Cobalt n'avait jamais vu d'escargot de cette taille. Et par là, il voulait dire qu'il n'en avait jamais vu de si petit. Le gastéropode miniature n'atteignait même pas sa truffe, ce qui différait fortement des Carcolhs de chez lui, dont sa mère avait fortement déconseillée l'approche.
A vrai dire, il ne savait pas vraiment comment il était arrivé ici. Alors qu'il se frayait un chemin dans des buissons chargés de baies savoureuses aux senteurs alléchantes, le jeune animal était tombé sur une mare minuscule. S'approchant de cette dernière, Cobalt y avait vu une petite tête potelée de lièvre, surmontée de deux bosses sur le crâne. Des oreilles bien droites, à l'affût, couronnaient le tout.
Cette tête, bien sûr, c'était la sienne. Il avait pris un certain temps pour s'en rendre compte, avant de constater qu'un autre Wolpertinger ne pouvait pas le regarder de l'autre côté d'une mare. L'une de ses sœurs aimait lui jouer des tours, mais elle détestait l'eau.
De fébriles roseaux ployaient sous un vent printanier, mais l'étendue d'eau ne semblait pas se rider face à la brise. Les flots stagnaient dans un calme envoûtant. Si envoûtants, à vrai dire, que le jeune lièvre ne put s'empêcher d'y glisser une patte. Et de se retrouver soudain emporté par le courant.
Quand il rouvrit les yeux, le paysage avait changé. Le bois verdoyant avait laissé place à une plaine constellée de constructions colorées, faites d'un matérieu inconnu. Un assemblage de bois parfaitement lissé trônait sur un gazon coupé à ras. Tâches de couleur sur cet océan vert, de petites fleurs parsemaient la prairie. Plus loin, une grande tanière, brune et blanche, le dominait. Sous les yeux de Cobalt se dessina alors la vue d'un chétif escargot, faisant à peine la taille du petit mammifère. Il avançait tant bien que mal, laissant une trainée de mucus repoussant sur son passage.
Cobalt s'adonna à la contemplation du mollusque se délectant d'une appétissante racine orange fraîchement déterrée, si bien qu'il ne sentit pas tout de suite la venue des deux étranges créatures qui s'approchaient.
Le jeune animal supposa d'abord qu'il s'agissait d'oiseaux, au vu de leur posture bipède et de leurs parures colorées, mais fort différents des Elwetrisch de son monde. Leurs bras chétifs, finissant par un fin moignon, ne paraissaient pas propices à l'envol. Pouvait-il s'agir de mammifères ? Même si il n'en avait pas vu d'aussi difformes, les poils d'une couleur rousse éclatante parsemant leur crâne le conforta dans sa réflexion. mais les poils roux situés sur leurs crânes l'amena à la conclusion qu'il s'agissait de mammifères, voire précisément de primates, car leurs pattes étaient dénuées de griffes et pourvues de longs doigts fins, comme ceux des elfes.
Si, en apparence, les deux individus appartenaient sans doute à la même espèce, Cobalt se fit la réflexion qu'ils se situaient aux deux extrémités du spectre. Celui qu'il devina être le mâle était aussi petit, courbé et chétif que la femelle était grande, droite et vigoureuse, et lui avait l'air aussi maussade et grognon que le sourire de sa sœur était jovial et chaleureux. Si la toison parsemant leurs crânes semblait étinceler de la même flamme, celle de l'un était raide et courte, une mèche rebelle seule taquinant deux cercles de verres, plutôt ridicules de l'avis de Cobalt, tandis que celle de l'autre descendaient au moins jusqu'à sa taille, dans un désordre anarchique et bouclé.
Si le lagomorphe tenta de comprendre le charabia des deux énergumènes, il finit vite par se lasser et revenir à un sujet de loin plus important : le mystérieux légume devant lui, dont l'aspect attisait fortement son appétit.
Bien qu'il n'en sache rien, Cobalt était en fait au centre de la conversation qui agitait les primates en question.
- Oh, un lapereau ! Sylv, regarde, tu penses qu'il a perdu sa mère ? On peut peut-être l'aider !
Plus vive que l'éclair, la jeune créature sauta du socle où elle était accroupie, se réceptionnant tant bien que mal sur la pelouse bosselée.
- Arrête de t'enjailler, Héléna. Et je m'appelle Sylvain, pas Sylv. En plus, c'est un lièvre.
