Chapitre I

Par axel

Dans les rues de Chartres, un homme courait comme un damné. Après s’être extirpé de la foule qui l’entourait, il avait jailli de la cathédrale, qu’il laissait, derrière lui, pleine de terreur et de cris. Il se dirigeait maintenant vers l’église Saint-Martin-au-Val. Le premier sacrifice avait eu lieu ; il devait rejoindre le site du second. Cet homme, c’était Alexandre.

Toute sa vie, Alexandre avait été incapable de prendre des décisions significatives. Il s’était toujours laissé porter, laissant la vie et les autres décider pour lui. Un jour, un seul jour, il avait osé prendre une vraie décision. C’était elle qui l’avait peu à peu mené aux événements actuels. Jusqu’à ce jour décisif, Alexandre n’avait jamais vraiment vécu, se contentant d’empiler jour ordinaire sur jour ordinaire. Quinze-mille-quatre-cent-vingt cycles de vingt-quatre heures, qui ne valent pas plus de mots que ceux qui viennent de leur être consacrés. Seul le quinze-mille-quatre-cent-vingt et unième mérite que nous y situions le début de notre récit. Encore fut-il lui-même, jusqu’à ses dernières heures, d’une banalité affligeante.

Ce jour-là, comme les autres, avait été consacré à la fameuse routine des trois mots. D’abord, le « métro », antichambre de l’inévitable suite, le « boulot », qui prenait la forme, dans la vie d’Alexandre, d’un emploi de bureau au sein d’une administration. Enfin, l’attente de la non moins inévitable conclusion, le « dodo », final autant espéré que redouté, libérateur autant qu’annonciateur d’un nouveau cycle.

Ce jour-là, Alexandre était sorti tard du bureau. Comme souvent, il avait commencé tout doucement la journée, se laissant volontiers aller à son péché favori, la procrastination. Alors qu’il avait quitté ses dossiers la veille au soir avec une furieuse impression d’inachevé, ce matin-là, plus rien ne semblait être urgent ; et puis, lorsqu’il avait enfin entrepris de reprendre toutes les tâches laissées en suspens, de nouveaux courriels étaient arrivés, le téléphone s’était mis à brailler, les usagers s’étaient amoncelés au guichet ; bref, de nouveaux dossiers avaient été ouverts et de nouveaux problèmes allaient devoir être résolus alors qu’une grande part des précédents ne l’avaient pas encore été.

Comme la veille, comme la plupart des autres jours d’ailleurs, après le déjeuner, il avait senti monter ce sentiment d’urgence qui savait le galvaniser mais qui, lorsqu’il était trop intense, pouvait parfois le submerger au point de lui brouiller l’esprit.

Ce jour-là, il avait plus ou moins réussi à ne pas se laisser dépasser par ses émotions.

Comme la veille, il s’était attaqué de front à tout ce qui se dressait devant lui. Tandis qu’au matin, il avait fait peu en beaucoup de temps, il cherchait maintenant à tout faire en quelques heures. Finalement, comme presque toujours, il dut se rendre à l’évidence : les innombrables dossiers qui jonchaient son bureau ne pourraient tous être clos avant que ne sonne la fin officielle de sa journée, à 17h30.

Lorsque ce moment arriva, partagé entre résignation et détermination, il resta vissé à son siège, voyant chaque courriel qu’il se forcerait à traiter, chaque papier qu’il s’obligerait à classer, chaque dossier qu’il réussirait à clore comme une victoire contre le temps. Pourtant, vers 19h30, quand le gardien vint mettre l’alarme, et qu’il se déconnecta enfin de son poste, en jetant un dernier regard autour de lui, Alexandre fut pris de vertiges : le travail accompli, pourtant conséquent, lui parut aussi dérisoire que deux ou trois coups de piolet portés à une paroi sans limite.

Dans le métro du retour, Alexandre s’assoupit. Autour de lui, beaucoup discutaient. Dans son demi-sommeil, leurs voix lui parvenaient entremêlées. Par moments, des bribes de conversation lui arrivaient plus clairement, à son grand regret. Il y avait des actifs, qui échangeaient sur leur journée de travail ; des étudiants, préoccupés par leurs cours, leurs stages et leurs examens ; des inactifs de toutes sortes, certains inquiets de leur situation, d’autres pérorant sur leurs loisirs. Ces gens, Alexandre les enviaient, tous, sans exception. Chacun d’entre eux possédait au moins une des choses que lui n’avait plus, depuis longtemps : la passion, le temps, un vaste champ des possibles, les grisants lendemains pleins d’incertitude et d’inattendu de ceux qui n’ont encore rien à perdre et tout à construire.

