Chapitre II

Par Clem

  La cérémonie de majorité est une cérémonie très ancienne, qui date de notre arrivée dans le désert. Chaque année, à une date précise, tous ceux qui ont franchi leur dix-sept ans se retrouvent pour chasser le ver du désert, et parfois, certains n’en réchappent pas. Une fois tué, le ver du désert fournit de la viande, des os, mais surtout des dents. Ces dents serviront à fabriquer un kandjar, qui suivra son propriétaire de la cérémonie de majorité à la tombe.

  Cette année-là, c’était la cérémonie de Quim. Il n’était pas le seul à participer, bien sûr, mais c’était surtout lui qui m'intéressait. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis mon aventure au phare, et bien que je me sois rapprochée de Quim, je n’avais toujours pas recroisé Salem. Il avait la fâcheuse tendance de disparaître dès que je m'approchais de son meilleur ami, si bien que nous n’ayons jamais été réunis tous les trois. Quim était d’ailleurs enchanté que j’ai enfin pu rencontrer son ami. Il me l’avait maintes fois répété : si nous allions plus loin, il tenait absolument à ce que son ami s’entende bien avec moi. 

  Les jeunes gens sont partis à l’aube. C’est à cette heure-ci que les vers du désert chassent. Les familles et les proches s’étaient amassés à l’entrée du village, dans l’attente de leurs enfants. Certains étaient déjà revenus victorieux, accueillis avec allégresse par tout le village. Ils étaient salués par des cris d’admiration, des mains tendues, des visages rayonnants, ce qui me rappelait l’année de ma propre cérémonie. 

  De nombreux musiciens étaient de sortie, des habitants avaient décoré leurs fenêtres avec des foulards multicolores. Les rues étaient remplies d’une bonne odeur de pâtisseries chaudes et de légumes frits. Mais la présence des nombreux médecins rappelait que cette cérémonie n’était pas sans danger. Mais si les risques étaient nuls, ce jour serait assurément un grand jour de fête.

  Je sus que Quim était de retour aux nombreux cris aigus qui jaillirent soudain de la foule. Fidèle à sa réputation, il faisait hurler tous les jeunes gens au moindre de ses exploits. Je quittais mon poste à côté d’une échoppe de fruits pour descendre et me faufiler à travers la masse de gens qui grandissait autour de lui. Lorsqu’il m’aperçut parmi la foule, il demanda à ceux qui étaient massés autour de lui de se pousser pour me laisser arriver jusqu’à lui, ce que je fis après de petites tapes dans le dos et des sourires entendus de la part des habitants. Je savais que leurs sourires étaient lourds de sous-entendus, aussi décidais-je de les ignorer copieusement. 

  Dégoulinant de sueur et de fierté, Quim brandissait deux longues dents sanguinolentes dans son poing. Il était torse nu à cause de la chaleur et de l’effort, ce qui n'avait pas arrangé l’intensité des cris autour de lui. Il reporta toute son attention sur moi, puis il baissa le poing dans lequel se trouvait son trophée et, tout en souriant, il m’adressa la parole.

  “J’ai réussi Meriem, j’ai réussi ! Regarde ! Je t’en ai même pris une pour toi !

  - Oh euh… c’est gentil, mais j’ai déjà passé la cérémonie, fis-je en tapotant le poignard à ma ceinture, ce n’était pas la peine de te donner autant de mal…

  - Quoi ? 

  - J’ai dit que ce n’était pas la peine de te donner autant de mal, dis-je plus fort pour couvrir les bruits de la foule en liesse. C’est ton jour, pas le mien !

  - Tatata, répondit-il en me tapotant le front avec son index, ça me fait plaisir ! Et de toute façon, je dois te prouver ma valeur !

  - Oh, oui, c’est vrai, dis-je avec un sourire gêné.

