Dans une telle circonstance, beaucoup de personnes se seraient enfuies. Beaucoup d'autres auraient ri au nez de l'individu qui pensaient les avoir dans une vulgaire caméra cachée. Héléna elle, face à l'irruption d'un monde fantastique, éprouvait plutôt un léger sentiment d'excitation.
Bon, d'accord, elle était aux anges.
- Est-ce que tu est un lutin ? Ou un farfadet ? Je peux venir aussi ? Je promets de ne pas être jalouse si mon frère est un élu, ou je ne sais trop quoi.
– On est dans une simulation, c'est ça ? Vous êtes juste un acteur dans un costume ? Fit son frère d'un ton sceptique
Il lui semblait plutôt étrange de vouvoyer quelqu'un qui lui arrivait à la hanche, surtout si il n'est même pas humain, mais l'air sévère du petit guerrier le ramenait à ses réflèxes.
– Un costume ? Je te prierais de ne pas désigner le puissant pouvoir de métamorphose des Tanukis sous cette vulgaire appellation ! Quant à ta question, jeune Fouleuse d'Ombre...je me suis mu en elfe pour sauver vos pathétiques personnes.
Sur ces mots, la petite boule de poils grise vira au marron et prit sa lame entre les crocs. Se retrouvant à quatre pattes, de petites oreilles rondes surmontant une tête pelucheuse, seule restait sa dague et la ceinture-fourreau où il la cala, avant de se lécher la patte d'un air nonchalant. Dorénavant, il semblait plus proche d'un canidé, et à peine plus grand que le jeune lièvre.
Ce dernier semblait plutôt rassuré, et gravitait autour de Sylvain comme s'il s'agissait de sa mère. Est-ce que l'animal allait le suivre où qu'il aille ? Il n'avait vraiment pas besoin d'un tel fardeau.
Sylvain reconnut alors un chien viverrin, dont les mythes japonais leur prêtaient un pouvoir de métamorphe. Il ne put s'empêcher de constater avec soulagement que leurs appendices protubérants n'étaient que légende.
La vue d'un tel phénomène le laissa cependant pantois.
Les yeux de sa sœur brillaient d'excitation, et il vit au mouvement de ses mains qu'elle se retenait de caresser l'animal.
– Et qu'est-ce qui nous obligerait à te suivre ?
- Même si ça semble trop cool, lança Héléna, un regard noir vers son frère. Sauf la partie où tu risques de mourir, bien sûr.
– Vous n'avez donc pas compris, cervelles de phoque-mouettes ? Vous n'êtes déjà plus dans votre monde.
Sylvain tenta vite d'écarter cette idée malgré la majestueuse forêt qui obstruait son champ de vision. Un petit scarabée gravissait prestement une paquerette, sa carapace luisante reflétant les rayons du soleil...avant que la fleur en question ne le happe d'une seule bouchée. Avant d'effectuer un rot plutôt sonore.
Le rouquin commençait à peine à stresser.
Est-ce que le lièvre qui l'assaillait de questions – Tu préfère quoi, entre la noix-ricot et la fraise aquatique ? Moi, je préfère la fraise. Tu sais que je peux en manger dix en moins de cinq secondes ? - lui parlait vraiment dans son esprit ? Sa sœur ne semblait pas l'entendre, où elle aurait sitôt fait une remarque à ce sujet. La télépathie était déjà suffisamment irréaliste pour lui, pas besoin que la voix de son interolcuteur soit d'origine animale.
– Je ne pense pas que vous survivriez bien longtemps avec vos capacités gauches. Cet anguilotl n'avait aucune chance face à moi, mais il aurait bien pu vous tuer.
Une silhouette gracile à la corne pointue semblait les observer de loin, puis s'enfuit sans demander son reste. Une licorne ? Et puis quoi, encore ?
Sous ses pieds, l'herbe semblait verte comme de coutume. Des nuages vaporeux sillonaient un ciel pâle tandis que le soleil inondait les alentours de sa lumière aveuglante. Sur ce point, rien ne semblait bien différent de son monde, si ce n'était un détail.
