pouvoir respirer un peu plus tôt ?

Elle entama un sprint. Impossible de dire à quelle vitesse elle allait, car elle n’avait rien à quoi raccrocher son œil pour évaluer les distances, mais elle avait l’impression de n’avoir jamais couru aussi vite.

Une intersection se profila au loin...

Pour se rapprocher aussitôt à une vitesse alarmante.

Elle allait littéralement s’aplatir contre le mur si elle ne freinait pas maintenant !

Sans réfléchir à ce qu’elle faisait, Marie pila en enfonçant ses deux pieds dans le sol avec force. Elle eut la sensation de glisser sur une bonne distance, comme quand elle était gamine et qu’elle s’amusait à déraper sur le carrelage en chaussettes… Le mur continua de se rapprocher (bien trop vite) et elle plaça ses deux mains devant elle en un geste universel de protection avant un carambolage devenu inévitable… Pour toucher ledit mur doucement de ses deux paumes levées en croix.

Elle rouvrit les yeux et prit une grande inspiration. La peur du choc avait réussi à l’essouffler là où son sprint surréaliste avait échoué.

Marie baissa les yeux, se demandant un instant si elle n’allait pas voir ses jambes produire de la fumée après avoir vraisemblablement dépassé (pulvérisé ?) la vitesse de pointe d’Usain Bolt le jour de son record du monde sur cent mètres…

Ses jambes ne fumaient pas, mais, d’une certaine façon, son imagination n’avait pas été si loin de la réalité… Elle tourna son regard derrière elle pour confirmer ce qu’elle soupçonnait déjà… Deux sillons parallèles creusaient le sol sur une vingtaine de mètres : son « freinage d’urgence » … Sa mâchoire se décrocha d’elle-même à la vue de ce spectacle pour le moins inhabituel.

La chanteuse (« et nouvelle championne du monde de course à pied » pensa-t-elle, un brin hystérique) n’eût pas le loisir de s’émerveiller plus avant car, du coin de son œil droit, elle aperçut une énorme silhouette se profiler dans une autre intersection, à quelques mètres d’elle. Celle-ci déplaçait son énorme masse sur quatre pattes sans produire un son.

Cette fois, Marie ne put retenir un cri.

Qui se changea en hurlement.

 

 

                                               ∞

 

 

Chloë avait trouvé Marie. Ses sens devaient fonctionner à plein régime pour percevoir quoique ce fut dans ce plan d’existence alternatif, mais elle avait fini par repérer la femelle au cheveux rouges grâce aux lourds sons qu’elle avait produits lors de sa course… La chatte était satisfaite d’avoir mis la patte dessus en première, car la rouquine était simultanément une des cibles de la Présence Noire et celle de L’Imposteur.

Au terme de sa brève course pour rejoindre Marie, Chloë avait ralenti avant de se présenter face à elle. L’objectif ayant été de ne pas lui faire peur en se montrant trop brusquement… Et lorsqu’elles tombèrent toutes deux nez à museau, la chatte constata que, à cause de son apparence actuelle, ses efforts étaient vains : l’humaine allait paniquer.

L’odeur âpre que celle-ci dégagea immédiatement ne laissait aucune place au doute. D’ici quelques secondes, elle chercherait le combat, ou, plus probablement, la fuite.

Vite, il lui fallait trouver une idée pour sembler moins menaçante aux yeux de la jeune humaine...

Le hurlement qui suivit l’empêcha de réfléchir plus avant.

 

 

 

                                               ∞

 

 

 Un monstrueux félidé s’avançait vers Marie.

Et c’était sans conteste le plus gigantesque qu’elle ait jamais vu de toute sa vie.

Bien plus grand que le tigre en cage qu’elle avait croisé avec le Dude, quelques années auparavant, ou même que ceux qu’elle avait aperçu dans les documentaires animaliers et les zoos… Sa gueule lui arrivait au niveau du visage. Des muscles marmoréens saillaient sous un poil noir et luisant, soulignant chaque mouvement d’une grâcieuse et hypnotique létalité. Le délicat cliquetis des griffes, qui étaient chacune de la taille d’un couteau de combat, se faisait doucement plus audible à mesure qu’il approchait... Et pourtant, avec tout cet attirail de parfaite machine à tuer, le plus terrifiant restait sans nul doute les deux fascinants globes d’émeraude qui la fixaient de leur prunelle oblongue : il y avait une espèce de nonchalance qui se dégageait d’eux et détonnait avec l’attitude général d’hypervigilance du reste de l’animal… L’impression était horrible ; et donnait à Marie la sensation de n’être qu’un bout de viande sur pattes attendant qu’on vienne le croquer. Ce qui, d’un certain point de vue, était sans doute le cas…

Chaque poil du corps de la jeune femme était en train de se hérisser. Un cri montait irrévocablement dans sa gorge alors que ses muscles se tétanisaient, formant un douloureux réseau de câbles sous la peau. Toute pensée consciente fut balayée par une terreur brute remontant à la nuit des temps : celle de la fin inéluctable d’une proie piégée face à son prédateur.

