Chapitre I

Les gouttes de sueur qui glissaient le long de son cou ne la dérangeaient pas tant que ça. Non, c’était plutôt la discussion houleuse de ses parents à ses côtés qui forçait Azore à rester attentive. Entre les arguments fallacieux et ceux sans poids, elle se demandait lequel d’entre eux lui faisait le plus de peine. Oh, Azore aimait ses parents, sans aucun doute. Ceux de sa vie précédente étaient plus agréables, plus attentionnés et aimants, mais il s’agissait de ses parents : que pouvait-elle y faire ? Parfois, elle pensait à retourner sur l’un des continents de ses vies antérieures pour y retrouver une quelconque famille, mais elle se rappelait inlassablement qu’aucun d’entre eux ne devait être encore en vie. Quoique... Il lui semblait être morte jeune dans sa dernière vie antérieure, peut-être, aussi vieux soient-ils, ses anciens parents vivaient toujours.

Un instant de répit lui permit de fermer ses yeux blancs comme neige et de coller son front à la vitre. Derrière, le paysage qui défilait lui rappelait vaguement les souvenirs d’aventures qui avaient secoué ses passés et elle en rêvait encore.

— Je reste de l’avis que ce « Roi », si on peut appeler cela comme ça, ne mérite ni sa place sur le trône ni la main de notre fille ! maugréa Malyra, sa mère.

Azore soupira peut-être trop bruyamment, interrompant leur conversation. Ses parents se tournèrent vers elle, et son père, dans un demi-sourire, posa une main calme sur l’épaule de sa fille.

— Un avis sur la question, Azore ?

Azore secoua ses mèches violettes.

— Aucunement, père. Je suis heureuse de servir ma ville, mon pays et de pouvoir épouser un roi... quelle que soit sa dénomination.

— Ne dis pas de bêtises, ma fille. – Malyra changea instantanément de ton en se tournant vers son mari – Un aventurier ! C’est ça que j’ai entendu ! Un aventurier devenu roi, tout ça parce que notre bon vieux roi est mort sans héritier ! Tu parles d’une affaire.

— Il s’agit quand même d’un demi-dieu, Malyra, pas de n’importe quel aventurier.

— Et puis quoi encore, je le croirai quand je le verrai !

— Il a décidé d’être humble et de prendre notre fille comme épouse pour apaiser les tensions avec Porte-Rouge. Il est déjà plus sage que notre « bon vieux roi » si tu veux mon avis.

Azore acquiesça sans réellement y prêter attention. Yama, c’était le nom de ce roi. Yama. Le demi-dieu de la mort. Elle allait épouser à la fois un roi et un demi-dieu. C’était peut-être cette idée qui la rendait si calme : elle n’y croyait pas elle-même. 

Ses vies l’avaient toujours guidées vers la route, et du plus loin dont elle se souvenait, elle n’avait jamais eu la possibilité d’être noble - à part dans cette vie-là - alors, épouser un roi, provoquait en elle un frisson qu’elle n’arrivait pas à comprendre. Le frisson de l’aventure, elle s’en rappelait, le frisson de la mort, lui aussi. La perte, puis la renaissance, c’était un ressenti qu’elle avait visité de long en large. Son âme avait traversé plus d’une fois la Gisombre avant de renaître et toujours, toujours, elle se souvenait. Ainsi était le destin des Samsarans, les enfants bénies par le Karma. 

Au cours de ses excursions, elle avait appris tant de choses, rencontré tant de gens, et sans se vanter, cela la rendait plus sage que la plupart des femmes de son âge, c’était sûr. Mais alors, pourquoi l’idée de se marier lui donnait-elle à la fois envie de vomir et de sauter de joie ?

Elle avait déjà rencontré l’amour, quelquefois.

Azore secoua la tête. Il n’y avait pas d’amour dans un mariage politique. Elle observa vaguement ses parents, espérant y voir un bref espoir de l'inverse, mais leur manière de communiquer, de se tenir et d’échanger la rappela à l’ordre. Non, il n’y avait pas d’amour dans les mariages politiques. Elle avait beau être une Samsaran, elle ne se sentait pas légitime à épouser un roi. Après tout, elle n’avait été qu’aventurière, et dans cette vie, elle était simplement née au bon endroit au bon moment. N’était-ce pas injuste de devenir reine ainsi ? D’autres ne méritaient-elles pas plus cette opportunité qu’Azore ?

Tout ce qu’elle savait de Yama, c’était son statut de demi-dieu et son passé d’aventurier. Au moins avaient-ils ce point commun. Cela la fit sourire ; peut-être pourraient-ils devenir amis, sinon amants. Mais elle ne savait rien d’autre de lui, si ce n’est qu’il avait acquis ce trône par mérite et non par sang. Qui était-elle pour prétendre s’asseoir auprès de lui ?

