Les bulles. Se concentrer sur les bulles.
Hétaïre Chafalos était sur le point de rendre son petit-déjeuner au beau milieu de l’antichambre attenante au bureau de la professeure Veluca. Elle avait lu quelque part que se concentrer sur les mouvements infimes de l’organisme permettait de mieux contrôler son corps. Elle se projetait dans son système digestif et se mettait à l’écoute des sursauts et des émanations gazeuses qu’il produisait en masse dans un tel moment d’anxiété.
Pourquoi l’avait-on convoquée ? La secrétaire l’avait à peine saluée et s’était abstenue de lui donner le motif du rendez-vous. Svetlana ne pouvait plus l’encadrer depuis l’affaire des pipettes. Hétaïre avait la conscience tranquille sur ce point, néanmoins.
Elle prit un grande bouffée d’air climatisé et étira ses jambes démesurément longues. Elle entraperçut une expression de profond dégoût sur le visage de Svetlana : elle ne lui faisait pas face, évidemment, mais le miroir accroché devant le siège d’Hétaïre lui renvoyait l’image de la secrétaire, feignant, avec beaucoup d’habileté, d’être débordée. Elle savait que sa taille incommodait ses concitoyennes. Ce n’est cependant pas pour cette raison que son dos s’était déformé ; les nombreuses années d’études l’avaient voutée. A travers le miroir, elle jeta un regard provocateur à Svetlana tout en étirant ses bras, à l’avenant de ses jambes, en faisant mine de se dégourdir les articulations. La secrétaire lui jeta un regard noir. Si Svetlana était aussi remontée, c’est que ce qui l’attendait dans le bureau de Veluca n’était pas si terrible. Tant mieux.
Le haut-parleur s’anima soudainement : « Doctoresse Chafalos, veuillez entrer je vous prie. »
Les maux de ventre, qu’Hétaïre était parvenue à oublier durant son combat visuel avec Svetlana, revinrent subitement à la charge. Être convoquée, seule, chez Veluca était pour le moins inhabituel.
Elle pénétra dans le bureau et son anxiété redoubla : Veluca n’était pas seule. Le professeur Kingsburg se tenait debout à ses côtés, droit comme un i, jetant sur Hétaïre un regard inquisiteur, parfaitement dépourvu de sympathie. La tension était palpable. Veluca, qui affichait, dans ses rapports avec les étudiants, une désinvolture mâtinée de bienveillance, prenait un air soucieux. Elle semblait se tenir à l’extrémité de son siège de bureau, prête à se lever à tout moment pour fuir un ennemi invisible.
« Veuillez fermer la porte, je vous prie », déclara-t-elle, sans même réellement bouger les lèvres. Hétaïre aurait cru entendre ses dents grincer pendant la manœuvre.
« Prenez un siège »
Hétaïre s’exécuta. Ce n’est qu’en sortant du bureau, un peu plus tard, qu’elle se rendrait compte qu’elle ne les avait même pas salués.
« Voici notre meilleure candidate, dit subitement Veluca à Kingsburg, en désignant, d’un mouvement vague de la main, Hétaïre. Elle n’avait même pas jeté un œil à son collègue en émettant ce qui paraissait être un pur constat.
« La meilleure, je ne sais pas. La plus grande, certainement. » répondit Kingsburg, avec un moue dépitée.
Hétaïre réprima un hoquet d’indignation. Ce genre de remarques, émise par un homme, était tout à fait inapproprié, surtout dans ce contexte. Elle n’ignorait pas que la position particulière de Kingsburg au sein de la faculté de Médecine Reproductive lui garantissait une certaine liberté de parole. Veluca laisserait-elle passer ?
« En quoi cela pose-t-il un problème ?, demanda la doyenne du département, moins indignée que sincèrement curieuse.
- Le sujet sera intimidé. Il produira moins. »
Hétaïre comprit soudainement ce que l’on attendait d’elle. On allait lui confier son premier sujet. Elle s’apprêtait à devenir Testiguard. L’émotion la submergea : c’était une réelle marque de reconnaissance de la part de la faculté. Si elle faisait ses preuves, elle pourrait obtenir un poste au sein d’une unité de recherche importante, peut-être même ouvrir sa propre unité de recherche sur les mutations récentes de la Grippe Virile. Jusqu’ici, on lui avait répondu que ces questions n’étaient pas prioritaires. Repeupler, c’était la priorité.
« Le sujet a vu passer de nombreuses Testiguards. Sa production ne s’est jamais trouvée influencée, que je sache. De toute façon, Terence, ce n’est pas comme si nous avions le choix. Il nous faut une personne compétente et peu susceptible d’être manipulée. Chafalos est toute indiquée. »
L’affaire des pipettes l’avait servie, finalement. Hétaïre ne put s’empêcher de sourire en repensant à la tête qu’avait Svetlana en la voyant arriver.
Durant sa démonstration, Veluca n’avait pas quitté Hétaïre du regard. Même si elle lui donnait en paroles son entière confiance, son attitude semblait indiquer un certain inconfort. Elle s’adressa enfin directement à la nouvelle recrue, donnant encore l’impression d’y être, en quelque sorte, bien obligée.