Le cri céda la place à un hurlement qui emplit l’espace en elle et autour d’elle, à la façon d’une vague gigantesque qui sortirait de son corps plutôt que de l’engloutir. Le monde autour se déforma.

Elle vit la bête face à elle reculer aussitôt.

Son cerveau se ralluma : c’était sa chance… Elle allait devoir courir plus vite que jamais.

Mais au moment où elle amorçait un mouvement de pivot, Marie vit le félin adopter un comportement qu’elle connaissait, mais ne s’attendait pas à voir chez un tel mastodonte : celui-ci se laissa choir sur son derrière comme un gros matou sur son canapé favori… puis s’allongea. Et c’est avec des yeux qui devaient faire la taille de boules de billard, qu’elle le vit se couvrir la tête de ses pattes avant.

« Regarde, je crois qu’il se couvre les oreilles, Marie ! ça ne te rappelle rien ? »

Papa avait raison.

Ce truc énorme agissait comme un chat qu’elle connaissait bien. Et le seul (« correction : la seule. » se dit-elle) qu’elle ait vu faire ce geste précis était : Chloë !

D’habitude, lorsqu’un bruit les dérangeait et qu’ils cherchaient un peu de tranquillité, les chats se couvraient les oreilles d’une seule patte en mettant leur tête sur le côté. Mais Chloë avait cette particularité de parfois placer ses deux pattes sur ses oreilles, en un mouvement involontairement comique… Marie l’avait vue faire à plusieurs reprises (« elle me rappelle Scooby-doo qui se cache d’un fantôme ! » avait-elle dit à Max, une fois »), notamment lorsque le volume de la télé devenait un peu trop fort à son goût, et à chaque fois cela la faisait se bidonner. Mais pas aujourd’hui.

Le hurlement de la chanteuse s’éteignit de lui-même. Le monde reprit sa forme initiale.

Toujours sous le regard atterré de la jeune femme, le gigantesque chat roula sur le côté… Puis enleva ses pattes de sur ses oreilles et s’étira, faisant pointer ses (trop) longues griffes avec une évidente satisfaction.

Marie n’arrivait pas à croire ce qu’elle voyait, et pourtant cela crevait les yeux : comment n’avait-elle pas vu plus tôt les taches couleur caramel sur le museau et celles parsemant la fourrure noire, sans compter l’espèce de petit nœud papillon blanc sur le poitrail ? Ce monstrueux félin était bien…

« Chloë… », prononça Marie au milieu d’un souffle.

Les yeux verts clignèrent paresseusement comme pour confirmer cette assertion, et la monstrueuse mâchoire s’écarta en un bâillement d’une amplitude à faire pâlir un grizzly. Un dernier sursaut de frayeur fit se recroqueviller la chanteuse en découvrant des crocs de la taille de ses avant-bras. Simultanément, ses derniers doutes se trouvèrent balayés à la vue de la canine gauche cassée… Max et elle n’avaient jamais su comment la chatte s’était fait ça, mais à l’occasion, il leur arrivait de lâcher une blague sur la dentition asymétrique de la petite carnivore (« Petite… ça s’était avant. » pensa-t-elle). La mâchoire se referma, et Marie regarda les deux joyaux verts éclore à nouveau, parvenant à réprimer son envie de fuite avec un peu plus de facilité.

Comme si elle comprenait avoir été reconnue, l’énorme Chloë lui rendit son regard et lâcha alors un miaulement indigné. Identique en tous points (à quelques décibels près, le coffre n’était plus le même…) à ceux qu’elle poussait après une porte fermée ou une gamelle vide. Marie, elle, resta sans voix. Ce qui ne lui arrivait rarement.

La chatte se redressa puis s’assis tranquillement pour lui lâcher un nouveau miaulement au visage de celle qui lui servait occasionnellement les croquettes. Presque malgré elle, Marie retrouva l’usage de sa voix :

« Beurk. La taille change, mais l’haleine reste la même… »

« _ Miaaaw !! »

« _ Oui, bah tu peux protester mais je te promets que c’est pas un cadeau… Il va te falloir un tube de dentifrice géant pour… »

Marie s’interrompit. Vit la lueur de reproche dans les yeux qui la fixait maintenant avec intensité, et ne put s’empêcher de continuer à parler, s’adressant plus à elle-même qu’à son auditoire monté sur coussinets :

« Mais qu’est-ce que je raconte, moi ? Je suis vraiment en train de vanner une chatte pourrie gâtée d’une demi-tonne au milieu de je-ne-sais-où ? Bordel, la vodka ça m’attaque quand même drôlement plus qu’avant… »

Tout en disant cela, la chanteuse avait bien sûr conscience que ce n’était pas l’alcool qui lui faisait cet effet, mais elle ressentait le besoin de dédramatiser les événements.