  Encore une tradition ancestrale de notre village. Pour se montrer digne des faveurs d’une femme et prouver qu’il est fait pour elle, les hommes doivent prouver leur valeur par des exploits aussi divers que variés. Souvent, cette habitude ne sert qu’à faire attendre les prétendants jusqu’à l’inexorable râteau. Dans mon cas, j’attendais surtout d’en apprendre plus sur Quim, même si je dois admettre que jusque-là, je m’entendais étonnamment bien avec lui.

  Je fus sortie de ma réflexion par le silence soudain des autres villageois. Ils regardaient tous dans la même direction : dans mon dos. 

  Un homme se tenait seul, derrière Quim et moi, face à la foule. Il portait une tête de ver du désert sur l’épaule droite. Son torse nu était couvert de sang, coulant du cou tranché de la créature. Les muscles puissants de l’homme étaient tendus par le poids de la lourde tête, bien qu’il semblait la porter sans difficulté apparente. Ses yeux étaient froids comme la galce, mais s’adoucirent lorsqu’ils se posèrent sur Quim.

  “Tu as fait une sacrée prise.”

  Mes jambes devinrent pantelantes alors que je reconnaissais Salem. Il semblait dominer toute la foule de sa taille imposante, comme s’il pouvait embrasser l’entièreté du village dans ses bras immenses. Il avait toujours cet air noble qui le caractérisait, qui tranchait avec la pauvreté de ses vêtements.

  “Ha ! Pas autant que la tienne mon ami !

  - Cesse de te dénigrer. Tu t’es bien débrouillé.

  - Franchement, c’est la caravane qui se moque du commerce ! Tu as été resplendissant Salem.

  - Mmh.”

  Il abaissa la tête, comme s’il acquiescait les propos de son ami. Son regard dériva fugacement sur moi. Il me salua d’un froncement de sourcil, puis s’avança pour contourner la foule massée autour de Quim. Il avait un pas lourd malgré la stature droite, fière et fluide qu’il adopta en marchant. Je ne pouvais m’empêcher de le fixer alors qu’il s’éloignait. Personne d’autre ne vint le féliciter pour son exploit. Les discussions reprirent bon train lorsqu’il disparut au coin d’une rue.

  Je sentis soudainement une main m'agripper le bras.

  “Hé, Meriem ! C’est la troisième fois que je t'appelle !

  - Hein ? Oh ! Excuses moi Quim, j’avais la tête ailleurs…

  - Oui, fit-il avec un sourire en coin, sur le magnifique dos musclé de mon ami ! 

  - Euh je…

  - Je te taquine, répondit-il en me faisant un clin d'œil, il faut avouer que sa prise attire le regard !

  - … certes.”

  Je me sentais horriblement gênée. A défaut de pouvoir m’enterrer dans le sable, j’essayais de cacher ma honte en couvrant mon visage de mes mains, mais j’entendis quelqu’un m’appeler dans la foule. En levant la tête, je m’aperçus qu’il s’agissait de mon groupe d’amies, qui m’invitait à les rejoindre avec de grands gestes de main. Je m’excusais auprès de Quim, avant de me diriger dans leur direction. Elles m’entraînèrent vers elles pour m’entourer en riant.

  “Alors ? Contente que ton prince charmant soit revenu sain et sauf ?

  - Moi aussi j’aimerais bien qu’un garçon me ramène une dent… toi, c’est Quim qui t’en a ramené une, quelle chance !

  - Mais tu en as déjà une, non ?

  - Et alors, ça ne m’empêche pas d’apprécier un cadeau ! 

  - Yasmina a raison ! Franchement Meriem, vous êtes faits pour être ensemble.

  Elles me regardaient toutes avec un air entendu, persuadées de la véracité de leurs propos. Je baissais la tête en regardant devant moi. Tout mon entourage, y compris ma famille, me poussait dans les bras du plus offrant ou du plus valeureux, ou encore du plus courageux, ou bien du plus populaire… Parfois, je trouve ça si puéril que les apparences soient autant importantes pour nous. En théorie, il est logique que les personnes les plus populaires finissent ensemble… Cette logique nous permet de ne pas réfléchir plus à ce que devraient être nos relations, et beaucoup se complaisent dans ce modèle. Je l’ai moi-même accepté pendant très longtemps. 