Prenant le temps d'observer son environnement, il constata qu'il n'y avait aucune habitation à la ronde, ce qui bloquait donc la règle n'1 de son mantra quotidien : en cas de pépin, appeler un adulte. A moins de, bien sûr utiliser le té-
– Qu'as tu là, Fouleur d'Ombre ? L'un de vos engins maléfiques ? lança le canidé, pris d'une fureur soudaine.
Et il jeta le portable contre un rocher, qui émetta un râle électrique avant de rendre l'âme. Cette pierre était bien la seule tâche qui tranchait avec le vert et le marron alentour. Si Sylvain crut voir une lointaine procession traverser un champ à l'horizon, lui et sa sœur semblaient bien être les seuls humains des mètres à la ronde.
– On m'avait dit que les Fouleurs d'Ombre juvénile étaient moins dangereux que les spécimens adultes. Cela dit, je ne vous fais aucune confiance pour autant.
– Ce n'est pas une raison pour détruire notre seul moyen de communication. Je dois reconnaître que votre réalité virtuelle est plutôt bien faite, mais pas besoin d'agir de manière aussi abrupte.
– C'est surtout qu'il venait à peine de terminer le premier niveau de Super Drac. Pour une fois qu'il réussissait quelque chose dans un jeu vidéo...
– La ferme.
– Je t'adore aussi, frérot.
Sylvain tentait de garder son calme, la tête haute. C'était, en réalité, ce qu'il tentait de faire tout le temps. Garder une image froide, sarcastique, confiante, comme si rien ne pouvait l'ébranler. En cela, et même si il refusait de l'admettre, il admirait presque sa sœur ainée. Si son détachement perpétuel pouvait l'horripiler, elle ne laissait jamais consumer par le doute.
Cependant, il n'avait pas le moindre doute face à la situation : ce n'était pas réel. Au moins, il y avait une certitude à laquelle se raccrocher.
- « Hé, ça va ? T'as l'air tout triste. Ma maman, elle me lèche le crâne quand je suis triste. Tu veux que je te lèche le crâne ? »
– Ca ira, merci. Tu pourrais nous dire ce qu'on attend, sinon ? S'adressant cette fois au Tanuki.
L'animal s'était en effet arrété devant un mur gigantesque, dont les feuilles cachaient tout semblant de sommet. Des entrelacements de lianes La queue enroulée autour de ses pattes, il commença à psalmodier un chant. Ce faisant, il pressa de la patte un médaillon enfoui dans sa fourrure, qui se mit à briller.
« Ronces séculaires
Gardiennes éthérées
De ce royaume prospère
Prêtez-moi l'accés ! »
Les quelques secondes qui suivirent causèrent un climat de gêne pour le jeune garçon, avant que les racines se mettent, en effet, à bouger. Dans un bruit fracassant, une entrée se dévoila dans une lente procession, guidée par des lianes aux mouvements serpentins.
Le petit lièvre fut le premier à s'y engouffrer, et suivre un lapin dans un trou n'était pas sans rappeler une certaine histoire à Sylvain. Histoire qu'il détestait, car elle faisait fi de toute logique.
Alors qu'Héléna s'apprêtait également à entrer, le canidé mua de nouveau, changeant ses poils en écaille, jusqu'à ce que le regard qui se posait sur la rouquine soit celui d'une sorte de lézard humanoïde qui faisait deux fois sa taille.
– C'est un Kobold ! Faut pas les énerver.
Si le lièvre semblait fier de lui, Sylvain aurait préféré connaître un moyen d'éviter le combat, plutôt que de connaître son nom.
Même si il s'agissait sans doute d'une simulation, il fallait avouer qu'il était plutôt impressionant.
- Tu ne passsses pas, jeune Fouleuse...Ssseul ton frère ssss'est Lié. Sussura la bête, dardant ses yeux dorés sur la rouquine.
- Quoi ? Mais c'est injuste !
- Sssi tout ssse passse bien, tu le reverras. Si ccce n'est pas le cas, cce sssera dans un autre monde...
L'entrée rapetissit dans un craquement sinistre, avant que l'homme-lézard empoigne Sylvain, et repousse Héléna.