La titanesque boule de poils ne releva pas l’insulte cette fois, se contentant de garder ses yeux plantés dans ceux de son interlocutrice. Elle attendait.

« OK. Tu me mettais déjà mal à l’aise quand tu me fixais comme ça et que tu faisais genre… quatre kilos ! Mais là je t’assure que c’est autrement flippant. »

Les connexions commencèrent à se faire dans le cerveau de la jeune femme, passablement anesthésié par tout ce qu’il avait eu à assimiler aujourd’hui :

« T’es pas là par hasard, hein ? C’est ça ? »

« _ Miaou. »

« _ C’est bien ce que je pensais. Excuse-moi, mais ça fait beaucoup à digérer quand même… Tu cherches Max aussi, pas vrai ? »

Autre miaulement assertif : « Miaou. »

Mais les pattes arrière commençaient à se dandiner sur place… Une grande langue rose sortit furtivement de sous les moustaches aussi longues qu’un bras humain et larges comme un cordage de raquette. Elle disparut sitôt qu’elle eût passer un coup sur le museau tacheté.

Tout, dans l’attitude corporelle du quadrupède, suggérait une impatience grandissante.

Non sans une certaine appréhension, Marie tendit sa main vers le côté de la gueule démesurée… Ses doigts disparurent dans la douce fourrure et une légère inclinaison de Chloë vers elle lui indiqua que la caresse était acceptée.

Mais les émeraudes, maintenant à quelques centimètres de son visage, restaient ouvertes et aucun ronronnement ne venait indiquer un quelconque relâchement…

« Bah quoi ? D’habitude tu ronronnes aux premières papouilles… »

L’immuable scintillement au fond des pupilles répondait à la question de façon étonnamment claire.

Marie soupira :

« Pfff… C’est ce que je pensais. On a pas que ça à foutre, hein ? »

La chatte répondit par un son à mi-chemin entre le bruit de gorge et le miaulement plaintif :

« Mraouu… »

« _ Et tu as autant envie que moi d’être ici… Quoi que « ici » veuille dire… Je me trompe ? »

Pas de miaulement cette fois. Juste un acquiescement des paupières, comme à regret…

« D’accord. Mais je sais pas du tout où on peut le trouver ton esclave préféré, moi… »

Malgré le ton léger qu’elle s’efforçait d’employer, Marie sentit un authentique désespoir teinter ses propres paroles. Elle ne s’était même pas rendu compte de ce qu’elle ressentait avant de l’entendre dans sa propre voix… Elle plongea la tête dans ses mains en un geste universel et essaya de réprimer le gros sanglot qui menaçait.

Merde, ce n’était pas le m…

Quelque chose de doux et d’un peu humide vint se placer entre ses avant-bras et écarta ses paumes de main, l’empêchant de se cacher le visage avec une évidente délicatesse… C’était le museau de Chloë. Un unique ronronnement à la fois délicat et profond sortit de sa grosse cage thoracique. Marie le ressentit jusque dans ses tripes et un calme étrange se fit dans tout son corps ; puis la résolution qu’elle avait perdue quelques instants auparavant regagna sa poitrine, l’irradiant de sa certitude. De toute façon, elles ne pouvaient fuir nulle part, n’est-pas ?

La chanteuse redressa la tête et essuya une larme qui perlait au coin de son œil. Puis d’une voix qui ne trembla que sur les premiers mots, elle dit :

« Mais qui es-tu, en fait ? T’es pas une greffière comme les autres en tout cas, ça c’est clair… »

L’immense féline porta son regard vers l’endroit d’où elle était arrivée, signifiant par-là que, si cette dernière question n’avait aucune importance, leur destination en avait.

La jeune femme s’avança lentement dans la direction vers laquelle les moustaches pointaient et découvrit que le tunnel prenait fin ici, s’ouvrant sur une espèce de labyrinthe à ciel ouvert et à la géométrie approximative… Il était tentaculaire ; s’étendant sur tout ce que son regard pouvait embrasser.

« Oh-putain-de-bordel-de-merde… Mais que qu’est-ce que c’est que cet endroit à la fin ? »

La chatte marcha à son côté, faisant rouler ses imposantes omoplates, comme pour la rassurer de sa présence. Puis elle s’assit en fixant le lointain.