L'appréhension remplaça le frisson de gêne. Dehors, la pluie s'abattit sur le petit habitacle. Une pluie chaude et collante qui laissait sur la vitre des marques de buée grasse qui ne s'évaporaient qu'au soleil brûlant. L’un des cochers les prévint qu'ils ne devraient pas tarder à s’arrêter.

— Faites donc.

Azore, elle, continuait de graver ses yeux à l’encre des nuages. La pluie chaude et collante lui rappelait ses forêts tropicales, aux lianes folles et aux habitants curieux. Mais pour l’instant, seule la chaleur infernale de la diligence la séparait de cette pluie tumultueuse et, chaque mètre l’approchait de son mariage. Elle se pinça les lèvres et se tourna vers ses parents.

— Les obligations d’une reine sont-elles compliquées ?

— Oh ma petite princesse, murmura son père, ne t’inquiète donc pas. Il t’expliquera tout. Il est certain que c’est un brave homme. Nous avons pu échanger avec lui et il est d’une sagesse implacable. Peut-être qu’il est lui-même un Samsaran.

— Oh, et bien donne-lui tous les compliments du monde ! Les Samsarans ne naissent pas comme ça !

— Notre fille est bien "née comme ça", comme tu dis ! Et nous sommes tous les deux humains !

— Oui ! Bon Dieu, je me souviens de la crise que tu m’avais faite en croyant que je t’avais trompé.

Azore grimaça légèrement derrière un sourire forcé. Elle se souvenait très peu de son enfance, mais il est vrai que voir une petite fille au teint violet, aux cheveux colorés et aux yeux blancs comme la glace naître de deux parents humains pouvait être... particulier. Ses parents – d’absolument toutes ses vies – lui avaient souvent parlé de cette peur avant de découvrir l’existence des enfants bénis par le Karma. Mais la vraie information qu’Azore retenait, c’était que le roi Yama était peut-être lui-même un Samsaran, et si c’était le cas, bien que cela leur ajoutât un point commun, elle se sentait encore plus petite. Son seul avantage partait en fumée et elle se trouvait encore moins légitime à s’asseoir à ses côtés sur un trône.

Les jours passèrent lentement dans cette calèche et les discussions de ses parents s'allégèrent. Malyra s’était adoucie. Peut-être réalisait-elle enfin que sa propre chair allait devenir reine et que cela faisait entrer leur blason dans la royauté. Le voyage s’était prolongé d’un jour à cause de la météo et les cochers s’étaient excusés face au père désabusé d’Azore, mais étonnamment, la mère n’avait rien dit. Le reste du voyage se déroula donc sans réels encombres. Ses parents lui rappelèrent simplement les bases de la culture d’Akast, qui ne changeait pas drastiquement des coutumes de Porte-Rouge.

Pourtant, l’appréhension s'était transformée en anxiété. À une heure de la capitale, l’angoisse étouffa Azore dans un étau plus brûlant qu’une tempête de magma. Ses parents s'étaient arrêtés dans une petite auberge de fortune pour se laver et se changer. Cette petite escale se transforma en véritable enfer.

— Il faut que tu sois impeccable, disait le père.

— Irréprochable, ajoutait la mère.

— La tête haute.

— Les épaules droites.

— Le menton plus relevé.

— Les cheveux comme ça, voilà, parfait.

Azore avait la tête qui tournait. Sa tenue avait été réajustée un nombre incalculable de fois et pourtant, elle savait que pendant l’heure restante de voyage dans la diligence, elle se froisserait à nouveau. Malyra passa au moins vingt minutes à ajuster et réajuster la coiffure et le maquillage de sa fille. Quand ils quittèrent le petit hameau pour descendre vers les faubourgs de la grande capitale d’Akast, Azore voulait se ronger les ongles mais gardait simplement les yeux fixés sur le siège en face d'elle. La gorge serrée, elle s’attendait à tout, à n’importe quoi. C’est à ce moment que son esprit divagua complètement, s’imaginant le roi Yama comme un monstre cruel et antipathique, ou comme l’un des démons qu’elle avait combattus, voire un diable, voire même un dragon. Oui, un dragon qui ferait d’elle son trésor et l’enfermerait, la privant de son seul bonheur : le voyage.

Akast les accueillit en son sein. Une ville aux airs orientaux, où les épices et les parfums embaumaient les rues et les cortèges. Ils traversèrent de nombreuses rues, accompagnés d’une ribambelle de gardes avant d’atteindre le palais. À l’instant où Azore quitta la chaleur de la diligence, ses poumons se décontractèrent un peu et sa peur irrationnelle se tut. Il ne s’agissait que d’un homme après tout : que pouvait-il lui faire ? Une petite voix maligne dans sa tête lui murmura : « pas un homme, un demi-dieu » et Azore se mordit le pouce avant que sa mère ne frappe gentiment l’arrière de son crâne.