Le rouquin, forcé d'abandonner sa lecture pour une énième fois, leva une tête accablée vers la fille au visage souriant. L'excitation de la rouquine se ressentait dans le large sourire qui fendait ses joues constellées de tâches de rousseur.
- T'est sûr ? Il est dodu, pour un lièvre, et assez petit. En plus, je n'ai jamais vu de lièvre avec un pelage aussi foncé.
La première pensée de Cobalt fut de s'offusquer qu'on le traite de dodu - d'après sa mère, il avait juste beaucoup de poils - et de petit - ils verraient, quand il aura enfin ses bois !
La seconde fut de se rendre compte qu'il comprenait leur langue. Ce n'était pas comme si il pouvait réutiliser leurs mots à l'oral, mais plutôt que les paroles des individus dégingandés lui étaient traduites automatiquement.
Sa troisième pensée n'eut cependant jamais le temps de voir le jour. Durant une fraction de secondes, le ciel commença à lui tourner autour. Une sensation indescriptible le prenait de ses pattes jusqu'au bout des bois.
Le sol où il se tenait commençait peu à peu à tanguer. Cobalt n'ayant jamais connu de séismes, il pensa avoir affaire à la fin du monde.
Le jeune animal commençait à voir flou, puis un puissant mal de crâne le saisit. Et il sentit tomber son petit corps fébrile et potelé. -Si un témoin extérieur aurait observé la scène, il aurait pourtant bien vu que les deux pattes du petit mammifère étaient toujours fortement ancrées au sol, bien que le-dit petit mammifère semblait bien mal en point, ébranlé par des tressaillements qui laissaient présager l'issue de la carotte précédemment avalée. Et si un témoin extérieur aurait observé la scène, il aurait vu que le jeune rouquin semblait atteint du même mal.
Voyant la lumière bleue émaner du cœur de son frère, la jeune rouquine tenta de lui frapper le dos, ce qui n'eut pas le moindre effet. Cette éblouissante lumière, tel un fil d'araignée, se relia à celle qu'émettait également le levraut, pour ne plus faire qu'un. Celle-ci, d'aveuglante, passa à fort ténue, avant de s'évaporer spontanément, mais la jeune fille sentit que le lien n'avait pas complètement disparu. Héléna ne put s'empêcher de s'enquérir déjà de l'état de santé du lièvre au pelage noir, et aux drôles de houppettes pointant sur son crâne.
Le lièvre en question n'était pourtant pas plus enthousiaste que cela à l'idée de se faire approcher par la créature rousse au rictus effrayant.
- Ne t'inquiète surtout pas pour moi, hein. J'étais en train de mourir il y a une seconde, c'est tout, fit Sylvain, encore émoustillé de son expérience. Je dois manquer de café.
En temps normal, Héléna n'aurait pas manqué de glisser une fine répartie sur l'addiction au café de son frère, mais elle était lors véritablement intriguée par le lapereau. De plus, c'était bien à partir de ce dernier que le rayon de lumière avait commencé à émaner. Seulement, l'animal aux longues oreilles, visiblement effrayé, prit ses pattes à son cou, non sans voler une carotte qu'il peinait pourtant à traîner.
C'est alors que la jeune fille bondit, vive comme un renard, à croire que ce lapereau finirait en civet plus tôt que prévu. Son frère, avec sa paranoïa habituelle, aurait pu s'attendre à tout. Qu'elle trébuche et se brise le poignet. Que le petit mammifère possédait une technique de défense nauséabonde et efficace. Que les buissons dans lesquels la jeune fille allait s'enfoncer étaient emplis de ronces et d'épines. Qu'une voiture se mette à se détourner de son chemin, et à provoquer un accident tragique.
Oui, il aurait vraiment pu s'attendre à tout, sauf à ça. Car l'animal bondit dans une flaque. Et disparut.
Les deux adolescents humains, car, vous l'aurez devinés, ils en étaient, affichèrent un air perplexe.
Le mammifère semblait s'être véritablement volatilisé.
***
Si il y avait bien une chose dont Sylvain était assurément, indubitablement, fatalement certain, c'était que le surnaturel n'existait pas.
Cela ne voulait pas du tout dire qu'il le rejetait pour autant, au contraire. Le garçon portait une affection certaine pour les mondes fantastiques, mais ne pouvait s'empêcher de tiquer dès lors qu'une coquille biologique venait brouiller toute sensation de réalisme. Son passe-temps favori, en effet, était de trouver de la cohérence dans l'incohérence, des réponses logiques aux mystères qui agitent les esprits depuis si longtemps.