Soudain, quelques mots se détachèrent plus nettement des autres : « J’ai des priorités dans la vie, et travailler n’en fait pas partie. » Alexandre tressaillit, comme s’il avait reçu un coup. Éberlué, il parcourut la rame du regard, à la recherche de l’auteur de cette réplique. C’était une jeune fille aux cheveux roses, tatouée et piercée. Face à cette gamine qui l’avait mis KO, il hésitait entre admiration et haine, entre envie de la gifler ou d’en faire son héroïne.

Il eut aussi une pensée pour le hasard, qui lui parut être une créature à l’humour bien étrange pour lui faire entendre une telle phrase un tel jour. À moins qu’il n’eût voulu lui faire passer un message. Ces quelques mots l’avaient ébranlé. Lui aussi avait eu d’autres priorités : s’épanouir, voyager, créer. Lui aussi avait rêvé de gruger le système, avant de mettre les deux pieds dedans et de s’y enliser jusqu’au cou.

Il méditait encore sur les mots de la jeune fille aux cheveux roses quand il arriva à son immeuble. La traversée du parking et du hall, puis le passage aux boîtes aux lettres furent l’occasion de retrouver les voisins habituels. Quoique convenu et ritualisé, ce moment de sociabilité constituait une transition bienvenue entre l'effervescente et parfois subie vie sociale du bureau et le silencieux retour dans sa boîte. Alexandre s'attarda un peu dans les parties communes, en quête d'un supplément de cette sociabilité de palier.

La porte de chez lui à peine fermée, au gré du silence, il entendit de nouveau résonner dans son esprit : « J’ai des priorités dans la vie, et travailler n’en fait pas partie. » Il se connaissait bien. Il savait que s’il laissait cet écho s’amplifier, ses pensées s’embourberaient dans d’interminables cogitations. Pour s’épargner cela, il alluma la télé et chercha le programme le plus gueulard possible.

Après le repas, Alexandre se posa enfin. Assis sur le canapé, les pieds posés sur la table basse, la télé toujours allumée, il tomba dans le même demi-sommeil imprégné d’une mélasse de voix que celui du métro. Un instant, une brève et discrète musique se glissa entre les verbiages de journalistes et de chroniqueurs. Alexandre eut besoin d’un peu de temps pour comprendre et émerger : il avait un message.

C’était Loïc, un vieil ami, qui lui demandait :
     « As-tu reçu mon colis ?
     — Oui ! d’ailleurs, merci, répondit Alexandre, en jetant un coup d’œil vers la table basse sur laquelle reposaient encore un carton éventré une semaine auparavant et son contenu, des cartes et des livres abandonnés au désordre du meuble.
     — Et alors ? Tu en penses quoi ? »
     Nouveau regard vers la table basse, plus appuyé cette fois.
     « Des cartes et des guides sur les chemins de Compostelle. J’en pense que tu me connais bien. Mais pour être franc avec toi, je n’ai pas encore pris le temps de m’y intéresser vraiment.
     — Tu devrais. Je suis certain que ça va t’intéresser et te donner tes idées. Depuis le temps que tu m’en parles, de ce fameux pèlerinage à Saint-Jacques ! »
     Alexandre sourit en lisant la réponse de son ami. C’était vrai qu’il en avait soupé de ses interminables exposés sur Compostelle, ce pauvre Loïc. Sans en connaître la source, d’aussi loin qu’il s’en souvenait, Alexandre avait toujours ressenti une entêtante passion pour la mythique ville espagnole et les routes qui y mènent.
     « Je t’envoie aussi quelques liens vers des sites internet, renchérit Loïc. Tu sais, je me suis donné un peu de mal pour rassembler tout ça et trouver ces sites. Alors s’il-te-plaît, consacres-y un peu de temps, ajouta-t-il encore.
     — Promis. Je regarde.
     — Nickel. Tiens-moi au courant si ça te décide enfin à le faire, ce pèlerinage.
     — J’aimerais bien. Mais tu sais, avec le taf…
     — Allez ! regarde et on en reparle. »

Alexandre rassembla les bouquins et les cartes envoyés par son ami et les étala près de lui, sur le canapé. Il fut impressionné : devant lui se trouvait le kit du parfait aspirant-jacquet. Loïc avait réuni en un seul colis des informations pratiques sur les itinéraires, le gîte, le couvert et sur le matériel nécessaire.