Marie leva les yeux, et le ciel était pire que tout ce à quoi elle aurait pu s’attendre… C’était indescriptible. Rien que de le regarder lui faisait mal jusqu’aux tréfonds de son âme morcelée. Son père choisit ce moment précis pour se manifester, mais cette fois il n’y avait aucune trace de sarcasme dans sa voix :

« Si la Maladie avait une couleur… Ce serait celle de ce ciel. »

« On est en enfer, c’est ça ? » demanda tout haut Marie, sans s’adresser à quelqu’un en particulier...

« Non, ma Puce. J’en viens et ça n’y ressemble pas du tout. »

La chatte, qui n’avait pas détourné son regard des étranges structures mouvantes, finit par tourner sa gueule vers la jeune femme, comme si elle avait pu entendre le dialogue intérieur. Et c’est alors qu’une autre voix, profonde et chaleureuse, celle-là, mais aussi rauque et acérée que celle d’une reine millénaire, se fit entendre pour la première fois. C’était Chloë qui répondait au père de la chanteuse ; et elle le faisait directement dans sa tête :

« Non. En effet. Cela n’a rien à voir avec le (concept/abstraction) de ce que vous appelez « enfer ». » D’une manière impossible par le biais d’une conversation orale, certains des mots perçus se superposaient, comme si, au fur et à mesure, la chatte cherchait une traduction plus précise de ce qu’elle souhaitait exprimer :

 « Ici, nous sommes dans un lieu qui a une existence bien physique. Ceci est ce que l’on pourrait nommer une (émanation de l’Entropie/effluve du maëlstrom) … Et même si elle est loin d’avoir atteint sa forme finale, assez peu d’humain ont eu l’opportunité de la contempler telle qu’elle se présente à nous maintenant : pendant (son éclosion/ses balbutiements). »

A ces mots, Marie frissonna. Pourtant elle ne ressentait toujours ni froid, ni chaleur. L’attitude de Chloë n’exprimait aucun sentiment. Elle se contenta de passer une patte aux proportions scandaleuses sur son oreille et son museau. Au bout de plusieurs secondes, elle sembla prendre conscience du regard de la jeune femme :

« Quoi ? J’ai quelque chose dans les moustaches ? »

Pour la deuxième fois en peu de temps, Marie se retrouva bouche bée. Après plusieurs secondes, elle finit tout de même par bredouiller quelque chose comme :

« Non. T’inquiète. T’es au poil. »

Soit Chloë ne comprenait pas l’humour, soit elle s’en fichait, car elle n’eut aucune réaction. Apparemment c’en était fini de l’attitude apaisante qu’elle avait utilisée pour mettre en confiance sa compagne jusque-là. Plus de roulades sur le côté ou de ronron apaisant… Dommage. La soi-disant « Princesse des Ténèbres » en aurait bien eu besoin…

Marie vit la chatte sortir les griffes d’entre ses coussinets pour ensuite les mordiller doucement. Elle se dit que cette habitude, typiquement féline, avait un côté vaguement alarmant quand le chat en question faisait dix fois votre poids et que ses pattes se retrouvaient à moins d’un mètre de votre figure.

Cette ultime petit rituel accompli, Chloë leva son postérieur et recommença à avancer doucement. Se faisant, elle ne produisit pas le moindre son, comme si elle se faisait encore plus furtive qu’à l’accoutumée… Tandis qu’elle dépassait la chanteuse, sa queue vint doucement taper dans le dos de celle-ci :

« Il est temps. Allons-y. Il va nous falloir être (prudentes/silencieuses) à partir de maintenant. »

D’instinct, Marie répondit directement par la pensée :

« D’accord. Mais qu’est-ce qu’on va faire au juste ? »

« _ Moi, je dois tuer. Toi, tu dois protéger. Tu sauras quoi faire le moment venu… »

« _Ouais, je vois. On empile les clichés : « la femme doit protéger, pas tuer… Et tu sauras quoi faire le moment venu… blabla. » Laisse-moi te dire un truc : t’étais plus fun quand tu parlais pas et que tu te contentais de pioncer toute la journée… »

« Je ne comprends pas de quoi tu parles. Mais tes paroles sonnent puériles. Tu sais que nous avons quelque chose à faire qui dépasse ta simple personne et tu es effrayée, donc je ne t’en tiendrai pas rigueur. Mais reprends-toi. Ce que nous faisons en ce jour est ce que tu feras de plus important de toute ta vie. »

Marie encaissa le sermon du quadrupède sans lui faire remarquer qu’elle chiait dans une boîte qu’elle-même nettoyait il n’y avait pas si longtemps… Pas la peine de se donner des grands airs. Et puis, même si elle essayait de n’en rien montrer, il allait lui falloir encore un peu de temps pour accepter le fait qu’elle était en train d’avoir une discussion télépathique avec un chat de deux mètres cinquante (sans compter la queue) au milieu d’un environnement qui avait l’air tout droit sorti de l’imagination d’un fou furieux.

