« Dans notre propre cause, nous nous proposons de relater ici le voyage d'Horace vers les terres méridionales, celles qui brodent la mer chaude et consolent la mélancolie grave. Lorsque l'écrivain acheva pour la première fois la lecture intégrale du manuscrit d'Horace, il décida de s'y plonger à nouveau, de le revivre, selon l'expression du journaliste, de visiter et d'observer conformément à ses recommandations, et de s'attacher à cette entité française si chère aux amoureux des pins secs et des embruns imprégnés d'iode. Ce voyage le poussa à prendre la plume, à narrer la démarche d’Horace qu'il considérait comme le sauvetage du patrimoine d'un pauvre homme aux frontières nouvelles.
Chaque individu établit une liste de souhaits dans l'espoir de combler des lacunes mal définies, mais fréquemment, on la délaisse ou on la reprend, par dépit, en cours de route. À cette raison s'ajoute le phénomène de la rencontre d'une idée partagée avec un proche, qui engendre une hésitation. Elle vous envahit, se glisse dans les replis de votre esprit et fait crépiter un sentiment de culpabilité. Parfois, se pose alors la funeste question : "Suis-je devenu le vulnérable mouton ?" Quant à Horace, qui s'appuie sur son émotion première et cherche à l'appliquer pour éprouver une certitude, il se démarque tel un ouvrier de l'instant présent. Il marque instantanément une rupture, mène une quête de soi et tente de satisfaire un ou plusieurs désirs. Ici, lorsqu'il décide de rejoindre la Provence, il illumine timidement mais courageusement les profondeurs de sa cour. La fenêtre ouverte, les rayons de sa lampe se dévoilent et se répandent sur les pavés et les fenêtres. La lumière des heures éperdues parcourt les cocons des âmes endormies. Il se place dans une nouvelle lignée : une marionnette qui tente de se libérer de son maître. »
« Au seuil du mois de juillet de l'an 1913, Horace Buyet s'enhardit à reprendre en main son précieux manuscrit, s'accordant ainsi la faveur d'effectuer une série de dessins et de croquis avant d'amorcer son départ de la métropole. À la suite de la rédaction de quelques articles éclairés, il prend congé de son bureau, se dérobant aux contingences du quotidien pour se rendre auprès de Charles Dalmas, qui lui fait l'honneur de lui réserver une somptueuse chambre dans son tout nouvel édifice luxueux, sis sur les rivages cannois. »
Face à la majestueuse façade de la Gare de Lyon, où quelques mouettes égarées de l'Atlantique voltigeaient déjà, je me délassai de la calèche et déposai mes malles. Après avoir rétribué le cocher et confié mes bagages au service ferroviaire, je décidai de m’accorder un passage au somptueux établissement baptisé « Train bleu ». Ce restaurant opulent, véritable refuge des personnalités influentes, à même de dicter et d'orienter les méandres de notre société. Affaissés dans leurs sièges rouge écarlate et bordeaux, parés d'ornements dorés et de moulures, ils fumaient leur tabac, rappelant le parfum parisien, qui s'insinuait dans chaque corridor, se glissait sur chaque table jusqu'à imprégner les vastes cuisines. De là se dégageait déjà une douceur gustative, un enchantement des papilles, élevant les repas d'enfance par quelques herbes supplémentaires. Les crépitements des marmites, le frétillement du beurre fondu et les éclats rudes du grand chef captivaient et emprisonnaient le temps. Et jamais je ne souhaitais effacer ces instants de ma mémoire.
Une fois sorti de cette forteresse odorante, les sifflets des agents, les grincements des roues sur les rails massifs et la fumée blanche des locomotives à vapeur nourrissaient mon prélude vers le sud. Avant de m'engouffrer dans le sanctuaire du train et de rejoindre ma couchette, je pris le temps d'observer les autres voyageurs. Désormais en vacances, solitaire, je m'abandonnai à la subtile interaction indirecte avec le monde extérieur. Cette gare, ardente par la grâce de sa verrière métallique qui, en après-midi, se muerait en fournaise, devenait un lieu de repos pour des âmes éperdues. Un petit garçon, au regard empreint de mélancolie, se plongeait dans la lecture d'un roman, aux côtés de sa mère drapée d'une parure immaculée en lin, dont la main était enlacée par celle de son époux. Ce dernier, d'une prestance solide et anguleuse, arborant une moustache flaubertienne et coiffé d'un chapeau de paille tressée, fronçait constamment ses épais sourcils noirs, tenant fermement son journal. Il feignait la lecture tout en cherchant à divertir son épouse.
