Ses premiers pas ! Alexandre allait enfin faire ses premiers pas vers Saint-Jacques, en un jour baigné de la douce lumière d’avril. Ce jour, Alexandre le vivait avec un enthousiasme dont l’expression virait volontiers à l’emphase. Il le disait béni, et acquis au prix d'un grand sacrifice, rien d'autre, en réalité, que la simple exécution des trois mois de préavis dus à son employeur avant que ne pût commencer son congé sabbatique.
Dès la première heure du premier jour de son congé – de son « sabbat », comme il aimait l’appeler –, Alexandre s’était voué aux préparatifs de son voyage. S’il ne s’était pas accordé de temps mort, c’était pour s’éviter la tentation de céder à ses travers : quelques jours de repos seraient vite devenus des semaines, les semaines, des mois, puis, de rêvasserie en rêvasserie, le jour de retourner au bureau serait advenu sans qu’Alexandre n’eût fait le moindre pas vers Saint-Jacques.
Rester concentré sur son projet, ne pas s’éparpiller étaient les défis primaires qu’Alexandre se savait devoir relever, s’il voulait accéder à ceux, nettement plus stimulants, que le chemin de Compostelle avait à proposer. Dans ses efforts pour y parvenir, il avait vite compris l’importance d’être bien entouré, d’avoir près de lui des oreilles attentives, des esprits impliqués et des voix éclairées.
N'ayant rien à attendre de son cercle familial, restreint et rompu, il s’était tourné vers ses amis, Loïc en particulier. Il avait aussi adhéré à une association jacquaire. Outre les retours d’expérience et le soutien technique dont ses membres l’avaient fait bénéficier, cette association lui avait permis d’obtenir sa crédenciale, un carnet que les jacquets font estampiller dès leur départ, puis au fil de leurs étapes, qui leur permet d’accéder à des hébergements réservés, et qui leur est indispensable pour obtenir la Compostela, un certificat de pèlerinage. Tous, amis, anciens et futurs pèlerins avaient, chacun à leur manière, apporté leur pierre à l’édifice de ses préparatifs.
Cet édifice, Alexandre avait mis quatre mois à le bâtir. Il lui avait donné des fondations solides, faites d’un entraînement physique intense et d’une attention quasi maniaque portée à son équipement. Sur la route, il ne voulait manquer de rien, ni de matériel ni de forme. Le sac, et le corps qui le supporterait devaient être aussi bien pourvus l’un que l’autre.
Sur ces fondements stables et parfaits, Alexandre avait laissé sa fantaisie élever un édifice original. Il ne voulait pas d’une cathédrale à la gloire du christianisme, mais d’un temple dédié à la spiritualité, à sa spiritualité. Il avait pourtant reçu une éducation religieuse stricte et avait toujours la foi, mais sa foi n’avait plus grand-chose à voir avec celle qui l’animait autrefois. Il était toujours très croyant, mais à sa manière, très personnelle.
Alexandre avait son propre panthéon où siégeaient, aux côtés du Christ, Bouddha et… Kerouac. Il avait découvert Bouddha à l’adolescence, et le vénérait depuis ; Kerouac, il le connaissait depuis peu, mais la quête spirituelle de cet auteur américain faisait écho en lui. Les Clochards célestes, un de ses romans, était d’ailleurs le seul superflu qu’il s’était autorisé.
Plus spirituel que religieux, Alexandre se lançait sur les routes autant pour trouver la voie vers l’éveil que celle vers le tombeau de saint Jacques. Il partait vagabonder et méditer autant que pèleriner et prier. Sans savoir lui-même si cette phrase avait le moindre sens, il disait parfois vouloir se perdre en une longue méditation.
Afin de donner corps à cette rêverie, sans la dénaturer, ce n’était pas un itinéraire qu’Alexandre avait tracé, mais plusieurs. Pour inspirer son trait, il avait requis les modèles académiques, les quatre principales voies balisées vers Compostelle qui existent en France, puis avait laissé son imagination en faire une œuvre peu conventionnelle.
Ces modèles, ce sont les via Turonensis, Podiensis, Lemovicencis et Tolosana, qui partent respectivement de Paris, du Puy-en-Velay, de Vézelay et d’Arles. De nos jours, beaucoup démarrent leur pèlerinage depuis l’une de ces villes ; Alexandre, au contraire, avait décidé de partir de chez lui, l’assurance, disait-il, de vivre une expérience authentique, proche de celle vécue par les Anciens.
En un jour baigné de la douce lumière d’avril, Alexandre s’apprêtait donc à quitter son appartement lillois pour se lancer sur les routes. D’abord il rejoindrait Paris. Ensuite, au gré des circonstances et de l’envie du moment, il improviserait, piochant tel ou tel tronçon parmi ses nombreux itinéraires.
Sa vision atypique du pèlerinage, Alexandre l’avait partagée avec Loïc qui, en retour, lui avait suggéré et recommandé des étapes incontournables. Dès lors que son ami lui avait annoncé son intention de partir à Compostelle, Loïc avait été omniprésent dans l’élaboration de son projet. Omniprésent mais jamais présent.
Durant tous ces mois de préavis et de préparatifs, malgré des échanges intenses et passionnants, les deux hommes ne s’étaient pas vus une seule fois. Toutes leurs discussions s’étaient déroulées par messages. Il semblait parfois à Alexandre que l’existence de Loïc ne consistât plus qu’en une immatérielle vie numérique. Et encore, cette vie-là même paraissait s’être interrompue, Loïc étant aux abonnés absents depuis quelque temps. D’ailleurs, quand Alexandre sortit retrouver les amis qui l’attendaient au pied de son immeuble, il était quasi certain de ne pas le trouver parmi eux.