Elena s'approcha de la fenêtre de sa chambre et repensa aux événements de la soirée, perdue dans de longues minutes de réflexion.
Elle savait qu'un jour ou l'autre, sa mère la livrerait à un homme afin d'accroître le prestige familial. Pourtant, elle n'aurait jamais imaginé que la situation atteindrait un tel degré de déchéance. L'idée de faire partie d'un harem et de devoir assouvir les désirs d'un homme la révulsait.
Elle ouvrit la fenêtre pour sentir la douce brise qui lui chatouillait les narines. Alors qu'un léger bruit attira son attention, elle tourna lentement la tête vers sa source. Son cœur accéléra, mais lorsqu'elle vit qu'il ne s'agissait que d'une biche fendant la nuit, un soupir de soulagement lui échappa. Elle referma les yeux et s'enfonça à nouveau dans le tourment de ses pensées. Au-dehors, la lune brillait intensément dans le ciel d'automne.
Les rayons du soleil n'avaient pas encore percé l'horizon, mais Elena entendit des voix s'élever dans le couloir. Encore engourdie, elle tenta de se rendormir, mais une sensation inconfortable l'envahit : ses pieds étaient découverts. Elle se redressa et aperçut Lim, sa nourrice, en train de discuter avec des domestiques à propos de l'organisation du trajet. Elena l'interpella :
« Nounou...
— Oh, Mademoiselle, vous êtes réveillée ! Levez-vous.
Malgré les rides nombreuses qui marquaient son visage, Lim débordait d'énergie.
— Je voudrais dormir encore un peu...
— Mademoiselle, pas aujourd'hui. Vous devez vous préparer.
— Il fait encore nuit...
— Balivernes ! Levez-vous. Un long chemin vous attend.
Elena soupira, mais obéit, se levant péniblement tandis que sa nourrice chassait les servantes hors de la pièce.
Délaissant le léger tissu de soie qui la couvrait, la jeune femme entra dans une large bassine en bambou. Lim y versa lentement de l'eau chaude, et une douce vapeur se propagea dans toute la chambre. Elena s'autorisa un moment de détente, fermant les yeux pendant que sa nourrice frottait délicatement son corps.
Mais bientôt, une douleur vive attira son attention. Sous l'effet de la chaleur, des tâches rougeâtres apparurent sur le vêtement de Lim, révélant des plaies encore fraîches sur sa peau. Une brûlure qui, bien que superficielle, réveillait en elle un souvenir douloureux. Elena ferma les yeux, laissant son esprit embrumé divaguer.
Sa mère, la duchesse, avait la fâcheuse habitude de châtier les domestiques lorsque ses nerfs étaient à vif. Mais ce jour-là, c'était à Elena qu'elle avait réservé sa colère.
Tout avait commencé lorsque la jeune fille, alors âgée de dix ans, avait commis l'erreur d'entrer dans le bureau du duc à la recherche d'un livre traitant des conflits entre l'Empire de l'Est et celui de l'Ouest. Cet endroit lui était interdit, mais l'enfant, avide de connaissances, n'y avait vu aucun mal.
Elle s'était pourtant retrouvée face à sa mère. Ce fut la première fois que la duchesse la frappa aussi violemment. Lorsqu'elle quitta la pièce, son corps entier portait les stigmates de la colère maternelle. Sa robe blanche s'était teintée de rouge profond, et le médecin avait prévenu que ces coups auraient pu lui être fatal.
La duchesse le regard sombre, avait alors déclaré :
« Je sais me modérer. »
Le médecin n'osa pas contredire la maîtresse des lieux et baissa les yeux, craignant qu'un mot de trop ne lui vaille un sort semblable.
Ce soir-là, Elena s'était réfugiée derrière la porte du petit salon, là où sa mère prenait le thé avec d'autres dames de la noblesse. Elle observait en silence, fascinée par cette femme qui, en société, portait un masque de douceur et de gaieté. C'était devenue une habitude pour elle, et même un loisir, de regarder et d'analyser le comportement de sa mère lorsque celle ci était en compagnie d'autres nobles.