— Ne te mords pas les ongles quelques minutes avant de le rencontrer enfin !

Azore s’excusa promptement, lissa ses cheveux sur l’une de ses épaules puis les balança en arrière.

— Arrête donc tous ces tics nerveux et calme-toi, personne ne voudrait d’une épouse qui pense trop.

— Malheureusement, maugréa Azore.

Un garde s’approcha de leur petit groupe et les salua d’une révérence gracieuse.

— Notre cher roi Yama vous rejoindra d’ici quelques minutes, une affaire le retient encore mais il vous trouvera dans le petit salon, vous pouvez me suivre.

Azore se mordit la lèvre et avant que le garde ne fasse demi-tour, elle lui demanda où se trouvaient les toilettes. Sa mère ouvrit grand les yeux et s’empêcha de lui asséner une claque mais le garde sourit doucement et lui indiqua un chemin.

— Voulez-vous que je vous accompagne, mademoiselle ?

— Je vais m’y retrouver : merci, refusa poliment Azore.

Et elle abandonna ses parents. D’abord, elle suivit le chemin qu’on lui avait indiqué, puis, poussée par le besoin d’aventure et par la curiosité, elle se perdit dans les couloirs de marbre jaune. Évidemment, les toilettes n’étaient qu’une excuse, mais elle se moqua intérieurement de la réaction qu’elle avait provoquée chez sa mère. Après tout, une future reine avait-elle même le droit d’avoir des besoins ? Azore n’en savait rien, mais maintenant qu’elle était libérée de ses parents et en territoire inconnu, c’étaient ses vies d’aventurière qui reprenaient le dessus et la guidaient sur les carrelages étincelants. Elle s’arrêta devant quelques tableaux de rois et de reines, se demandant un instant si elle aurait un portrait dans cette allée, puis continua son chemin qui la mena jusqu’à un petit balcon. Elle en profita pour prendre une grande bouffée d’air frais puis suivit la balustrade jusqu’à un petit escalier qui descendait vers le sentier d’un jardin. Elle se promena de longues minutes entre les buissons, les fleurs et les arbustes avant de décider de retrouver ses parents. Elle aperçut une petite fontaine et s’en approcha pour observer son propre reflet dans l’eau. Elle se sentait jolie. Pas parfaite. Jamais parfaite, mais suffisamment jolie pour plaire. Peut-être plairait-elle au roi. Et puis quoi encore ? Pourquoi cela lui importait-il finalement puisqu’il ne s’agissait que de politique ? Dans cette vie, elle ne connaîtrait pas l’amour. Elle gonfla la joue et s’assit au bord de l’eau une seconde, se recoiffa machinalement et leva le nez vers le ciel clair.

— Magnifique journée pour se marier, n’est-ce pas ?

Azore sursauta en se tournant vers l’homme qui venait de lui adresser la parole. Il était grand, ses muscles saillaient sous son veston de cuir. La première chose qui la frappa furent ses yeux vairons, aux allures d'émeraudes et de rubis, puis ses cheveux courts de jais. Elle se rendit compte qu’il souriait, l’air fugacement amusé.

— Vous ai-je effrayée, madame ?

— Légèrement, sourit Azore.

Puis elle replongea son nez dans le vaste jardin ensoleillé et acquiesça.

— Une magnifique journée pour se marier.

Elle pouffa finalement en se tournant vers l’inconnu.

— Enfin, continua-t-elle, seulement s’il y avait une réelle envie, n’est-ce pas ? Vous êtes garde ?

L’homme sourit et secoua la tête.

— Vous n’avez pas envie de vous marier à notre roi, madame ?

— Oh, vous savez qui je suis ?

— Et bien… ce n’est pas difficile de le deviner, même s’il est rare que la mariée s’enfuit avant même que le mariage ait lieu.

Azore éclata de rire.

— Oh, je ne m’enfuis pas.

Elle se releva et s’épousseta en s’approchant du garde.

— Je visite.

— Seule ?

— Et bien, c’est mon âme d’aventurière, j’ai besoin de faire les choses seule.

— Ma compagnie vous déplaît-elle tant que ça ?

— Oh non, pas la vôtre.

Le garde rit à son tour.

— Bon Dieu, qu’est-ce que ce pauvre roi Yama vous a-t-il fait ?

Azore se mordit la lèvre avant de se pencher vers l’inconnu.

— Est-il un diable ou un dragon ? Est-il vraiment un demi-dieu ?