Sur un autre banc, plus éloigné, je distinguai un jeune homme d'une vingtaine d'années conversant avec une jeune fille. Leur présence exhalait une véritable odeur de liberté, leurs chevelures soigneusement apprêtées et leurs tenues sorties tout droit de la main d'un styliste s'inscrivaient dans l'air du temps. Jamais je n'avais remarqué un éclat de bonheur d'une telle intensité. Je sentais les désirs se mêler dans une fumée enivrante qui entourait ce couple potentiel. Ils n'osaient pourtant pas se rapprocher, préférant savourer l'instant présent à leur manière. Ses doigts effleuraient délicatement ses boucles tandis qu'elle lui offrait un sourire complice, caressant sa joue. J'aurais souhaité convoquer la troupe des Beaux-Arts et leur imposer cette scène comme modèle, afin de graver l'éclosion d'une relation délicate, d'immortaliser cette fugue frivole au cœur d'une gare bruyante.
Ma montre à gousset vint clore ma pause, et je détournai les yeux vers mon train poussiéreux, vieilli par les traces de charbon. Je regagnai ma couchette, impatient d'entamer le voyage et de faire la connaissance de mon voisin de compartiment. Mon environnement plaisait à mon âme de journaliste. Sur les couchettes, se dévoilaient les emblèmes de la société ferroviaire. Cependant, mon regard se porta surtout sur la fenêtre, qui serait ma première passerelle vers les paysages provençaux. J'avais pris soin de recueillir les précieux conseils du secrétaire général du journal, Prosper Millet, qui était indéniablement l'unique source capable de me guider dans la lecture des saveurs méditerranéennes. On le reconnaissait aisément à sa longue barbe bouclée. Serein dans son bureau, il souriait solitaire, collectionnant les stylos-plumes. Il me narra comment sa chère mère, désormais disparue, l'avait conduit dans cette région alors qu'il n'était qu'un nourrisson, fuyant ainsi les tumultes de 1871. Il me fit comprendre que son esprit y était demeuré enraciné, tandis que son corps dépérissait dans la capitale. Les paysages le suivaient, les souvenirs lui offraient une liberté de voyage. Parfois, une certaine amertume s'insinuait en lui, une blessure intime se manifestait : ce voyage lui restait inaccessible avec son salaire, et le consacrer à cette cause nécessiterait de sacrifier de nombreux mois. Une fatigue certaine s'amplifiait et ternissait sa tâche lorsque l'été approchait, expliquant ainsi l'évanouissement de sa jovialité au cœur de l'année, avant qu'elle ne réapparaisse à la rentrée de septembre. Néanmoins, il se comportait toujours comme un saint conseillant les lépreux, les guidant vers leur but.
Ainsi, suivant ses recommandations, je réservai une cabine dans le dernier wagon, échappant aux épais nuages de fumée de la locomotive, adoptant une perspective propice à la contemplation d'un paysage dans son intégralité. Il laissait entendre qu'il y avait une autre raison pour nous inciter à prendre place dans cette voiture de queue, mais il ne me confia pas la véritable explication. Quoi qu'il en soit, il me conseilla de rester attentif dès que Marseille serait annoncée par les sifflets.
Pendant que les dernières préparations touchaient à leur terme, mon compagnon de voyage tardait à se présenter derrière la portière. Dans mon sac, j'exhumai la pièce de théâtre du dramaturge Paul Claudel, intitulée "Partage de midi", que Madame Montigny avait qualifiée de "véritable quête de l'esprit et de vagabondage hasardeuse". Après avoir parcouru les premières pages, dont l'écriture se révélait d'une simplicité élégante, j'entendis des pas résonner dans le couloir du wagon, accompagnés du grincement du parquet brunâtre sous des chaussures. En refermant le livre et le posant délicatement sur la petite table, une curiosité s'empara de moi à l'égard de ce retardataire. Sa démarche dénotait une certaine grâce féminine, les talons s'élevant avec une délicatesse contrariant les mouvements de frottement et de glissement propres à la gent masculine, pour retomber fermement sur le sol. Les frôlements de sa robe à froufrous parvinrent à mes oreilles, ainsi que des hésitations rapides et des arrêts devant les portes, jusqu'à ce qu'une silhouette se dessine devant la mienne. Elle entra et abaissa son chapeau de paille provençal, rehaussé d'un ruban noir en forme de nœud. Sa posture droite et rigide permettait de discerner sans difficulté les traits de son visage. De ce visage émanait une poésie idyllique, où ses lèvres tendues s'accordaient avec la finesse écarlate de ses yeux bleus. Ses oreilles se dissimulaient sous l'effet de ses cheveux courts et bruns, nichées près de ses mastoïdes. Son cou légèrement allongé conférait à sa prestance une aura hypnotique. Pendant quelques instants, debout face à elle, mes mains crispées tenant mon chapeau noir et l'autre posée sur la banquette, je l'accueillis avec un sourire capable de faire peur au plus délaissé des enfants.