« Doctoresse Chafalos, je suis certaine que vous avez déjà compris la raison de votre présence ici. Vous êtes désignée pour accompagner le sujet 735. Vos travaux ont impressionné mes collègues par leur précision et leur rigueur. Je suis persuadée que vous vous acquitterez de votre tâche avec un grand sérieux et un grand professionnalisme. Néanmoins…
- Je ne sais pas s’il est nécessaire de l’informer de tout, Silvia. »
L’intervention de Kingsburg sembla susciter une pluie d'émotions chez Veluca : irritation, doute, résignation. Hétaïre haïssait désormais Kingsburg de tout son être. Pour qui se prenait-il ? Il errait dans la faculté de Médecine Reproductive depuis trop longtemps. Ses travaux sur la psychologie reproductive masculine étaient considérés comme fumeux par un grand nombre de ses collègues. Sous prétexte d’avoir lui-même été sujet, il faisait valoir son expertise auprès des doyennes. Tout le monde savait que Veluca le tolérait car sa co-doyenne, Tirard, entretenait avec Kingsburg une relation sentimentale parfaitement inappropriée.
« Térence, je crois que Chafalos est parfaitement capable d’entendre ce qui va suivre et de tenir sa langue. »
Sur ce, elle baissa la tête et jeta un regard lourd d’avertissements à Hétaïre, par-dessus ses lunettes.
« Evidemment, professeure ».
C’était les premiers mots qu’elle prononçait : sa voix, d’abord enrouée, avait effectué une ridicule ascension vers les aigus sur la fin de la phrase. Veluca sembla ne rien remarquer de l’agitation qui suintait par tous les pores de sa nouvelle recrue.
« Vous le savez, tous les postes de Testiguard ont été attribués en début d’année. Normalement le contrat prend fin au bout de deux ans, échéance immuable à laquelle toutes les Testiguards sont remplacées. Vous êtes appelée à remplacer une collègue qui a disparu. »
Hétaïre était abasourdie. Disparaître, lorsqu’on occupait un tel poste, paraissait assez compliqué. Les Testiguards ne quittaient jamais leur sujet ; elle étaient surveillées en permanence et leurs rapports étaient scrutés, afin de prévenir toute maladresse ou toute défaillance. Son incrédulité ne put échapper à Veluca.
« Disparu, oui. Tous ses rapports se sont évaporés avec elle. Le sujet, quant à lui, assure n’être au courant de rien. Je ne le crois pas, personne ne le croit, mais ce n’est pas comme si nous pouvions lui faire subir un interrogatoire. C’est un sujet précieux, efficace. »
Hétaïre comprit : cela sentait le quotient reproductif supérieur à 7.
« Je vous connais un peu Chafalos. Je sais que vous êtes maline, ambitieuse et intègre jusqu’à la stupidité, si je puis me permettre. Votre dernière petite aventure nous l’a prouvé. Si je mets quelqu’un face au sujet 735, il faut que cette personne tienne la route. Vous commencez demain.
- Je vous remercie de votre confiance. Je ne vous décevrai pas. »
Hétaïre avait articulé ces mots comme dans un rêve. Elle sortit triomphante, du bureau. En passant, elle ne put s’empêcher d’abaisser un regard de défi sur Svetlana, bouillante de haine. Toiser les autres était, normalement, interdit, une attitude primaire et toxique, digne de l’ancien monde. Mais se laisser submerger par l’instinct était parfois délicieux.
Je suis arrivée un peu "à l'aveugle" sur ton histoire, l'absence de couverture et le titre ne m'apprenant pas grand chose (enfin, entre nous, ça m'a donné envie de fredonner du Sardou xD).
J'ai donc lu ton résumé, et le prénom peu commun de ton personnage m'a interpellé lui aussi. Si j'apprécie plus particulièrement l'Histoire et la mythologie Celte, ça m'évoquait quelque chose... chez les Grecs.
Et me voilà sur ton premier chapitre, qui d'ailleurs pose bien le contexte. Si le terme "Testiguard" est déjà amusant à lui seul et donne une image drôle, associé à Hétaïre, je suis peut-être à côté de la plaque, mais je trouve le trait d'humour subtil si j'ai bon.
Ah, une petite étourderie : Les Testiguards ne quittaient jamais leur sujet ; elle étaient surveillées en permanence... => elleS, le pluriel s'est perdu ^^
En effet, je suis un peu versée dans le Grec et cela me permet de donner dans le graveleux sans que cela se voit trop !
J'espère que l'histoire t'intéressera ce n'est qu'une première version qui appelle plein de modifs (et merci pour le repérage de la coquille ! ).
Ce début est très intriguant je trouve ! Ca donne envie de lire la suite pour en découvrir plus ^^ En tout cas, ce que je trouve le plus impressionnant, c'est la façon dont tu parsèmes des informations dans tout le chapitre, mine de rien. Personnellement, je ne me suis jamais sentie perdue, et tu poses le décor avec beaucoup de finesse et de délicatesse je trouve !
Ton écriture nous emportes directement dans le monde de ton héroïne et nous laisse en attente de la suite...
A bientôt
J'espère que la suite te plaira tout autant,
Belle soirée!