Malgré la crispation que tout cela engendrait (et, accessoirement, à cause de la peur de mourir dans d’atroces souffrances), Marie devait reconnaître qu’elle ressentait une gratitude infinie d’avoir la colossale féline à ses côtés. Sa présence était apaisante et quelque chose lui disait que celle-ci serait plus que redoutable en cas de danger. Et danger il allait y avoir…

Elle n’avait qu’à poser le regard n’importe où autour d’elle pour s’en convaincre ; ce qu’elle aurait aimé pouvoir éviter…

Des escaliers sans garde-fous… Des plateformes titanesques se tenant sur des supports si fins qu’elles auraient aussi bien pu flotter dans le vide… des spirales, des courbes et des érections cyclopéennes, le tout fait du même matériau funèbre et rébarbatif partout. Elle s’aperçut également, dans un vertige cosmique, que certains éléments de ce « paysage » corrompu se modifiaient d’eux même, se déstructurant et se réassemblant en d’autres formes : ainsi, elle vit au loin un pont s’écrouler sur lui-même sans un bruit, puis se relever aussitôt en une forme géométrique proche du cylindre… le tout en quelques secondes. Il était impossible de d’évaluer la distance à laquelle cet événement avait eu lieu, mais c’était loin… et couvrait néanmoins une bonne part de son champ de vision… Marie préférait ne pas penser à ce qui se passerait si un bouleversement similaire avait lieu à l’endroit où elles se tenaient.

Et ce ciel rougeoyant en mouvement perpétuel… Elle en avait des vertiges dès qu’elle levait les yeux.

Elle emboîta le pas au félidé et baissa la tête, résolue à ne pas traîner en arrière.

Il s’agissait aussi de ne pas se retrouver face au trou de balle d’un chat géant alors qu’elle vivait peut-être ses derniers instants…

Au moment où elle se faisait cette réflexion empreinte d‘une sagesse absurde, elle entendit quelque chose qui arrivait dans leur direction. Cela descendait d’un escalier sur la droite.

Chloë se fixa dans l’instant (« Elle ne l’a pas entendu avant moi ? », se dit Marie), dans une posture de traque caractéristique : les moustaches et les oreilles pointées en direction du bruit, les pattes arrière ramassées sous elle, et la queue battant l’air d’une façon menaçante.

Marie ne pouvait pas voir les yeux de Chloë d’où elle se trouvait, mais elle savait qu’à cet instant, ses pupilles de prédatrice devaient être aussi dilatées que celles d’un hippie sous acide : sa posture était celle de l’assaut imminent…

Les griffes lacérèrent le sol et le corps monumental se projeta en avant dans une démonstration hallucinante de vélocité féline. La cible de son attaque esquiva avec un appui herculéen qui déforma le sol sous son pied et l’amena sur la gauche de son agresseur, essayant manifestement de se placer dans son angle mort. Peine perdue, car la chatte avait anticipé cette manœuvre, et ses réflexes dépassaient de loin ceux de son adversaire : son tronc sembla se tordre dans un angle contre-nature, puis se contracter comme un ressort avant de se détendre dans un même mouvement à la fois fluide et explosif. La proie, qui portait le même costume que…

« Franck ? Arrête !!! Chloë !!! C’est Fr… »

« Marie ?! Humpf ! »

Les deux pattes avant s’abattirent sur l’homme en costume et le plaquèrent au sol avec une violence effrayante.

« Non !!! Chloë !!! »

Marie s’était attendue à ce que la chatte utilise ses griffes et ses crocs puis déchire le corps sous elle comme un jouet, mais elle n’en fit rien… à la place, elle l’entendit s’adresser à sa proie, apparemment trop sonnée pour se débattre :

« Toi… Arrête de te faire passer pour ce que tu n’es plus et bats-toi ! »

Franck répondit en balbutiant à haute voix :

« Arrêtez, s’il vous plaît ! Marie ! Dis-lui de me lâcher ! »

« Chloë ! Je le connais ! C’est lui qui m’a aidé à venir ici ! » s’exclama la jeune femme en essayant de s’approcher d’eux…

Elle fut accueillie par un puissant feulement sans équivoque et des oreilles couchées, lui intimant ainsi l’ordre de ne pas bouger :

« Je sais ce qu’il est, et il ne fait rien pour aider, en tout cas pas gratuitement, crois-moi sur parole. »

Les mots résonnaient avec une imposante autorité, rappelant le calme menaçant d’un ciel de tempête. Marie se dandinait sur place, essayant de comprendre ce qui se passait, mais en était incapable. Ce fut avec une confusion grandissante qu’elle vit Franck se mettre à sourire… Il était à la merci d’une bête qui pouvait jouer avec lui et éparpiller ses tripes sur le sol comme s’il n’était qu’un simple rongeur… néanmoins, il souriait :