Après le dernier appel, la vapeur évanescente de la locomotive envahit la gare, puis la fumée noire prit le relais, marquant ainsi le départ officiel du train. Les particules de charbon venaient heurter les parois, laissant pour la dernière fois les retardataires et les envieux dans un état morose. Je savais qu'il me faudrait près d'une quinzaine d'heures pour rejoindre la cité ensoleillée, en passant par Lyon, Aix, Marseille, Toulon et Hyères.
Jusqu'à Dijon, un silence pesant régna dans le compartiment, où seul le grincement assourdissant des roues produisait une mélodie en arrière-plan. Cela me permit d'admirer ma compagne de voyage. Elle demeurait indifférente à mon regard, nichée dans sa couchette, promenant par moments ses yeux sur sa robe blanche aux rayures roses, rappelant avec allégresse celle du jeune couple à la gare, et fixant notre fenêtre commune. Lorsque nos regards se croisaient, elle esquissait un sourire, mais ne laissait transparaître aucun désir de conversation. Dans cet environnement à la fois hostile à ma curiosité insatiable et agréable où je nourrissais mon imagination, j'ai réussi à apaiser mes craintes du départ grâce à l'originalité de cette première rencontre.
Après avoir dépassé la gare de Dijon, une discussion prit forme. J'en conclus que le silence jusqu'alors pouvait être interprété comme une épreuve : ses yeux me scrutaient telle une chatte s'assurant de ma personnalité, si j'étais un homme chaleureux ou vouée à la décadence ? Elle avait sans doute entamé sa propre réflexion intime sur ma décision de quitter la capitale grise et morose, où les chiens errants et les passionnés de révoltes incessantes hurlaient sans cesse, prêts à se précipiter vers le Sud en quête de chaleur. Son nom était Rose Ferrand, fille d'un modeste chef d'orchestre qui interprétait quelques morceaux de Smetana, Dvořák ou Sibelius dans un modeste opéra provincial, tentant désespérément d'attirer une foule et de l'arracher à l'écoute des mélodies répétitives de Berlioz et Offenbach. Elle cherchait à rejoindre sa belle-mère à Hyères, qui lui réservait un repos ponctué de balades au bord de l'eau et de visites chez des amis d'enfance dans l'arrière-pays varois. Toutefois, en écoutant attentivement son récit, qui semblait peut-être trop planifié, j'osais croire qu'elle n'entreprenait pas ce voyage uniquement pour rendre visite à sa belle-mère, qui suscitait en elle quelques agacements modérés. Son sourire ravissant troublait mes réflexions, mais me permettait d'émettre une hypothèse. Ce sourire - lentement dénué d'expression - reflétait un désir violent, brutal, absolu, presque obsessionnel. Le regard de ses yeux dénotait un élan vers la liberté, que l'on pouvait traduire par le retour du soleil après la tempête. Elle fuyait une âme, un corps, une formule spirituelle. Bien que réprimés, les nuages gris chargés d'électricité menaçaient constamment son existence dans l'enceinte de la capitale, où chaque désir pouvait se transformer en une réalité impardonnable, donnant ainsi raison à la proposition de sa belle-mère.
Les paysages verdoyants s'effaçaient progressivement face à la chaleur brûlante de la Méditerranée. J'ai dirigé mon regard vers les montagnes qui émergeaient à l'horizon, annonçant les premiers signes de la province. Rose et moi avons décidé d'ouvrir la fenêtre et de nous adonner à une dégustation olfactive des parfums environnants, d'abord subtils, puis puissants dès Mâcon. Le vent apportait une légère vibration à nos corps épuisés. Les oscillations du train berçaient nos corps, les invitant à s'adapter à cette nouvelle tendance. Je m'attendais à un long voyage, surtout lorsque les agents nous ont annoncé qu'en huit heures seulement, nous avions atteint Lyon, et qu'il nous restait toute une nuit avant de pouvoir contempler Marseille.