En cela, il différait grandement de sa sœur cadette, le dépassant de deux bonnes têtes, qui voyait dans le monstre du Loch Ness une véritable créature et non point le simple bout de bois flottant qui semblait passionner son frère, au grand désespoir de cette dernière.
C'était donc avec une excitation non dissimulée que, sur le chemin du retour, elle tentait de prouver à son frère que l'événement dont ils venaient d'être les spectateurs ne pouvait que relever de la magie.
Héléna avait longuement inspectée la flaque, voulant déceler un mécanisme mystique caché mais n'y gagnant qu'un bracelet d'algues et une jolie trace de boue sur son pull, ce qui ne serait sans doute pas sans attiser la colère de sa mère. Déçue, mais pas découragée pour autant, elle se promit de revenir le lendemain, au grand dam de son frère, épuisé d'avance.
Héléna, en partant, désirait à tout prix prendre des provisions, un briquet, une tente, ce genre de chose, au cas où ils partiraient pour « une grande aventure ». Sa mère, épuisée une nouvelle fois par les idées farfelues de sa fille, l'en avait dissuadée. Bien mal lui en pris...
La fratrie se mit alors en route pour une courte escapade, l'espace n'étant après tout pas si éloigné que cela.
La fragrance âcre des pots d'échappements se mêlait à celle, plus ténue, des champs de fleurs qui parsemaient leur rue plutôt aisée. Les feuilles craquaient sous la cadence de leurs pas, tandis qu'Héléna s'amusait à éviter les bandes blanches d'un passage piéton.
Elle et Sylvain, malgré une notable différence de taille, étaient tout deux du même âge. Alors pourquoi est-ce que sa sœur s'évertuait encore à se comporter de manière aussi enfantine.
Le garçon au gilet rouge soupira, puis remonta ses lunettes dans un geste irrité.
Parsemé d'un gazon d'une régularité effrayante, le parc ne semblait, en apparence, rien posséder qui fut particulièrement fantastique. De rares moineaux venaient se remplir la panse autour d'un sandwich abandonné, un vent timide venait rappeler l'imminence de l'hiver, un vieux chêne tentait tant bien que mal de résister à l'assaut du temps, un sifflotement lugubre venait ternir l'air ambiant.
Un escargot repu somnolait aux côtés d'une carcasse de carotte.
Alors qu'il marchait, fixant une colline au loin, l'air subit un curieux changement. La pollution ambiante avait laissé place à des senteurs boisées. Sa sœur le remarqua également, son nez retroussé se fronçant quand elle ressentit le phénomène, avant d'inspecter les alentours :
– Frangin. Si jamais tu voudrais m'écouter, pour une fois... Ne te retourne pas.
La silhouette longiligne de la rouquine était figée dans une expression d'horreur.
Par pur esprit de contradiction, son frère dirigea son regard vers le groupe de volatiles, mais ne vit que trois pauvres plumes ensanglantées qui tâchaient le macadam, accompagnées d'une patte solitaire. Relevant la tête avec une terreur non dissimulée, le regard du garçon se posa sur une tête blanche et effilée, dépourvue d'yeux, suivie d'un long corps serpentin et immaculé. Enroulé autour de l'arbre tel une guirlande froide et flasque, la créature penchait la tête avec la nonchalance du prédateur qui ne craint rien ni personne. Voyant l'animal jauger froidement la scène, Sylvain aurait pu jurer qu'ils pourraient s'en tirer rapidement, mais c'était sans compter sur l'audace irraisonnable d'Héléna.
Brandissant avec détermination une branche émoussée telle une épée au port altier, elle se mit à assaillir vaillamment la bête. La créature, sans doute échappée du logis d'un collectionneur excentrique, ne semblait pas prête à riposter, mais son irritation semblait grandir de plus en plus.
Sylvain, figé par la terreur, ne savait comment appréhender la situation. La bête n'avait peut-être aucune intention de nuire, mais sa sœur pouvait se montrer suffisamment agaçante pour rendre agressifs même les plus calmes – il en savait quelque chose.
L'animal serpentin dansait autour de la branche, comme s'il se moquait du bout de bois essayant de le transpercer. Sylvain pense d'abord à ramasser une pierre, qu'il pourrait jeter sur l'animal. Il semblait cependant qu'Héléna avait sur elle la seule arme disponible de la forêt. Attendez...
De la forêt ?
