« La fumée aux teintes grises s'épanouit dans les rues de la capitale, marquant les visages austères qui ne s'animent qu'à l'annonce de nouvelles tarifications et réclament davantage de bruit. Le passage heurté des calèches et des autobus sur les pavés mal-agencés agit comme un rappel incessant d’une ville en expansion, jusqu'à ce que les porteurs de journaux et les crieurs publics prennent le relais. Quelques cafés, désignés comme des bastions intellectuels, se remplissent dès les premières heures jusqu'aux dernières. L’enceinte, imprégnée à la fois des traces du passé et captives des vanités émergentes, oscille entre animation et immobilisme.
Au milieu d'innombrables âmes disparates, et face à une existence lointaine et incomplète, l'écrivain suit les traces laissées dans un manuscrit aux pages jaunies, découvert dans le cimetière de Montparnasse. Cet ouvrage, d'une densité saisissante dès le premier toucher, nous offre la lecture de la vie adulte d'Horace Buyet, un journaliste qui œuvra au sein du florissant journal populaire Le Petit Parisien. Un quotidien qui accompagnait chaque visage haletant, perdu ou animé par la révolte. D'une puissance telle qu'il osait dévoiler les errements politiques et les défaillances administratives. Son influence grandissante gagna la confiance de notre écrivain, le poussant à partager ses idées avec ses voisins et à les encourager à braver les "injustices insupportables". Ce climat littéraire fut volontairement transmis par les mots d'Horace, dont ce dernier provoquèrent des crises profondes pour l’auteur, interrogeant les concepts de victoire, de plaisir, de silence et de retrouvailles inespérées. Lorsqu'il découvrit autrefois ce manuscrit, corné, humide et visiblement manipulé, sur la tombe du journaliste, il ne put réprimer son exclamation face à l'héritage négligé du défunt. Les émotions transmises par cet héritage dictèrent sa volonté de reconstituer la vie d'Horace Buyet, décédé en 1934 après avoir bravé les vagues meurtrières de la guerre et les impitoyables crises d'après-guerre »
En ce lieu précis qu'est le numéro 18 de la rue Richer, j'occupais un galetas au dernier étage, semblable à ceux que l'on trouve dans les correspondances épistolaires des poètes démunis, rêvant d'une réussite éternelle - voire universelle - dans toutes les sphères de la vie. Quelques modestes bibelots hérités du testament de mes chers parents disparus parsemaient pauvrement mes étagères et mes meubles sans vernis. Mes matinées et mes journées s'écoulaient dans le labeur, où la grisaille de mes recherches avait engendré une tumeur indissociable : la monotonie. Néanmoins, je recueillais certains privilèges et hommages de la part de quelques abonnés, me permettant ainsi de jouir d’une certaine assurance à long terme. J'arrivais à me frayer un chemin vers quelques dîners fastueux, à reposer mes pieds sur des tapisseries de Téhéran, ou encore d'écouter les enfants des riches clients jouer du piano et du violon lors de leurs leçons. Cette réussite m'a conduit à rencontrer des personnalités influentes, à l'instar de Madame Montigny - dont vous découvrirez plus tard l'influence marquante sur Horace - une normande mariée à un comte et député britannique, organisant en secret des "cercles d'intellectuels" dirigés par des aristocrates qui dénonçaient inlassablement les bouleversements violents de la société, sources selon eux d'une uniformisation des êtres humains.
Sur un autre registre plus impertinent, mon visage ne suscitait de charme que chez les chats, portant préjudice à mes conquêtes romantiques. Cette contrainte m'incitait à adopter délibérément une existence modeste, éloignée des conflits profonds et des mélancolies déchirantes. J'aspirais à imposer l'idée d'un retrait de l'espoir, des étreintes passionnées et des luttes amoureuses. Je me reprochais également l’imperméabilité du voyage, des escapades nocturnes, insouciantes dans les cités plongées dans l'obscurité, des plaisirs gastronomiques, voire même le goût du luxe de ma propre initiative. L'origine de ce manque, à ma connaissance, prenait racine dans l'abandon des plaisirs juvéniles. Inavouables, ces passions, quoique partiellement mal reconnues, devenaient dangereuses à l'égard de mon travail. Ces formulations, à la fois contraignantes et absurdes, évoquaient une retenue insoutenable d'un esprit ligoté par les aiguilles de l'horloge et l'encre. Le café empoisonnait les heures de liberté, les impératifs exigeaient le sacrifice des sentiments nouveaux.