Même si ce n'était qu'un masque, elle s'imaginait être à la place de ces élégantes dames à discuter et à rire avec sa génitrice. Elle voulait l'enlacer et lui dire qu'elle était désolé d'être entré dans le bureau de son mari et, inconsciemment, elle pénétra dans le salon.
Une tasse s'écrasa au sol, et un cri aigu déchira l'air.
Elle perdit son sourire à l'égard de sa mère lorsqu'elle vit passer dans ses yeux une dangereuse lueur et recula craintivement.
— Regardez dans quel état est votre fille ! Vous nous aviez affirmé qu'elle assistait à son cours de littérature, et la voilà ici, défigurée !
Elle marqua une pause puis reprit avec un fond de dégoût dans la voix.
- Vous ne semblez même pas surprise de son état! Auriez vous un lien avec celui-ci? »
Le regard de la duchesse s'assombrit, mais elle répondit calmement :
— Un accident d'équitation, je le crains. Mais ne vous inquiétez pas , elle est sur la voie de la guérison.
Elena s'était enfuie, terrifiée, tandis que sa mère reprenait son rôle de parfaite hôtesse.
Elena se réfugia dans sa chambre dénuée de couleur et s'arrêta devant un miroir, elle avait un œil tuméfié dût aux nombreuses gifles que lui avait asséné sa tutrice. Les bandages entourant ses bras et ses jambes étaient teintés de pourpres. Quant à sa robe, celle ci était maculée de salissures carmin qui s'étendaient sur toute la surface du tissu blanc.
Elle courut comme elle le put jusqu'à son lit, et se réfugia sous les couvertures en attendant qu'une lourde sentence ne s'abatte sur elle.
L'enfant attendit de longues heures mais sa mère ne vint jamais la chercher. Le lendemain quand elle vit les premiers rayons du soleil elle se leva les yeux secs et la gorge serrée. Ce sentiment d'appréhension qui ne la quittait pas lui avait ôté toute envie de s'assoupir. Elle avait alors passé la nuit dans la crainte à fixer la porte de sa chambre. Dans l'attente que cette dernière s'ouvre pour percevoir le démon y pénétrer. Mais rien ne se produisît.
Elle sortit de sa chambre et pénétra dans la cuisine.
Des éclats de voix retentirent, et l'enfant se précipita pour se réfugier derrière un meuble. C'est alors qu'elle distingua des bruits de pas pressés et de multiples sanglots s'intensifier dans sa direction. Deux domestiques se trouvaient désormais dans la même pièce et l'une d'entre elles pleurait. La première commença à chuchoter.
« Anne je t'en pris arrête de pleurer! Si la Duchesse t'entend ce sera toi la prochaine!
- Tu ne comprend pas!
Elle s'interrompît pour vomir dans un évier, ses hauts le cœur étaient devenus si intenses qu'elle ne put supporter la bile qui remontait.
- Anne s'il te plaît écoute moi je ne veux pas te perdre toi aussi!
- Marie tu as perdu l'esprit ? On vient de se débarrasser du corps de ma sœur et tu te comporte comme si tout était normal ! Avant elle se contentait de battre sa fille et de nous réprimander quand elle le jugeait nécessaire mais maintenant elle commence à s'en prendre à nous aussi quand Elena fait une erreur! Tu ne l'as pas entendu?
- Si je l'ai entendu! Je ne sais pas quoi faire j'ai peur moi aussi mais s'il te plaît calme toi nous- nous allons partir ce soir d'accord? Dis moi ce qu'il s'est passé je vais trouver une solution.
- Elle n'avait rien fait de mal. On passait juste à côté des quartiers de la Duchesse quand une main a attrapé violemment les cheveux de ma pauvre sœur et l'a tiré à l'intérieur sans un mot. Je- j'aurais pu empêcher ça mais- mais j'étais paralysé. J'allais mourir si je faisais un pas dans sa direction. C'était effrayant je-
Elle se stoppa brusquement et accouru jusqu'à la fenêtre pour régurgiter une nouvelle fois. La pauvre femme était dans un piteux état et peinait à reprendre son souffle.
Son amie l'attrapa par les épaules et la secoua.
- Anne. Et après? Qu'est-ce qu'il s'est passé après?
