Je crois que j’ai fait une énorme bêtise.
J’étais là, sous une grande bâche verte, fouettée par la tempête de sable qui faisait rage. Si cette providentielle bâche protège ma peau des grains de sable qui la couperaient comme des lames de rasoir, elle ne peut contenir la force du vent qui me plaque au sol. Pour l’instant ma protection tient bon, mais je ne sais combien de temps cela va durer.
Mon projet initial consistait à venir dans cet ancien point d’extraction de pétrole, point de liaison entre notre village et le désert d’Al Qasim, pour pouvoir parler à un des gardiens du point d’extraction. Il se trouverait dans le petit phare, à quelques pas de moi, inaccessible à cause de la tempête. Pourquoi ai-je décidé de sortir malgré le mauvais temps pour rencontrer un parfait inconnu ? Parce qu’il est le meilleur ami de mon prétendant, Quim, qui tient absolument à ce que je le rencontre. Toutes mes amies me l’ont décrit comme étant un garçon étrange, pas très loquace, large d’épaules et avec un gros nez. Tout le contraire de Quim, qui est mince, souriant et sociable. Il s'appellerait Salem.
Je change de position sous ma protection de plastique pour soulager mes membres ankylosés. Je rouspète contre moi-même à voix basse : mais quelle imbécile, j’aurais dû le rencontrer tranquillement au village. Ça m'aurait évité de me retrouver là-dessous. Mais il est trop tard pour reculer désormais, tout ce que je peux faire c’est attendre.
C’est alors que j’entendis la porte du phare claquer. Quelqu’un venait de sortir. Des pas se rapprochèrent de ma position, puis des mains tâtèrent la bâche. Dans un réflexe un peu stupide, je me recroquevilla autant que je peux dans un recoin pour ne pas être découverte. C’est sans doute le gardien du phare, mais comme je n'étais pas censée être là, je n’avais pas vraiment envie de me faire houspiller. Soudain, l’une des mains m’attrapa le mollet pendant quelques secondes. La main lâcha prise, et je sentis soudain deux mains me soulever brusquement. J’étais emmaillotée dans la bâche comme un bébé dans ses langes, ce qui m’empêchait certes de me débattre, mais pas de crier aux mains de me lâcher.
Je sentis la personne monter des marches, ouvrir une porte, le bruit du vent s’éteignit soudain et cessa de me fouetter. D’un coup d’épaule, la personne qui me portait me fit basculer, et je sentis une banquette moelleuse sous mes fesses. Lentement, je sentis que l’on dénouait la bâche enroulée autour de moi. Comme je pouvais enfin être libre de mes mouvements, je bondis hors de ma prison de plastique. Un front me coupa très rapidement dans mon élan. Je m’étais cognée contre la personne qui, penchée sur moi, m’avait enlevé la bâche. Par réflexe, je pressais la zone douloureuse avec mes deux mains, mais cette opération étant peu concluante, je les reposais sur mes genoux pour jeter un regard circulaire autour de moi.
J'étais dans le phare. Comme tous les autres, il comportait une petite pièce à vivre pour les gardiens. La pièce circulaire était modeste, et comportait une table, quelques chaises, une banquette sur laquelle je suis, et quelques fusils accrochés aux murs. En face de moi, à l'opposé de la pièce, se trouve un comptoir avec un réchaud et des placards. Les gardiens sont nécessaires pour protéger les points d’extraction, qui sont souvent la cible des vers charognards, mais surtout des elfes des sables. Ça fait bien longtemps que notre village est en conflit avec cette population, qui a élu domicile dans la forêt à l’orée du désert. Si au début nos relations étaient au beau fixe, ils se sont isolés, et prennent désormais un malin plaisir à saboter nos points d'extractions et à voler dans nos réserves.
La personne qui m’avait recueillie me tournait le dos, marchant vers la table disposée au centre de la pièce. Elle enleva le large tissu vert foncé qui lui entourait la tête et le cou. Un tour, deux tours, trois, quatre… Après s’être débarrassée de toutes ses couches, la personne enleva le masque qui lui protégeait les yeux, et posa le tout sur le dossier d’une chaise d’un geste machinal.
C’était un homme, un homme au dos large, aux épaules carrées et aux courts cheveux noirs. Il se retourna vers moi. Malgré son jeune âge - il devait avoir le même âge que moi, la vingtaine -, il avait un air sévère, des lèvres pincées, des yeux marron foncés et plissés et… un gros nez.
Il desserra légèrement les lèvres pour me parler. Sa voix était rude, rauque, mais surtout agacée.
“Je peux savoir ce que tu fabriques ici ?”
Il faisait visiblement beaucoup d’efforts pour rester poli. J’ai honte de l’avouer, mais son ton me déstabilisa. En général, ceux qui s’adressent à moi le font avec gentillesse, surtout les jeunes gens de mon âge. J’ai un joli visage, le plus charmant du village selon beaucoup, et chez nous on dit souvent que la beauté adoucit les mœurs. Mais il se moquait bien de mes attributs. Je n'étais pas une charmante jeune fille, mais une inconnue qui perturbait sa tranquillité. Une main appuyée contre la table, il me fixait en attendant ma réponse.
“Tu es Salem, c’est ça ?”
Ce n’était visiblement pas la réponse à laquelle il s’attendait. Il fronça davantage les sourcils, puis détourna les yeux, excédé.
“Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.
- Tu es le gardien du phare pendant les tempêtes ?
- Et toi, la gardienne des bâches ?
- Hé ! Pourquoi tu es désagréable comme ça ?
- Et toi, pourquoi tu es folle comme ça. Faut vraiment être pas nette pour sortir en pleine tempête.