Alexandre prit un des guides et commença à le feuilleter. D’abord superficielle, sa lecture devint peu à peu plus attentive à mesure que son regard s’accrochait aux passages qui l’intéressaient. À vrai dire, presque tout l’intéressait. Alors il se laissa happer. Plus il s’enfonçait dans le confort des pages, plus il couvrait d’un voile d’oubli les tristes heures de sa journée. Au fil de sa lecture, les mots de la jeune fille aux cheveux roses refirent surface, d’abord discrets puis lancinants.

De temps en temps, sa balade le long des pages était interrompue par un message de Loïc qui lui envoyait de nouvelles adresses de sites web. Alexandre prit le temps de les visiter toutes, mais revenait toujours vite à sa lecture. Du papier à l’écran ; de l’écran au papier, c’était ainsi que se déroulait sa soirée. Aucune distraction ne semblait pouvoir perturber ses allers-retours, jusqu’au moment où son regard se posa sur le réveil qui trônait sur la table de chevet, au loin dans la chambre. En voyant l’écran de ce truc battre le rythme régulier des secondes, Alexandre se figea. Minuit approchait.

Un nouveau jour allait bientôt commencer. Un nouveau cycle de vingt-quatre heures, avec tout ce que cela impliquait de retour à la réalité. À cette idée, il fut pris de vertiges et sa respiration devint courte et saccadée. Il avait chaud et son cœur battait à en déchirer sa poitrine. La phrase « j’ai des priorités dans la vie, et travailler n’en fait pas partie » retentissait maintenant avec force et violence. Alexandre se jeta sur son téléphone et envoya à Loïc : « C’est décidé. Je pars à Saint-Jacques. » Aussitôt, il retrouva son calme. Il laissa son corps s’effondrer sur le canapé et son portable glisser au sol, puis s’endormit.

Ce jour-là aurait finalement dû être pour Alexandre ce jour quelconque qui rythme la vie des gens quelconques depuis toujours, mais voilà, il y avait eu ce colis au contenu négligemment déversé un soir sur la table basse et remonté à la surface de ses préoccupations à la faveur d’un message opportun. Il y avait aussi eu l’insistance de Loïc et l’insolence d’une jeune fille.

Ce jour-là, Alexandre avait aperçu une lueur et avait décidé de la suivre, sans savoir alors si cette lumière était celle d’un phare ou d’un leurre allumé pour le perdre.

Le lendemain, il entamerait auprès de son employeur les démarches nécessaires à l’obtention d’un congé sabbatique, bien décidé à transformer en projet une décision prise au pied du mur.

À présent, cette décision le confrontait au portail de Saint-Martin-au-Val. Sa course effrénée dans les rues de Chartres l’avait épuisé, mais il ne recula pas devant ce géant de pierre dans les entrailles duquel des rituels devaient être accomplis. Alexandre devait s’y rendre. Il poussa la porte et franchit le porche, faisant ainsi ses premiers pas vers le second sacrifice.

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Symphonio
Posté le 13/07/2024
Ma curiosité fut piquée par cette histoire de sacrifices, ainsi que tout ce qui concerne la procrastination, un domaine de prédilection qui me rend facile de m'identifier à Alexandre. Hâte de voir son évolution ;)
axel
Posté le 14/07/2024
Merci. J'espère que, toi aussi, tu aimeras la suite. Je pense que beaucoup de gens s'identifieront à Alexandre : la procrastination est un petit défaut qu'on est nombreux à partager, comme l'aversion pour la routine du quotidien, qu'on est tous pourtant obligé de subir.
J'ai mis beaucoup de moi dans ce premier chapitre, donc je suis content qu'il plaise
Erouan
Posté le 12/07/2024
C'est intéressant pour un premier chapitre. On y suis un héros déprimés par la routine du travail qui trouve sa première lumière. Reste à voir ce qu'il va devenir dans cette société. J'aimerais beaucoup voir ce qui l'a déprimé dans son travail. Le simple fait de travailler ? Peu de vacances ? Burn out ? À suivre.
axel
Posté le 12/07/2024
Merci pour ton commentaire. J'espère que tu aimeras la suite. N'hésite pas à me dire ce que tu en penses.
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