Les fleurs s’enivraient des odeurs de cannelle et d'orange qui emplissaient l'appartement. Les masques africains accrochés au mur, oubliaient leur air habituellement grave pour sourire. La collection de petits soldats dansait, au rythme du crépitement des noisettes qui caramélisaient.
La cuisine d'églantine avait pour vertu d'adoucir les mœurs. Les jours ou elle était aux fourneaux, les militaires de l'étagère abandonnaient leurs mépris pour les villageois de la commode et leur adressaient de grands signes, les invitant à s'étourdir avec eux. La maîtresse de maison, tout affairée ne remarquait pas cette harmonie soudaine. Elle se hissait sur la pointe des pieds, pour atteindre le bocal au bouchon vert tout en haut du buffet, perdu au milieu d' autres pots aux têtes de différentes couleurs. Elle associait une teinte à chaque épice et comparait la cuisine à la peinture. Toute recette était conçue comme un tableau, les pigments mélangés de façon à ce qu'ils s'épousent parfaitement sans qu'aucun n'éteigne l'éclat d'un autre. La sonnette la fit sursauter et par un geste maladroit, elle fit tomber les pots roses et bleus de la première rangée qui vinrent répandre sur le sol leurs précieuses poudres. Elle se précipita vers la porte d'entrée. Madame Baudu se tenait sur le perron. Ses narines frétillèrent lorsqu'Eglantine ouvrit la porte.
- Bonjour églantine, je reviens du marché. Je me suis dit que j'allais passer voir si le dessert était prêt. lança la vieille avec un sourire aimable
- Vous avez bien fait, mais il n'est pas encore fini. je vous l'apporterais après le fromage, ne vous inquiétez pas. répondit Eglantine qui pensait avoir mis fin à la conversation.
- Merci. rétorqua Madame Baudu qui restait sur le perron. Elle fixait avec intensité la fumée qui s'échappait de la cuisine comme si cette brume pouvait dissiper le mystère qui la hantait. Elle resta un moment ainsi, ne prêtant plus aucune attention à Eglantine qui l'observait en silence. Le spectacle de cette vieille dame, immobile comme si elle venait d'apercevoir un fantôme l'amusait. Seuls d'infimes froncements de sourcils et tressautements de narines prouvaient qu'elle ne s'était pas transformé en statue.
- De la cannelle ? interrogea presque douloureusement l'ancienne. Son regard intense se plongea dans les yeux de la pâtissière, implorant comme si sa vie dépendait de la réponse.
- Désolé Mme baudu mais tout cela doit rester secret jusqu'à l'heure de la dégustation. Ne trichez pas. répondit gaiement Eglantine, espérant lui rappeler par ce ton léger que ceci n'était qu'un jeu. L'ancienne se détendit mais ne paraissait pas décider à s'en aller.
- Bon. As tu le temps de m'offrir un café ? Je reviens de voir le père Edouard et il a trouvé la cause de mes éternuements nocturnes. demanda-t-elle
Eglantine entendait les pas des petits légionnaires accélérer, elle en conclut que les noisettes commencaient à bruler.
- Excusez moi , mais je dois retourner en cuisine si vous voulez que tout soit prêt à temps, vous me raconterez tout quand j'apporterais le gâteau. rétorqua-t-elle en s'efforçant de rester cordiale.
Elle s'empressa de refermer la porte, des odeurs inhabituelles se faisaient sentir. Le chocolat avait atteint une température trop élevée. Par chance, les noisettes étaient juste prêtes. D'un geste vif, elle retira la casserole et la poêle du feu, éteignit le four et s'attela à la confection des fleurs en pâte d'amande.
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Eglantine attendait devant la porte. Elle entendit l'hôte crier à l'attention de ses invités et dans l'espoir que celle ci l'entende:
- Voici la meilleure patissière de la région qui amène le dessert , j'espère qu'il vous reste de la place.
Elle perçut la rumeur joyeuse à travers la porte. Mme baudu, les lèvres peintes et les cheveux montés en chignon lui ouvrit. Son corps et sa tête, tous deux de forme arrondies semblaient superposés l'un sur l'autre. Le chignon qu'elle avait formé avec ses cheveux blancs ajoutait un étage et Eglantine se félicita d'avoir couronné ses pâtisseries d'une rosace de crème chantilly. Sa robe et ses souliers noires rappelaient la nonne qu'elle était. Pieuse et gourmande, elle était toute ici représentée. C'est pour cela qu'en l'honneur de ses 86 ans, Eglantine avait revisité "la religieuse".
- Assied toi . s’exclama la vieille dame d’un ton à la fois maternel et autoritaire.
La pâtissière obéit et observa avec attention la réaction de la reine de la fête lorsqu'elle découvrit son gâteau d'anniversaire. Celle-ci ne dut pas faire le rapprochement entre son allure et les entremets car elle ne semblait pas offensée par ces petites pièces montés. Elle en disposa une dans l' assiette de chaque invité et proposa de partager la sienne avec églantine.
- Non, non merci, je vais d’abord aller manger chez moi. Je ne vais d'ailleurs pas tarder. j'attends vos propositions.