- C’est Quim qui m’a parlé de toi.
- Et alors.
- Et alors, je te cherchais !
- … ah.”
Ses intonations étaient plates. Il n’était pas ravi de me voir, mais j’avais éveillé sa curiosité en parlant de son ami. De toute façon, il ne pouvait pas me mettre dehors, pour des raisons évidentes. Il me tourna le dos pour se diriger vers le petit comptoir à l'opposé de la pièce. Il se saisit d’une théière en céramique, et de son autre main, il prit deux tasses dans un des placards. Puis il fit un geste avec ses tasses dans ma direction.
“Thé à la menthe. Tu en veux ?”
Ses yeux étaient toujours durs, mais je perçus une sorte de noblesse dans son attitude. Il avait le menton haut, le visage sûr, la stature droite et fière. Si on arrivait à oublier ses vêtements modestes, il avait presque la stature d’un prince.
J'acceptais son offre d'un geste du menton. Je me levais de ma banquette pour venir m’attabler en face de lui. Il disposa les tasses devant nos places respectives, puis les remplit d'un geste adroit en levant la théière au fur et à mesure que le liquide fumant remplissait les récipients. Puis il reposa la théière sur un support en fer forgé, et s'assit face à moi.
Il se mit à siroter son thé à la menthe en tenant sa tasse avec ses deux mains, comme s'il avait froid. Il avait le regard dans le vide, mais je crois qu’il évitait soigneusement de me regarder. Il se disait peut-être que s’il ignorait ma présence, je finirais par ne plus exister. J'essayais malgré tout de capter son regard en me tortillant sur ma chaise et en faisant de grands gestes avec mon bras droit.
Il reposa sa tasse d'un geste brusque avec un tintement de porcelaine.
"Qu'est-ce que tu veux ?
- Ton attention, merci bien. Tu es seul ici ?
- Pourquoi.”
A cause de son intonation plate, j’avais vraiment du mal à savoir s'il me posait une question ou pas.
“Simplement pour savoir ! Tu ne t'ennuies pas ici ?
- Jusqu'à ce que tu arrives, non.”
Toujours le mot qui fait plaisir… Il se tut un instant, le regard toujours dans le vague, puis il releva la tête pour me regarder droit dans les yeux.
"Tu as bien dit que tu me cherchais non ?
- Oui, fis-je en reposant la tasse brûlante que j’avais portée à mes lèvres, j’ai entendu parler de toi.
- Quim ?
- … entre autres oui.
- Mmh. Et bien je suis là. Qu’est-ce que tu veux.
- Juste te parler. Les descriptions que j’ai eues de toi étaient soit très avantageuses, soit tout l’opposé. J’étais curieuse, alors…
- Je t'arrête tout de suite. Si tu es venue ici pour discuter tu vas être déçue. Je ne sais pas faire la conversation. Donc je t’offres l’hospitalité, et si tu n’as aucun service à me demander, tu te tais jusqu'à la fin de la tempête et tout devrait bien se passer.”
Je haussais les sourcils. Personne ne m’avait jamais parlé de la sorte, si ce ne sont mes parents. Mais je ne suis pas du genre à me laisser faire, et je comptais bien le lui faire comprendre.
“Tu as quel âge ?
- Mais tu vas me poser encore beaucoup de questions ?
- Si tu me réponds, je te promets que ce sera la dernière.”
Il soupira si profondément qu’il fit passer le vent de la tempête de sable pour une légère brise de printemps. Il se passa la main sur le visage, puis mit ses doigts sur ses yeux.
- … dix-sept. J’ai dix-sept ans.
- J’en ai vingt.
- Et alors.
- Et alors, tu me parles comme à une gamine alors que de nous deux, le gamin c’est toi. Je sais que je suis en tort, je suis désolée d’avoir troublé ta tranquilité. Oh, et par-dessus tout, je suis désolée d’être une des seules personnes de notre village à m’intéresser à toi.
- Bon, écoutes…
- Non, fis-je en me levant de ma chaise et en avançant rapidement vers lui, c’est toi qui vas m’écouter. On est tous les deux bloqués ici, on est dans le même bateau. Je tiens à être sympa avec toi. Je te demande pas de me répondre, ni de me faire la conversation, mais simplement de faire autre chose que cette tête d’enterrement. Et même si tu en as pas envie, dis-je en enfonçant mon index dans son sternum, tu arrêtes de me traiter comme une enfant. C’est clair ?”
Il ne bougea pas, seuls ses yeux faisaient un va-et-vient de mon doigt à mes yeux. Lentement, il se redressa de toute sa hauteur pour saisir fermement ma main et l’enlever de son torse. Je m’attendais à plus de réactions de sa part : de la surprise, de la colère, ou même un haussement de sourcils, mais rien. Il me fixait toujours, brûlant ma rétine de son regard brun, mais glacial.
“Mmh… tu veux que j’arrête de te traiter comme une enfant.”
Il se détourna, et reprit la théière pour se resservir du thé avec une tranquillité sidérante. Alors qu’il versait le liquide vert clair, il continua sa réponse :
“Tu as vraiment un sale caractère pour une gamine. Mais je vais te traiter ‘comme une grande’, puisque c’est ce que tu préfères.
- Disons qu’en échange, je te fiche la paix avec mes questions. Ça te convient ?
- Ça me va.”
Il parlait toujours sur le même ton monotone, mais j'ai cru percevoir un léger sourire au coin de sa bouche.
“Va t’asseoir, on en a pour un moment. Tu t’appelles comment ?
- Meriem.
- Enchanté Meriem.”