- J-Je n'arrivait pas à bouger les jambes, j'étais tétanisé alors j'ai attendu qu'elle sorte. J'entendais des cris et des appels à l'aide provenant de la pièce où elle avait été emmenée. Les hurlements avaient duré plusieurs minutes mais j'avais l'impression de les entendre depuis des heures. Puis plus rien...
Un silence pesant s'était installé et la jeune domestique peina à reprendre son douloureux récit.
- Quand la porte s'est enfin ouverte, la duchesse est sortie, les mains recouvertes de sang. Elle- elle m'a observé avec un regard vide et elle m'a dit de venir faire le ménage dans sa chambre. Et qu-quand je suis rentré je l'ai vu Marie, elle était là, son corps sans vie jonchait le sol et son visage était défiguré. Ses vêtements avaient été déchiquetés en lambeaux, et elle était couverte de profondes entailles et de brûlures. Elle se noyait dans son propre sang. Elle était... elle était morte !
Son amie lui couvrit la bouche en lui demandant de se taire, Anne fondît en larme une nouvelle fois.
- Chut c'est finit. On va s'en aller ne t'inquiète pas. On va trouver une solution et puis on trouvera un autre métier dans une autre ville. On fera une cérémonie d'adieu pour ta sœur. La plus belle qui soit mais s'il te plaît pour l'instant cesse de pleurer ou on va nous entendre.
- Qui va vous entendre?
Une petite brunette les regardait en souriant.
- Chun! Qu'est-ce que tu fais là, tu n'étais pas sensé t'occuper du linge aujourd'hui?
- Et bien figure toi Marie que j'ai entendu quelqu'un pleurer et que je suis venu voir ce qu'il se passait. Qu'est-ce qu'elle a encore?
- R-rien elle a juste perdu sa broche.
- ...Sa broche? Je vois.
Elle repartit alors sans demander ses restes et les deux amies firent de même.
Elena sortit de sa cachette et regarda ses mains en tremblant. Par sa faute une innocente bonne était morte. Et ce n'était qu'un avertissement de la part de sa mère.
L'eau brûlante ramena Elena à la réalité. Elle ouvrit les yeux et croisa le regard inquiet de sa nourrice.
— Comment va votre joue ? murmura Lim.
Elena détourna les yeux, tentant de masquer son malaise.
— Je vais bien, répondit-elle faiblement.
Mais Lim, qui la connaissait mieux que quiconque, ne se laissa pas tromper.
— Cessez de penser à tout cela, lui murmura-t-elle doucement. Vous ne devez pas vous laisser envahir par ces souvenirs.
Elena hocha la tête, mais une autre question lui brûlait les lèvres.
— Nounou, pourquoi mère veut-elle que j'aille dans le royaume de l'Est ? Si ce n'est pour devenir impératrice, quel est le but ? Toute ma vie, on m'a préparée à ce rôle...
Lim hésita, mais répondit d'une voix ferme :
— Vous avez posé cette question hier soir. Vous connaissez la réponse.
Elena baissa les yeux, se mordant la lèvre pour ne pas parler davantage.
— Préparez-vous, reprit Lim. Un long voyage vous attend, et je ne veux pas que vous soyez en retard.
Après avoir séché Elena, Lim fit entrer plusieurs servantes qui commencèrent à préparer la jeune femme. Quatre couturières l'habillèrent d'un long tissu de soie rouge parsemé de fleurs, deux autres appliquèrent sur son visage un maquillage méticuleux : peau pâle, lèvres carmin, joues d'un rose délicat.
Lim, satisfaite, s'approcha avec un sourire rassurant.
— Vous êtes prête. Le soleil vient à peine de se lever. Allons-y, le cocher nous attend.
— Merci, nounou.
— Que la paix vous accompagne, murmura-t-elle en faisant une révérence.
Elena lui offrit un sourire triste.
— Au revoir, nounou. J'espère te revoir bientôt.
Lim s'inclina une dernière fois avant de quitter la pièce.
Dans l'embrasure de la porte se tenait la duchesse, son regard impassible posé sur sa fille.
— Elena, dit-elle simplement, je vous souhaite un agréable voyage.
— Merci, mère. Je ne vous décevrai pas.