Après une nuit plutôt agitée sur le royaume de Jayakürshid, les premiers rayons du soleil parvinrent à percer à travers la brume matinale qui s’était emparée de Shuruaat. Perchée sur une colline, la petite ville avait une vue privilégiée sur les environs et possédait une position idéale pour les échanges commerciaux avec les régions voisines. Les cloches de la basse-ville tintèrent à peine les six heures que les rues prirent vie en quelques instants. C’était un ballet minutieusement chronométré qui s’offrit aux pèlerins, aux rôdeurs et aux êtres venus faire des affaires. Les volets en bois claquèrent, les draps dansèrent aux fenêtres, les artisans commencèrent à ouvrir les échoppes, les premiers passants foulèrent les rues dallées et les soldats du palais commencèrent leurs rondes. L’effervescence quotidienne venait de s’emparer de la ville. Pour autant, ce n’est pas sa localisation ou son énergie trépidante qui faisait son exception mais l’imposant palais qui la surplombait en son centre. D’un blanc immaculé, magnifié par de somptueux ornements et de grandes fenêtres, il était la demeure d’êtres d’exception. Considérés comme des divinités, les Gardiens, nommés ainsi depuis les prémices du royaume, étaient chargés d’assurer la sécurité dans les différentes régions, de préserver les bonnes relations entre les populations et de repousser les apparitions maléfiques, comme ce fut le cas à de nombreuses reprises par le passé. Le palais, intiment lié à ses illustres habitants, possédait de nombreuses tours et la plus grande d’entre elles, abritant la Salle des Lumières et les sièges des Gardiens, était sous l’influence d’une puissante magie. À chaque nomination d’un Gardien, elle produisait un faisceau lumineux qui partait de son toit et courait vers le ciel. Depuis quelques années, ces faisceaux étaient l’objet de nombreuses discussions, de colère et d’incompréhension chez les habitants de la basse-ville de Shuruaat. Pouvant atteindre le nombre de douze afin de garantir une utilité optimale des Gardiens, ils n’étaient que sept à briller et à baigner la ville d’une lumière réconfortante. Les conditions et les prérequis pour rejoindre cette élite, jalousement gardés secrets, les petites gens commençaient à s’inquiéter et à remettre en question le bien-fondé de ce titre et de l’utilité des Gardiens. Les anciens fléaux qui avaient ravagé une partie du royaume et des milliers de personnes des siècles auparavant ayant été oubliés et perdus dans l’histoire, des groupes de contestation et des rébellions éclataient aux quatre coins du royaume. La situation empirait de jours en jours et le royaume était sur le point d’atteindre le point de non-retour.
— La situation devient désespérée !
La pièce se mit à vibrer lorsqu’une jeune femme, entourée d’une aura intimidante et d’une prestance qui se voulait royale, passa le seuil de la bibliothèque du palais. Des cheveux blonds tombant sur les épaules, sublimés par deux cornes de la même couleur en forme de croissant de lune sur le haut du crâne, Mahala, troisième Gardienne du royaume, avançait d’un pas décidé vers l’âtre d’une cheminée, encadré d’étagères pliant presque sous le poids de centaines d’ouvrages. Pieds-nus, vêtue d’une fine robe blanche vaporeuse, elle s’arrêta dans le dos d’un gros fauteuil, placé idéalement pour profiter d’un feu crépitant. Deux grosses cornes noueuses et torsadées dépassant de l’assise signifiaient qu’il était occupé. À en croire le masque de respect et de soumission qu’emprunta le visage de Mahala, cet être s’approchait de loin comme de près de la figure d’un supérieur, d’un chef et d’un roi.
— Les habitants de Lunay commencent à s’interroger sur vos critères de sélection, reprit la jeune femme tout en gardant une distance respectueuse avec son interlocuteur. Aucun siège n’a été pourvu depuis des années.
Mahala n’obtint aucune réponse. Seuls le crépitement de la cheminée et le bruissement caractéristique de pages que l’on tourne firent écho à sa prise de parole. Démunie face à ce manque de considération, elle prit le risque de s’approcher et de prendre place entre l’âtre et le fauteuil pour pouvoir faire face à son interlocuteur. Le haut du corps légèrement incliné, le regard perdu dans la lecture d’un très ancien grimoire à en croire la reliure, ce dernier ne ressemblait à aucun autre être. De tous les Gardiens de Jayakürshid, Enki fut le premier. Dès les balbutiements de la vie terrestre, il fut considéré comme une divinité protectrice et salvatrice. Pendant des siècles, il fut célébré et de nombreuses chansons lui furent dédiées alors même que son entité et son existence n’étaient pas prouvées. Lorsque les jours s’assombrirent et que les peuples terrestres, à l’agonie, se laissèrent ravager lentement, Enki entendit leurs souffrances et, affligé de tant de malheur, décida de passer parmi les êtres de chair pour leur redonner espoir et annihiler le mal qui ravageait le continent pour une raison toujours inconnue. À son retour, il bâtit le royaume de Jayakürshid et fit la proposition de rester parmi les mortels. En signe de reconnaissance, ces derniers lui offrirent le place de Gardien et, dans un désir noble, Enki attendit plein d’espoir que d’autres êtres d’exception naissent pour le rejoindre. Cette histoire remontait maintenant à plus de deux cents ans.
— La nomination des Gardiens n’est pas une chose à prendre à la légère, finit-il par répondre d’un ton qui se voulait le plus sec possible tout en gardant les yeux rivés sur l’écriture manuscrite de son ouvrage.
