Jadis, dans un royaume très lointain, un roi et une reine se désespéraient de ne pas réussir à avoir d’enfant. Au fil du temps, la reine se mit à pleurer nuit et jour, ne s’intéressa plus aux affaires du royaume, et finit par s’enfermer dans sa chambre avec son chagrin et sa douleur pour seules compagnies.
Le roi, inquiet de voir souffrir sa bien-aimée, décida d’aller au fin fond de la Forêt Maudite pour supplier la Sorcière Noire de lui venir en aide. Cette affreuse mégère habitait dans une cabane en bois délabrée ; une épaisse fumée grise s’échappait de la cheminée qui semblait sur le point de s’écrouler. Sa magie noire était si puissante qu’il n’y avait aucune forme de vie animale ou végétale plusieurs lieues autour de chez elle. Un lourd silence recouvrait le sol gris et poussiéreux de cette contrée.
Le roi descendit de son cheval et se dirigea d’un pas décidé vers la porte branlante de la chaumine, laissant voler derrière lui une fine couche de poussière qui vint recouvrir les bas de sa cape blanche et ses bottes. Il s’arrêta devant la porte, hésitant, sur le point de faire demi-tour, quand une petite voix grinçante l’arrêta :
— Entrez, mon Roi, je vous attendais.
Le roi réajusta sa couronne dorée et ouvrit la porte qui grinça sur ses gonds rouillés, la lumière extérieure dessina un carré blanc sur le sol en terre battue, laissant entrevoir une pièce plongée dans la semi-obscurité. Un bric-à-brac incroyable régnait dans la pièce : chauves-souris séchées accrochées en bouquet par les pattes, pots poussiéreux sur les étagères, toiles d’araignées au plafond, une table usée et abîmée par les gouttes de potions renversées ; dans l’âtre de la cheminée, un chaudron en cuivre cabossé était accroché au-dessus d’un feu rougeoyant. Le roi s’avança de quelques pas et vit que dans le chaudron bouillonnait un épais liquide verdâtre qui dégageait une fumée jaunâtre qui lui piqua le nez.
Une forme bougea ; le roi tourna son regard vers le fond de la pièce. Une ombre, assise sur une chaise, était en train de se lever péniblement. Encapuchonnée dans un vieux manteau noir élimé, la Sorcière s’avança à pas traînants vers le roi et de sa voix persifleuse et aiguë s’adressa à lui.
— Cela fait bien longtemps que j’attendais votre visite, Majesté. Je sais exactement ce qui vous amène, mais pour obtenir ce que vous désirez le plus au monde, vous devez le formuler à voix haute ici et avec la plus grande sincérité. Sinon, vous aurez fait tout ce chemin pour rien, mon Roi.
Le roi prit une inspiration et d’une voix calme déclara :
— Je suis venu jusqu’ici pour que vous nous aidiez, ma femme et moi, à avoir un enfant.
La Sorcière Noire ricana en se frottant les mains.
— Mon aide ? Me voilà honorée mon Roi.
— Acceptez-vous de nous aider ?
— Bien sûr, Majesté, mais sachez que le prix à payer sera terrible pour vous.
— Je vous donnerai tout l’or que vous désirez et…
— Ce n’est pas d’argent dont il est question.
Le roi sursauta et se raidit car il ne connaissait que trop le lourd sacrifice que cette sorcière allait lui réclamer.
— Vous aurez ce que vous et votre femme désirez tant. Mais la reine mourra au cinquième anniversaire de l’enfant.
Le roi blêmit.
— Non, pas ça, pas ma femme, s’il vous plaît… murmura-t-il les larmes aux yeux. Je ne survivrai pas à la mort de ma bien-aimée…
La sorcière resta silencieuse, marmonnant entre ses dents, réfléchissant à ce qui pourrait être la pire des vengeances à infliger à ce couple qui l’avait autrefois bannie de son royaume. La mort des deux époux n’était pas une vengeance suffisamment cruelle à ses yeux, beaucoup trop rapide et trop douce. Il lui fallait trouver un sort qui les ferait souffrir tous les trois. Une idée démoniaque germa dans son esprit.
— D’accord, mon Roi, en souvenir de l’époque où je vous servais et vous conseillais à la cour, je ne tuerai pas la reine. Son vœu d’avoir un enfant se réalisera. Elle sera la plus heureuse des mères. Mais à compter de sa quinzième année, l’enfant perdra la joie de vivre et s’enfermera dans le silence. Au fil des mois, il se désintéressera de tout, sombrant peu à peu dans une mélancolie que rien ne viendra soulager. Toutefois, si le jour de ses vingt ans, quelqu’un parvient à le faire rire, le sortilège sera à jamais anéanti et l’enfant connaîtra enfin le bonheur. En revanche, si personne n’y parvient, il tombera dans le sommeil éternel.
Le roi demanda à la sorcière un peu de temps pour réfléchir à sa proposition et sortit faire les cent pas avant de prendre sa décision. D’un naturel optimiste, le roi se dit que la proposition permettrait à la reine de réaliser son plus grand désir : être mère. Quinze années de répit lui laissaient largement le temps de trouver un remède contre cette funeste mélancolie. Il retourna à l’intérieur de la chaumine et accepta la proposition de la Sorcière Noire.
Cette dernière exultait quand le roi partit : elle tenait sa vengeance, et quelle vengeance ! Jamais elle n’avait été aussi machiavélique. Le temps serait son meilleur allié. Elle n’avait plus qu’à faire preuve de patience.
Peu après son retour de la Forêt Maudite, la reine annonça à son époux qu’elle attendait un heureux événement.
Neuf mois plus tard, la reine donna naissance à une fille que le couple appela Luxa.
Pendant quinze ans, le Roi et la Reine vécurent heureux et comblés, émerveillés par la beauté, la grâce et la joie de vivre de leur fille.
Mais le jour de son quinzième anniversaire, Luxa sombra dans une mélancolie que rien ne parvint à distraire. Plus le temps passait, plus la jeune fille devenait taciturne, s’enfonçant dans un silence douloureux.
Le roi, submergé par le bonheur d’être père et de voir sa femme heureuse, avait fini par oublier la prédiction de la Sorcière Noire. Il n’avait effectué aucune démarche pour trouver un remède contre cette malédiction.
Impuissant et désemparé, il vit sa femme et sa fille sombrer peu à peu dans un chagrin sans fond.