« Je ne m’attendais pas trouver à une Gardienne ici. Le monde est petit, n’est-ce pas ? »

« Tu sais très bien qu’il n’en est rien, Imposteur... »

Ce fut au bord de l’apoplexie, que Marie entendit Franck répondre à la créature de la même façon que celle-ci s’adressait à lui, sans peur, et sans utiliser sa voix :

« Je n’aime pas trop ce nom-là. Mes amis m’appellent plutôt l’Antiquaire… »

« _ Tu n’as aucun ami. Je doute même sérieusement que tu comprennes (ce mot/cette magie) … Sache que d’ordinaire, il ne fait pas partie de mes attributions de (nettoyer/détruire) la vermine, mais je songe sérieusement à faire une exception pour toi... »

Les griffes, qui jusque-là était restées dans leurs fourreaux, émergèrent d’un coup, juste sous le menton de Franck. Son sourire s’éteint aussitôt.

Marie ne put s’empêcher d’intervenir, de la voix la plus douce et pondérée qu’elle était capable de produire :

« Chloë ? »

Une oreille se tourna dans sa direction et un son menaçant monta crescendo de l’énorme bête à fourrure noire…

C’était celui d’un chat se préparant à l’affrontement et qui délivrait un ultime avertissement avant de faire couler le sang...

Ce bruit atroce terrifia Marie, non seulement car il était produit par un prédateur qui faisait plus de cent fois le poids d’un vulgaire chat de gouttière, mais aussi parce qu’il lui était clairement adressé… Le terrible regard vert n’avait pas besoin de se tourner dans sa direction pour que la jeune femme comprenne cela.

Cependant, il s’avéra qu’elle était incapable de laisser mourir une (autre) personne sous ses yeux, car elle continua :

« Ne fais pas ça. S’il te plaît. »

« _ Tu apprendras qu’en effet, je fais ce qui me plaît. »

« Sans déc’ ?! Moi qui croyais que tu restais vautrée toute la journée sur le canapé par sens du devoir ?! Quelle conne je fais !! » Fut la réponse qui fusa instantanément dans la tête de Marie. Mais celle-ci n’était pas diplomatiquement adaptée à la situation, et elle se retint de justesse de l’énoncer à haute voix… à la place elle dit :

« Oui, je crois avoir compris. Mais si tu fais ça, il va y avoir un problème de confiance entre toi et moi… Si je te sais capable de tuer une personne de sang-froid… Comment est-ce que je pourrais continuer à faire équipe avec toi ? Parce que c’est bien que ce tu veux, non ? »

Le son provenant des entrailles de Chloë ne s’était pas arrêté pendant leur échange, et il atteint alors une intensité telle que Marie sentit ses mains couvrir ses oreilles sans qu’elle en eût conscience…

Elle pensa : « ça y est. C’est comme ça que je meurs. En essayant de résonner un gros chat caractériel… Si j’avais su… »

La menace sonore s’arrêta net, et pour la première fois, Chloë lâcha Franck du regard pour plonger dans celui de la chanteuse… Qui fit tout son possible pour ne pas rompre ce précieux contact visuel. Une partie d’elle se dit que si elle le faisait, les gigantesques émeraudes serties de noir seraient belles et bien la dernière chose qu’elle verrait. 

Après quelques (trop) longues secondes, la chatte tourna à nouveau son immense gueule à quelques centimètres du visage de Franck.

Celui-ci ne manifestait aucune volonté de lutte et gardait une expression parfaitement neutre.

La voix solennelle de la prédatrice emplit à nouveau le cerveau de la jeune femme ; elle ne souffrait aucune contestation :

« Soit. Je lui laisse la vie. Pour le moment. Au nom de la confiance que nous avons besoin de mutuellement nous porter. »

Et elle joignit le geste à la parole en rétractant les lames affutées qui lui servaient de griffes et en retirant les pattes de la poitrine de sa proie… Qui avait manifestement besoin d’air :

« Ouf ! Merci Marie. Merci… Euh… Madame gardienne ? »

« _ Toi, tu restes avec nous, pas question de te perdre de vue. Et si tu sais ce que je suis, alors tu sais aussi qu’il est plus sage pour toi de ne plus m’adresser la parole. Et encore moins de te mettre en travers de ma route. »

« _ D’accord. Très bien. » répondit obligeamment Franck tout en se redressant en se massant la poitrine.

Marie ne savait pas que Franck était capable de prendre ce ton à la limite de l’obséquiosité, en particulier avec un chat... Et, d’après ce qu’elle avait entendu de leur brève conversation à tous les deux, c’était loin d’être la seule chose qu’elle ignorait…

La chatte posa son arrière-train et recommença à se lécher les coussinets d’une manière saccadée et un peu brouillonne… si bien qu’elle réussit à se donner un air excédé. Du moins aux yeux de Marie.