Si la frappe n'était pas si violente, cette dernière ressentit une forte douleur. Celle, égoiste d'abord, de se sentir rejetée d'un monde fantastique où son frère avait le droit d'aller. Ensuite, peut-être qu'elle commençait à avoir un peu peur, tant pour elle et pour son frère.
Elle tenta donc sa technique secrète, celle du « je prends le plus gros truc possible, je le fais entrer en collision avec le problème, et celui-ci est résolu ».
Dirigeant son regard aux alentours, elle vit que « le plus gros truc » en question était une limace broutant quelques feuilles avec lenteur. Le mollusque la regarda d'un air las, avant de fuir à toute vitesse. A la vitesse maximale pour une limace, disons.
Héléna tenta alors de marmonner de nouveau la formule du chien viverrin.
Elle n'avait cependant pas la mémoire d'éléphant de son frère, et termina avec quelque chose comme :
« Ronces capillaires
Gardiennes déterrées
De ce royaume prospère
Prêtez-moi la clé »
Elle le répéta quelques fois, puis voyant le regard moqueur que lui envoya un merle bleuâtre, elle préféra arrêterr.
Il lui prit alors l'idée de grimper, mais cela ne faisait qu'endolorir encore plus ses mains amochées. Quelle était la solution, alors ? Patienter lassivement ne faisant pas partie de son vocabulaire, elle préféra tenter de faire le tour. Après tout, ce royaume, comme il disait, devait bien avoir une fin ?
Le mur semblait s'étendre jusqu'au bout de l'horizon, mais ce n'est pas ça qui allait la décourager.
Elle marcha, marcha, et marcha encore... Pour s'encourager, elle sifflota une démarche millitaire, se mouvant comme un soldat, avant que ses jambes ne supportent plus cette cadence. Le dos arqué, elle marcha encore deux ou trois éternités, sans que le mur ne change d'un iota. Héléna n'avait encore jamais eu autant envie de rentrer. Si c'était un rêve, la fatigue et la douleur lui semblait bien trop palpables.
Après plusieurs heures, elle entendit un grognement. Elle regarda aux alentour, avant de deviner qu'il venait d'elle. Voyons, que pouvait-il y avoir à manger dans les alentours ? A une colline de là, un arbuste solitaire trônait, un fruit appétissant semblant alourdir ses branches.
La rouquine se dirigea alors vers la butte, éclairée par un soleil qui entamait sa descente. Sous ses pieds, un sol rocailleux, qui semblait on ne peut plus terrien. Finalement, où était-elle ? Le Tanuki n'avait voulu répondre à aucune de leurs questions, et il semblait qu'ils avaient étés happés dans ce monde sans raison. Que voulait-il à son frère ? Était-ce en lien avec l'étrange lièvre ? Si elle ne serait pas repartie dans ce parc, est-ce que cette aventure lui serait tout de même tombée dessus ?
Si elle en avait toujours rêvé, elle la trouvait bien monotone, surtout sans personne avec qui la partager.
En parlant du loup, une famille d'excentriques créatures, bien semblables au petit mammifère, se précipitèrent dans un terrier à flanc de colline. Elle admira la diversité de leurs pelages, ainsi que celles de leurs ramures. Des bois ? C'était peu courant, pour des rongeurs ( elle entendit alors la voix condescendante de son frère la corriger, ce qui ne la rendit que plus triste de son absence )Elle se crut au bout de son étonnement quand l'un de ces animaux déploya ses ailes bigarrées et décolla dans la lueur chatoyante du couchant.
Des animaux à quatre pattes et deux ailes, ça, ce n'était plus peu commun, c'était carrément fantastique. Ce qui était aussi le cas de la métamorphose du Tanuki, à vrai dire, mais, à ce stade-là, elle n'avait pas encore l'idée en tête que ce monde soit réel.
Là, avec ses chaussures noires de boues, la disparition de son frère, ce mur qui devenait de plus en plus long...c'en était beaucoup.