Lors d'une conversation empreinte d'une grande banalité, qui se déroulait dans les environs d'Honfleur, précisément chez Madame Montigny, j'eus l'occasion d'entendre pour la première fois une éloge panégyrique revêtue de phrases exaltant les louanges et les sentiments purs qui émanent des côtes azuréennes. Celui qui exprimait son attachement à cette parcelle de paysage intemporel répondait au nom de Sir Wilson, un immigré originaire de la grande île, venu en France dans l'espoir de prospérer dans l'industrie charbonnière destinée à l'exportation. Son visage, marqué par les traits du temps qui avaient sculpté sa vieillesse, conférait à chaque convive de cette tablée une lueur de renouveau et une finesse particulière. Ses poèmes, qui ne cessèrent de m'accompagner lors de mes multiples voyages jusqu'à mes dernières heures, se sont imprimés en moi telle une essence synonyme de jouissance et de délectation facile. Nous l'écoutions tous, captivés par un élan spirituel, tandis que chacun s'efforçait d'allumer dans les méandres de son esprit terni par les crises politiques et financières, une flamme que je considérais comme le fruit d'une clairvoyance mesurée. C'est à ce moment précis que se manifesta la cruauté inhérente à l'âge adulte, au sein d'âmes enlisées, d'un océan bleu et des mouches printanières. Seule la comtesse de Montigny perçut mes tourments grandissants.
Lorsque la réunion prit fin et que nous échangèrent des révérences courtoises et des salutations, la Normande, sans suivre son époux, se précipita à mes côtés et me fixa intensément. Ses prunelles azurées scrutaient mon être et ne cessaient de m'inciter à apaiser mes angoisses. Sa gestuelle, évoquant inlassablement ma mère, privée de son tablier et de son grain de beauté noir éclatant, qui ornait sa joue d'une teinte pâle et rosée. Son regard persévérant souligna son désir de me présenter à une personne capable d'apaiser mes questionnements sur la damnation existentielle. Charles Dalmas, un homme imposant originaire de Nice, récitait ses notes avec de larges gestes et une éloquence qui ferait pâlir d'envie n'importe quel jeune diplômé. Il se présentait comme un architecte distingué depuis une décennie, animé du rêve d'imposer son style Louis XVI sur toute la côte d'Azur. Il me fit part de l'ouverture prochaine de son nouvel hôtel, surnommé le nouveau palais de Cannes, le Carlton. Une fois de plus, une sphère de réussite tourbillonnait, faisant vaciller la passion de cet homme pour la pierre taillée et les balcons raffinés. Sans oser l'interrompre, je poursuivis mon écoute attentive de ses récits, tout en lui demandant néanmoins de décrire le paysage méditerranéen.
Les circonstances fortuites m'ont conduit à remédier à mes propres défaillances, incomprises par ma maturité. Madame Montigny affichait déjà un sourire face à mon éveil naissant pour un paysage qui m'était jusqu'alors occulté, mais elle discernait avec tristesse mes hésitations quant à la pérennité de cette passion.
À mon retour, je rédigea un article sur les émeutes survenues le 29 mai à la suite des représentations de Stravinsky au théâtre des Champs-Élysées. Malheureusement, pour me conformer aux exigences de mon rédacteur en chef, j'ai dû éviter toute digression abstraite d'ordre musicologique qui auraient suscité des délibérations interminables. Au début du mois de juin, j'ai formulé une demande de congé pour quelques semaines pendant la période estivale. Malheureusement, au moment où j'ai exprimé mon souhait de m'éloigner de la grande ville, mes collègues se sont engagés dans une mascarade de moqueries, se moquant ouvertement de mon retard dans la découverte de la Provence et de l'huile verte.
« De ces ultimes lignes jusqu'au départ d'Horace à l'Esterel, un vide se fait ressentir dans le manuscrit, mettant pathétiquement en relief une colère intérieure vaine. En fin de compte, ces indications nous obligent à éprouver de la compassion pour les destins malsains de la capitale et les pensées languissantes d'un peuple qui s'obstine à embrasser facilité puérile en lieu à l’accord des harmonies faciles. Horace renonce à accepter les offres de sa cité d'adoption - qui trahissent entre autres son origine inconnue et sa jeunesse - mais méprise la population sur sa capacité à découvrir tardivement les forces qui entourent la naissance du désir. »
Je me suis levé de mon bureau avec résolution et me suis dirigé prestement vers la gare centrale de Paris, fuyant une pluie à la fois torride et désagréable.
_________________________
Ce première chapitre révèle plusieurs éléments intéressants, notamment la qualité du vocabulaire et de ta plume. Il me semble que cela emprunte à la façon de raconter un récit au XIXe siècle. J'aime beaucoup l'ambiance décrite, on sent bien une époque en ébullition et le vague à l'âme du narrateur principal. J'ai simplement été perdue, mais peut-être pourras-tu m'éclairer. Horace est le personnage du récit, qui est le narrateur des parties en italiques ?
En tout cas, premier chapitre de qualité et efficace pour planter le décors. On attend de savoir ce que ce voyage va engendrer et quel est le fil conducteur de l'intrigue :)