« Je ne suis pas « excédée ». Quand je le serais, tu le sauras, jeune humaine… »

Marie réprima un sursaut :

« Quoi ? Mais qu’est-ce que… Tu fouilles dans mes pensées ?! » d’instinct, elle recommença à utiliser la télépathie. Elle ne voulait pas que Franck (si c’était bien son nom) l’entende…

« _ Les tiennes sont comme un livre ouvert, si j’en ai envie. Pas comme les siennes… » dit Chloë.

Franck se recula vers la chanteuse, et, se retournant brièvement sur le regard méprisant que lui adressait le félin pour ponctuer ses paroles, il ne répondit rien. Entendait-il la conversation ?

Chloë continua de s’adresser à Marie, comme si elles n’étaient que toutes les deux :

« D’ailleurs, j’ai entendu ton sarcasme à propos du fait que mon espèce doive dormir vingt heures par jour… Je n’ai pas vraiment apprécié, sache-le. Le canapé est un endroit parfait pour voir venir les ennemis aussi bien que les proies. »

Le ton hautain fit Marie se sentir comme une gamine de sept ans qu’on réprimande à propos d’un sujet auquel elle ne comprendrait rien. Mais elle perçut aussi comme une forme de dignité blessée dans le court sermon. Elle avait touché un point sensible chez la chatte, apparemment. La jeune femme s’efforça de ne rien penser afin de ne pas mettre de l’huile sur le feu.

« Bien. » Chloë reprit vite contenance et désigna un point précis avec ses oreilles et ses moustaches :

« Pendant que nous restons là à ne rien faire, la (Présence Noire/Burzcala) progresse. Pour le moment, elle est contenue dans la maison, mais, quand elle aura fini d’absorber son hôte, elle cherchera à s’étendre au-delà... »

« _ Son hôte ? Tu veux dire, Max, c’est ça ? »

« _Oui. Mais la Présence est imprudente, et elle est en train de se révéler à nous… Si tu es attentive, tu verras où il nous faut aller à présent, jeune femelle. »

Marie n’aimait pas trop ce nouveau surnom mais jugea plus sage de ne pas réagir.

A la place, elle chercha le point désigné, au cœur du chaos rampant : en contrebas de la plateforme où ils se trouvaient, à quelques centaines de mètres de là, ses yeux devinèrent comme le battement d’un cœur malade se répercutant dans la structure grise et changeante qui composait l’intégralité du panorama… Un cœur qui aurait le diamètre d’un large cratère et contaminerait le reste du corps qui l’entourait.

« J’aime ton (analogie/image) du cœur malade… Et oui, c’est là que nous nous dirigeons. »

Aux côtés de la chanteuse, Franck semblait hypnotisé par la vue. La jeune femme ne lui avait pas dit un seul mot depuis l’altercation et ne voulait pas en trouver pour le moment. Les yeux perçants de l’antiquaire l’avaient cherché pendant quelques instants, essayant d’établir un contact, mais Marie s’était rapidement détournée. Il n’essaya rien de plus et, pour le moment, se contentait juste d’être là.

Papa s’invita à nouveau dans sa tête :

« Il va falloir le surveiller celui-là, ma Puce. Il m’a l’air d’être une preuve de plus que tu as des goûts discutables en matière d’hommes… Et puis tu as entendu aussi bien que moi ce que le chat géant lui a dit tout à l’heure… Sans compter qu’il a l’air drôlement détendu pour quelqu’un qui vient de passer à deux doigts de se faire vider comme un poisson et qui contemple ce truc qui sert de paysage… »

« _La ferme. J’ai compris l’idée. »

Chloë se retourna brièvement vers la chanteuse, la transperçant de ses prunelles redevenues étroites, et se remit en marche.

Marie suivit. Ainsi que Franck, deux pas en arrière.

Avant de descendre les marches vertigineuses qui se jetaient dans l’abîme s’offrant à eux, les menant ainsi droit vers les pulsations souffreteuses du cratère, Marie trouva finalement quoi dire à Franck :

« Passe devant. J’ai pas vraiment envie de t’avoir dans mon dos... »

Une des paupières abritant les yeux bleu acier tiqua, mais ce fut tout. Il dut comprendre qu’il n’y avait rien à ajouter pour le moment et se mit en marche.

Mais, juste après l’avoir quittée du regard, la jeune femme eut le temps de surprendre une expression de la pure haine sur le visage marmoréen.

Et cette haine avait Chloë pour objet.

Marie se demanda si elle avait bien fait lui sauver la mise.

Son intuition lui disait que la réponse ne se ferait pas attendre…

 

 

                                                           ∞

 

Franck enrageait.

Les choses prenaient une tournure désastreuse.