— Est-ce vraiment ça qui vous inquiète ? sourit-il.

— À vrai dire, la véritable chose qui m’inquiète est d’épouser un homme dont je ne connais que le nom…

— Mmh, que pourrais-je vous dire. Il était aventurier, alors peut-être que vos âmes sont liées d’une manière ou d’une autre.

Azore sourit.

— J’en ai entendu parler, quoi d’autre ?

— Savez-vous qu’il ne sait rien de vous non plus ? Ne serait-ce pas injuste que vous ayez plus de connaissances que lui ?

— Oh, il n’en saura rien, ma bouche est cousue. – et sur ces paroles, elle imita le geste, ce qui fit rire le garde.

— Mmh, alors si votre bouche est cousue, sachez qu’il adore les secrets. Il est aussi très méticuleux d’après ses amis, oh et il adore les tartes à la myrtille. Vous aimez la myrtille ?

Azore fronça légèrement le front puis pencha la tête.

— Êtes-vous proche de lui ? Ces informations sont très intimes, tout de même.

— Haha, peut-être.

— D’ailleurs, je ne vous ai même pas demandé votre nom, le mien est Azore.

Le garde effectua une habile révérence, attrapa élégamment la main d’Azore, l’embrassa puis lui sourit en relevant le regard vers elle.

— Je me nomme Yama.

Le cœur d’Azore s’arrêta. Une fraction de seconde, elle sentit son estomac se retourner et des points noirs voilèrent sa vision. Elle fit un pas en arrière avant que Yama ne la retienne de justesse.

— Oh là ! Ne faites pas de malaise.

— Je… je suis terriblement désolée, majesté… je.

Yama secoua la tête.

— Azore, je vous en prie, cela m’a fait rire, ne vous inquiétez pas. Attendez.

Il prit la peine de l’aider à s’asseoir et passa légèrement de l’eau de la fontaine sur son front, pour ne pas abîmer son maquillage. Azore ferma les yeux et profita du contact, étrangement délicat, dont elle ne s’attendait pas.

— Je vous ai pris pour un garde.

— J’ai vu ça.

Un petit rire échappa à Azore.

— Je suis tellement confuse, pardonnez-moi, majesté.

— Étant donné les circonstances, appelez-moi Yama, vraiment.

— Alors… commença-t-elle, vous aimez les myrtilles ?

Yama sourit.

— J’adore ça. Et vous ? Votre fruit préféré ?

— Je dirais la pêche.

— Et bien, nous faisons pousser quelques arbres dans nos jardins, peut-être pourriez-vous les découvrir plus tard ? 

— A-avec plaisir.

Azore déplaça ses cheveux sur une épaule avant de mordre délicatement son pouce puis s’arrêta dans son élan.

— Nous devrions retrouver… euh… mes parents, je suppose ?

— Oui.

Yama se releva et tendit son bras à Azore pour l’entraîner avec lui dans le palais. Ils empruntèrent d’autres chemins qui firent découvrir à Azore d’autres somptueux endroits du palais. Puis, ils arrivèrent dans un petit salon où les parents d’Azore s’impatientaient. En les voyant entrer bras dessus, bras dessous, Malyra se leva précipitamment.

— Seigneur Azore ! Et Sa Majesté, mon roi, comment, pourquoi êtes-vous ensemble ?

— Eh bien, commença Yama, un petit sourire aux lèvres, il me semble que nous allons nous marier.

Le père pouffa légèrement alors que Malyra s’empourprait.

— Oui, c’est vrai mais… Seulement, vous arrivez ensemble, cela me semble… peu conventionnel.

— Ne vous inquiétez pas. Nous avons pu faire connaissance. Je vous en prie, suivez-moi. Nous allons passer dans la salle du buffet pour que vous puissiez manger à votre faim. La cérémonie aura lieu demain, mes serviteurs vous montreront vos quartiers pour que vous puissiez vous reposer. J’imagine qu’après cette route, vous devez être épuisés.

— Tout à fait.

Yama sourit, le bras toujours accroché à celui d’Azore. Alors que les parents de cette dernière se levaient pour s’approcher de lui, il se permit une révérence.

— En tout cas, sachez à quel point cela me fait plaisir de rencontrer ma belle-famille, et de vous rencontrer, Azore. J’ai hâte d’apprendre à vous connaître.

Azore ne put s’empêcher de s’empourprer. Elle revisita ses pensées qu’elle avait eues durant tout le voyage et d’un coup, l’hypothèse que l’amour n’existait pas dans la politique lui sembla de plus en plus floue. Parce que Yama avait ce petit quelque chose, peut-être ce rien du tout, ou peut-être était-ce son côté divin, qui lui fit songer que l’amour, peut-être… pouvait être doux.

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