  Je relevais la tête pour être entendue de tout le groupe.

  “Et… Vous avez vu la prise de Salem ?”

  J’eu alors l’impression d’avoir prononcé un énorme gros mot.

  “Salem ?

  - Il était flippant oui ! Bon, c'est vrai qu'il doit avoir la meilleure prise de cette saison. Mais il était tout barbouillé de sang… rien que d’y repenser, ça me fout la trouille. Ne me dit pas que tu t’intéresse à ce type ?

  - Pourquoi pas ? Il est le meilleur ami de Quim.

  - C’est vrai qu’ils sont copains comme cochon. 

  - Et ils ont tous les deux l'air très gentils. Il vous a fait quoi de mal ?

  - Lui ?

  Mon amie fit une moue agacée en détournant la tête, tout en soupirant bruyamment. Tout en faisant de grands gestes de mains, elle se mit à m’exposer tout un argumentaire de manière surexcitée.

  - Mais enfin Meriem, ouvre les yeux ! Tu as déjà regardé ce gars plus de trois secondes ? Ça se voit qu’il est pas du tout loquace ! Il a un regard perfide, hautain, quand on lui parle il ne répond que par des onomatopées… En plus, il est sûrement capable de t’exploser le crâne avec sa main énorme. Il est tellement épais, pataud, et en plus de ça, il doit sûrement être un peu bête. Ses parents sont paysans ! Ils n'ont sûrement pas pu lui payer des études !

  - Dois-je te rappeler que tes grands-parents sont aussi paysans ?

  - Oui, mais c’est pas pareil. Parce que c’est différent.

  - Bien sûr.

  - Et puis il ne sait sûrement pas s’y prendre avec les femmes. Il manque de raffinement, ça se voit ! Il doit juste savoir comment taper sur des trucs et soulever des objets lourds. Et puis, son nez quoi !

  - … son nez.

  - Mais oui ! Alors que Quim lui, est agréable, beau, fin… et puis ses cheveux quoi !

  - … ses cheveux ?

  - Roh laisse tomber, à force de collectionner les hommes, tu ne te rends même plus compte de la chance que tu as. Et puis, si tu veux mon avis, c’est pas pour rien que ton cher Salem ne s’est toujours pas trouvé de femme.

  - Parce qu’il est trop jeune ?

  - Mais non ! C’est parce qu’il fait fuir tout le monde, les hommes comme les femmes !

  - Sauf Quim, fis-je en soufflant d’un air agacé.

  Leur avalanche de questions commençait à me taper sur le système.

  - Je suis sûre qu'ils sont amoureux… 

  - Deliah, tu nous aides pas là. 

  - Pardon.

  - Bref, fais nous confiance ma petite Meriem ! Cet homme te rendra forcément heureuse, et oublie ce Salem, ça vaut mieux pour lui et pour toi.

  - Oui, vous devez avoir raison.

  Au fond, j’avais surtout dit ça pour qu’elles me laissent tranquille. Nous n’avions pas vraiment de programme pour le reste de l’après-midi. Nous avons vagabondé de stand en stand, grignotant des dattes par ci, savourant des gâteaux aux amandes par là… Pendant ce temps, tous les jeunes partis à l’aube étaient rentrés. Pas de morts durant cette session, seulement quelques plaies, mais rien de grave. Les médecins sont tous partis, les échoppes multicolores ont fermées les unes après les autres, et l’odeur qui flottait dans l’air était le seul souvenir de tous les mets délicats exposés auparavant. Le soleil rasait l’horizon sablonneux, illuminant le ciel de reflets rouges et oranges.

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