Délimité par une barrière si petite que même une sauterelle aurait pu passer de l'autre côté, un bosquet était en effet accolé à l'espace vert. Seulement, il s'agissait tout au plus de la demeure d'une famille d'écureuils et non l'immense étendue sylvestre qui se présenta à ses yeux. Comment cet endroit avait pu changer aussi vite ?
Fixant le bois du regard, Sylvain n'avait pas vraiment gardé un œil sur son ombre. En fait, les gens regardent rarement leur ombre, allez savoir pourquoi. Une réplique obscure de vous-même vous suit partout, et vous ne la regardez même pas.
Toujours est-il que celle de Sylvain avait décidé de sortir de sa monotonie habituelle, se mouvant étrangement avant de se réduire à un jeune animal aux grandes oreilles. Tel le démon d'un autre monde, la forme intangible pris soudain corps, comme un démon d'un autre monde. Si tant est que les démons ressemblaient à des levrauts au pelage obscur.
Et comme si cela ne suffisait pas, le levraut se mit à lui parler tout en sautillant d'excitation.
– Bonjour, patron ! T'est quoi ? J'ai jamais vu un truc comme toi ? T'est un oiseau ? Tu sais voler ? T'as plus tes plumes ? Tu les as perdus comment ? T'as été tondu ? Ca fait mal ? Mon frère, il a aussi été tondu, il était tout moche après. Fin plus qu'avant.
Le curieux mammifère, pas du tout fatigué par son flot de questions incompréhensible, planta de petits crocs plus adaptés à croquer des feuilles qu'à déchiqueter la chair d'une proie. Cela ne l'empêchait pas de continuer vainement son action, tandis qu'un sentiment d'excitation semblait briller dans les yeux d'Héléna.
Le prédateur ne s'avouait pas vaincu, car le mammifère avait bien du mal à lui causer ne serait-ce qu'une égratignure.
Sylvain, quant à lui, était pétrifié. Littéralement. Si son esprit s'affolait à toute vitesse, son corps semblait pris dans un enchevêtrement de lianes, aspirant toute énergie en lui, comme s'il allait s'endormir une nouvelle fois. Non, franchement, ça commençait à bien faire. Une transe à la cohérence scientifique douteuse était déjà trop pour toute une vie selon son cerveau logique et réaliste.
Et bien sûr, cela ne suffisait pas.
Sorti d'une broussaille épineuse, une fine boule de poils grise assaillit la bête, plantant une lame aiguisée dans le buste de cette dernière. A moins qu'il s'agisse de sa queue. Alors que le levraut s'éloignait, pris dans une action dont il ne voulait pas, le guerrier lacéra l'amphibien, ses pattes préhensiles tenant avec vigueur sa fidèle arme.
– Par les sabots d'Orriko le Plaisantin, bougez-vous ! Quelle idée de combattre un Anguilotl !
Le corps de l'animal nouvellement nommé pendait lamentablement sur la branche, tandis que leur sauveur se révélait avoir la silhouette d'un petit primate aux grands yeux larmoyants, plutôt mince. Si Héléna ne possédait pas la même culture scientifique que son frère, elle crut discerner un galago, petit lémurien gris.
Ce dont Héléna était pratiquement certaine, c'est qu'à sa grande déception, aucun animal ne parlait. Ses tentatives de discussion avec son chat, voulant persuader ce dernier qu'il pouvait lui faire confiance et lui dévoiler son secret, le lui avait amèrement prouvé. Ainsi, elle ne put s'empêcher d'être fortement intriguée à l'idée qu'un être non-humain puisse être doué de language.
Elle en fit la demande d'une manière moins subtile que ne l'aurait fait son frère.
– Attends, tu parles ? Trop cool !
La fière petite bestiole ne lui accorda même pas une réponse, occupé à dépoussiérer un habit de cuir repeint au sang d'Anguilotl. Le galago s'avança à quatre pattes vers Sylvain, agitant sa truffe devant lui. Son regard perçant était appuyé par ses yeux globuleux.
– J'ignore de quelle façon un membre de ta méprisable espéce a pu effectuer un lien d'empathie. Bien, je te prierais maintenant de me suivre sans faire d'histoire. Qui sait, le Seigneur des Bois ne te décapitera même pas.
Oui effectivement, on m'a déjà fait la remarque, je pense que j'étofferais les descriptions quand je ferais une relecture complète comme il ne s'agit que de mon premier jet, j'ai tendance à aller un peu vite quand j'écris un chapitre et à y revenir après pour ajouter des détails