Malgré sa tentative de mettre rapidement un terme à la conversation en haussant le ton, sa voix restait incroyablement douce et chaleureuse. Le moindre de ses mots était aussi léger qu’une plume et s’éternisait dans les airs. Cette délicatesse transparaissait également dans tout son être.
— Je ne peux qu’être de votre avis, mais vous ne devriez pas rester cloîtré dans la bibliothèque, confortablement installé dans votre fauteuil, alors que la colère et le point de rupture parmi la population ne sont plus de lointaines menaces.
Avec des mouvements délicats et lents, Enki mit un terme à sa lecture, déposa des sabots violacés qui lui servaient de mains sur l’ouvrage refermé quelques instants auparavant et releva sa tête en direction de la jeune femme. De grands yeux vairons, tantôt dorés tantôt pourpres, semblaient l’inspecter de la tête aux pieds.
— Tu as toujours été sensible au bien-être des petites gens. Je ne peux que féliciter cet état d’esprit. Néanmoins, les Kürshidiens ont toujours été empreints de nombreux vices et ces prémices de ce que tu n’oses pas nommer « rébellion » vont rapidement s’essouffler.
Le regard d’Enki glissa vers l’âtre de la cheminée. Son visage, ressemblant à s’y méprendre à celui d’une chèvre, se referma complètement ce qui mit un terme à la conversation. Celui de Mahala, en revanche, n’avait jamais été aussi crispé par le doute et l’incompréhension face à ce manque de réaction et de considération. La jeune femme fit un petit signe de tête et prit congé. Tandis qu’elle refermait le plus violemment possible, autant que son rang au palais pouvait le lui permettre, la porte de la bibliothèque, Mahala s’interrogeait. Elle ne parvenait pas à comprendre pour quelles raisons, mais Enki avait changé. Une menace grandissait chaque jour dans son esprit. D’une allure quelque peu abattue, elle emprunta un long corridor et disparut à un embranchement.
Les traits d’Enki s’étaient crispés dès que Mahala avait quitté la pièce. Le masque de sérénité et d’indifférence qu’il s’était contraint de créer devant sa subordonnée n’avait pas tenu plus longtemps. Si la conversation s’était éternisée, si Mahala n’avait pas abandonné aussi rapidement, il n’aurait pas pu cacher son état véritable. En quelques secondes, il semblait avoir pris un demi-siècle. La respiration saccadée, le teint cireux, si tant est qu’il était possible de le remarquer sous l’épaisse toison beige qui recouvrait son visage, Enki ne ressemblait plus à l’être suprême dépeint dans les chansons et les écrits.
— Je me fais vieux… murmura-t-il dans un souffle rauque.
Péniblement, il se releva de son fauteuil en s’appuyant sur les accoudoirs après avoir déposé le grimoire sur une petite table à proximité. À la lumière de l’âtre et de quelques rayons traversant les carreaux colorés de la bibliothèque, les souffrances qui s’étaient emparées de son corps, et qu’il tentait de dissimuler, n’avaient jamais été aussi visibles. À moitié recroquevillé sur lui-même, il semblait porter tous les maux de l’univers sur ses seules épaules. Son pelage, autrefois éclatant, avait perdu de ses couleurs. Ses écailles, qui se terminaient en une magnifique nageoire dorée et violacée, commençaient à se décomposer. L’être mi-chèvre mi-poisson n’était plus que l’ombre de lui-même.
D’une démarche incertaine, lévitant à quelques millimètres du sol en battant du bout de sa nageoire, Enki se dirigeait à l’autre extrémité de la pièce où reposaient, rangés sur trois étagères, des bocaux, des fioles et des récipients contenant toutes sortes de substances. Le contenu qui semblait le moins ragoûtant, visqueux et noirâtre, entreposé dans un petit verre en cristal, finit son voyage dans la gorge d’Enki qui fit une petite grimace à peine perceptible lorsque le liquide descendit dans son œsophage. Malgré son aspect, la mixture semblait avoir des vertus tout à fait étonnantes. En quelques instants, l’être divin semblait avoir retrouvé une vitalité relative et un teint convenable. Ces étranges douleurs qui le tiraillaient de plus en plus souvent étaient apparues depuis quelques années. Afin de l’apaiser, les plus grands magiciens du royaume s’étaient alliés pour lui préparer une mixture miracle. Malheureusement, plus le temps passait, plus son corps se débarrassait des effets rapidement. Ce mal qui le rongeait de l’intérieur ne lui laissait aucun moment de répit, l’obligeait à mentir, le contraignait à avaler cette mixture trois fois par jour et le poussait à feindre l’indifférence devant les problèmes les plus graves lorsque ses subordonnés venaient lui en parler, bien contre leur volonté, au mauvais moment. La situation dans laquelle était plongé Jayakürshid était préoccupante et les mesures qu’il s’apprêtait à prendre à ce sujet détermineraient le côté vers lequel pencherait le royaume. Même en passant en revue toutes les possibilités, Enki craignait que Jayakürshid ne soit sur le point d’entrer dans une nouvelle ère. Une ère sombre.
J'aime vraiment beaucoup ce premier chapitre, je le trouve encore meilleur que le prologue. En fait, la présentation de la ville, du pays, et puis la discussion, tout ça nous met directement dans l'ambiance de ton texte, et les personnages ont l'air très intéressant. Et je te l'ai déjà dit pour le prologue, mais j'adore les noms de tes personnages x)
Et les Gardiens justement, je trouve ça très intéressant (et très stylé) qu'ils aient des caractéristiques animales !
Le seul "défaut" que j'ai pu remarquer pendant ma lecture, c'est le premier paragraphe que je trouve vraiment long, je pense qu'il gagnerait à être découpé en 2 ou 3 paragraphes plus petits.