Seulement, elle n'aimait pas laisser le doute la consumer. Aller de l'avant était souvent bien plus utile. Elle se concentra alors sur son objectif premier, à savoir l'obtention du-dit fruit. Celui-ci, aussi rouge que l'aurore qui le mettait en valeur, ressemblait à une orange épineuse.
Plus elle s'approchait de lui, plus il lui semblait appétissant.
Elle s'apprêtait à le détacher, quand elle entendit un cri, provenant du lointain.
Puis un déferlement de pattes. Puis un point qui semblait grossir de plus en plus. Puis, un oiseau. Pas une petite alouette qui sifflotait gaiement, ou une poule à l'air hagard, mais un échassier aux pattes écailleuses et au plumage écarlate, drapant un corps massif. Son bec était celui d'un flamant rose gothique, et ses yeux noirs semblaient détenir en eux tout le courroux de la nature. Si il ressemblait vaguement à un casoar, son cou et sa tête rose le rendaient moins effrayant. Une élégante crête de serpentaire lui ornait le crâne. En avait-il après elle ? La jeune fille jeta le fruit au loin, essayant alors de détourner l'attention de l'animal en rogne.
Peut-être était-il végétarien ? Il fallait toujours rester positif.
C'est alors que le fruit tomba dans la boue.
Bonne nouvelle : La créature semblait bien en avoir après son fruit.
Mauvaise nouvelle : Le fruit, s'enlisant peu à peu dans la tourbe nauséabonde, était devenu immangeable, et cela n'avait pas apaisé l'oiseau, bien au contraire.
Héléna aimait bien courir. Sans forcément suivre un rythme de respiration trop précis, calculer sa vitesse ou quoi que ce soit. Simplement ses pieds battant le humus, sa chevelure canaille flotter au vent, un soleil radieux dont les rayons reluisaient la beauté de la prairie.
Seulement, elle n'avait encore jamais couru pour s'échapper à une grosse bête. Elle s'était bien faite poursuivre par le chien de Mme Farinier, mais sa carrure de chihuahua ne laissait pas présager un danger quelconque.
L'oiseau, lui, si il ne semblait pas non plus atteindre la taille de certains lointains ancêtres, était au moins grand comme un chevreuil.. Les pattes du volatile – qui n'avait sans doute jamais décollé de sa vie – fracassaient le sol dans un tumulte accompagné de cris intempestifs.
Héléna commençait à fatiguer, et elle se rendit compte à quel point elle s'était éloignée du rempart végétal. Désirant s'arrêter, elle trébucha et s'écroula près d'une petite mare. Le bec incurvé de l'animal semblait s'approcher de plus en plus. Alors, c'était ainsi qu'elle finirait ? Trucidée à peine arrivée dans un monde fantastique par un gros piaf furax ?
Ca y est. Elle était en train de mourir. Comment expliquer cette profusion de douleur, sinon ? Seulement, elle se sentait étonnament bien, d'un autre côté. Calme. Comme si elle avait fait tout ce qu'elle avait à faire en cette Terre. Etait-ce vrai ? Elle n'avait pas sauvé le monde. Elle n'avait même pas sauvée le merle blessé qu'elle avait un jour sauvée d'un renard avide. Elle n'était pas devenue connue. Elle n'avait pas terminé le dernier niveau de son jeu favori. Elle ne savait pas encore l'identité secrète du méchant de la Confrérie du Mochi. Elle n'avait pas goûtée au cappuccino à la cannelle. Elle n'avait même pas encore choisie si elle préférait les-oh, dis donc, elle était lente, cette mort ? Elle n'avait même plus mal, mais elle voyait encore la créature devant elle, agenouillée comme une poule en pleine ponte d'un œuf deux fois plus grand qu'elle.
– «Que m'as tu fait, sale petite primate pitoyable ? Pourquoi la grande Tourmaline a accès à tes médiocres pensées ? Une impertinente dans ton genre ne m'octroie guère d'intérêt. »
Est-ce qu'il lui était arrivé la même chose qu'entre son frère et le lièvre ?
Est-ce qu'elle était...liée à l'oiseau ?
Elle n'eut pas vraiment le temps d'y réfléchir, car en tentant de reculer, elle se sentit emportée. Et disparut.