Une Gardienne. Une foutue Gardienne…

Malgré les rumeurs, il avait toujours pensé qu’elles n’étaient qu’une légende. Et voilà qu’une d’entre elles lui tombait littéralement dessus.

Et il avait eu de la chance que Marie eût été dans les parages pour l’empêcher de se faire écharper. Certes, il avait encore de nombreux atouts dans sa manche, et il aurait probablement pu rendre griffe pour griffe à l’énorme chat… Du moins pendant un moment. Mais il savait que l’issue d’un tel combat (inutile de surcroît) n’aurait pas vraiment fait de doute. La Gardienne appartenait clairement à une caste supérieure.

Il aurait fini en morceaux.

Et ce, malgré le fait que l’endroit dans lequel ils se trouvaient ait augmenté ses pouvoirs de façon significative…

De plus, Marie qui avait appelé la Gardienne par son nom… Chloë.

Elles se connaissaient donc ; probablement depuis un certain temps d’après les vibrations qu’il avait pu percevoir entre elles. Franck était incapable de percer le lien télépathique qu’elles entretenaient toutes les deux (la Gardienne ne le laissait pas faire), mais il avait compris qu’elles conversaient même lorsque Marie n’ouvrait pas la bouche. Et même si elles n’avaient pas eu l’air d’accord sur certains points de détails, il ne faisait aucun doute qu’elles avaient des intérêts communs et se couvraient mutuellement.

Pour couronner le tout, il avait perdu la confiance durement acquise de la chanteuse. De toute façon, il n’aurait servi à rien d’essayer de tromper la grosse boule de poils devant Marie. Il était percé à jour, et, tout ce qu’il avait pu faire avait été de se faire passer pour plus faible qu’il n’était.

En bref, autant dire que ce que Franck avait d’abord envisagé comme une partie de chasse assortie d’une bonne part d’improvisation, s’était transformé en gigantesque merdier inter dimensionnel…

Pas vraiment la routine, quoi… même pour l’Antiquaire.

Mais il avait tout de même quelques bonnes raisons de rester optimiste :

D’abord, il avait toujours le Miroir dans sa poche. Et il était convaincu que le chat ne l’avait pas senti. Donc, il était théoriquement encore en mesure de capturer la Résonnance. Et, une fois celle-ci en sa possession, la bouffeuse de croquettes ne serait plus un problème… S’en serait fini du léchage de cul sur canapé.

Ensuite, il ne faisait aucun doute que la Résonnance allait être (très) occupée par la présence de la chatte.

Franck n’avait aucune idée de ce à quoi allait ressembler un affrontement entre deux puissances aussi colossales, mais il y avait fort à parier qu’aucune des deux n’en ressortirait indemne… Il s’agissait là d’une opportunité phénoménale.

L’Antiquaire ne la manquerai pas.

Tandis qu’il progressait toujours plus bas vers le cœur de l’écho, accompagné d’une Gardienne ombrageuse et d’une déesse du métal renfrognée, Franck se dit que la situation aurait pu être bien pire.

Ils passèrent sous une arche cyclopéenne leur cachant la vue du merveilleux tourbillon rougeoyant faisant office de ciel, s’enfonçant cette fois pour de bon dans les ténèbres. Les degrés de l’escalier étaient à présent plus larges qu’une autoroute, alors qu’ils ne permettaient pas à deux personnes de se croiser lorsqu’ils l’avaient emprunté. Et, au fur et à mesure de la descente, les couleurs changeaient… Le gris cendre des structures qu’ils avaient arpentées plus haut avait fait place à un noir rutilant, presque organique. Les murailles autours d’eux les accueillirent en pulsant à un rythme menaçant, attentives à leur présence. Soudain, rompant avec le silence, un son se fit entendre devant eux, tout en bas. C’était le même qui avait accueilli Franck lorsqu’il avait pénétré dans la maison, après que la porte eut claquée derrière lui. Mais cette fois, son origine était beaucoup plus proche.

Derrière, l’Antiquaire entendit le cliquetis caractéristique des rangers s’arrêter.

Marie devait être terrifiée.

Une part de lui ressentit l’envie de jouer le rôle de présence rassurante qu’il avait joué jusqu’ici pour elle… Mais ils n’en étaient plus là. Il s’arrêta donc, mais sans se retourner. La Gardienne se contenta de tourner une oreille distraite dans leur direction, mais continua d’onduler prudemment vers l’abîme.

Après un bref instant de flottement, alors que le bruit s’éteignait en un caquètement organique répugnant, les rangers reprirent leur progression presque timidement, à l’arrière. Franck se surprit une nouvelle fois à admirer la jeune femme, puis reprit sa marche comme si de rien n’était.

Cette journée pleine de surprises touchait à sa fin…

 

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