- Bon appétit. s'écria Mme baudu
- Joyeux anniversaire Monique. entonnèrent les autres vieux la bouche pleine.
La dégustation commença. Les langues claquèrent, les yeux se plissèrent et les bouchées s'enchainèrent. Chacun s'improvisait expert:
- De la pêche !
- Des amandes !
- De la pomme!
- Du yuzu !
- Des noix!
- Des rondors !
Les remarques fusaient telles des flèches lancées de manière désordonnée. Seule Madame Baudu restait impassible mais semblait toucher dès qu'une proposition lui paraissait pertinente. Telle une cheffe de guerre, elle assistait à la bataille et paraissait trouver du sens dans ce chaos de projectiles. Après quelques minutes, le silence chassa progressivement les dernières expressions spontanées. Monique Baudu qui présidait la tablée se leva et conclut solennellement, d'un air grave:
- Alors, je dirais qu’il y a de l'orange, du chocolat, de la cannelle, des amandes et du biscuit nantais.
Les regards inquiets étaient tournés vers Eglantine.
- Eh bien bravo, vous êtes vraiment forts. les complimenta-t-elle en observant les mines réjouies des ridés qui se félicitaient entre eux. A en croire le mélange de fierté, de suprise et de satisfaction qui se lisait sur leur visage, gagner au loto ne leur aurait pas fait plus d'effet.
- J'ai gagné ma pâtisserie gratuite ? hurla presque la soixantenaire, débordant de joie.
- Bien sûr, je viendrais vous l’apporter dimanche prochain, si ça vous convient. Je suis désolée, je vais devoir y aller, je suis un peu fatiguée. Encore Joyeux anniversaire Monique. dit-elle en déclinant les invitations à rester de tous les convives qui l’empêchaient d’atteindre la porte d’entrée. Mais son état d'esprit jurait avec la félicité qui l'assaillait de toute part à coups de sourires, de tapes sur l'épaule et de poignées de mains.
En réalité , les invités n'avaient pas trouvé la moitié des ingrédients et s'étaient parfois même trompés mais les gens du village tenaient beaucoup à cette tradition. Eglantine rentra chez elle et s'assit dans le fauteuil bergère capitonné en velours pourpre. L'euphorie ambiante était retombée. Avant de s'adonner au ménage de la cuisine, elle goûta sa nouvelle création. Elle commença par laisser fondre sous sa langue la fleur en pâte d'amande et la chantilly. Puis elle croqua le chou supérieur garni de noisettes caramélisées concassés mariées par le beurre à des morceaux de speculoos. Union paisible bouleversée par la relation passionnée de la fougueuse quatre épice et de l'incendiaire orange sanguine. Le chocolat fondant du deuxième petit chou, dans lequel se noyait des morceaux de pommes à la cannelle, se répandait sur les papilles agitées, apaisant les émois suscitées par la liaison endiablée qui avait tout embrasé sur son passage. Eglantine savourait sa réussite. Un moment de répit avant que l'inquiétude ne revienne la guetter. Mme Baudu avait oublié de la payer et il ne lui restait que cinquante euros pour finir le mois. L'avis d'expulsion était arrivé hier. Elle regarda fixement l'enveloppe posée sur le petit meuble près de l'entrée. "cette fois-ci, ça y est!" se dit elle. Sa vie rêvée prenait fin. Ou allait-elle aller ? Elle ne voulait pas revivre la comédie bruyante et épuisante de la ville, où pour exister il faut être quelqu'un. Où il faut prendre le soin de se ranger soi-même dans un tiroir, et penser chaque matin à s'assurer que rien ne dépasse. Gare à celui qui laisse un vêtement traîné ou que les autres ne sont pas habitués à lui voir porter. On ne va pas nu en société, les gens doivent pouvoir nous cerner. Nous voilà bien vite saucissonnés dans un costume trop étroit duquel nos amis se plaisent à tirer les ficelles. Leurs attentes et leurs espérances à notre égard nous ligotent et nous renforçons nos liens en prenant garde de ne pas commettre un faux pas, qui dans la vie comme dans la mode ne pardonne pas. Prisonnière de ses rondeurs, Églantine avait du se confectionner un costume plus large. Le tailleur du "marginal" qui se revendique original. Cependant, la différence est un rôle tout aussi dur à porter. Il ne faut jamais se montrer apprivoisé et faire de l'imprévisible son habitude. Las et oppressée, Églantine avait déserté la scène et était venue se réfugier ici. Elle y avait trouvé ce qu'elle était venu chercher, les gens n'attendaient rien d'elle, (sauf peut être la pâtisserie gratuite) et ne tentait de prévoir aucune de ses réactions. Était- ce la tolérance ou l'amnésie qui amenait tous ces vieillards à ne considérer que des actes, des paroles et non des personnes dont ils auraient soigneusement dessiné les contours au marqueur indélébile ? Toujours est-il que ceux là ne cessait plus de lui être agréable et ici, elle était heureuse.
Elle se remémora le jour de son arrivée dans le village, trois ans auparavant. Elle venait alors de quitter son poste de caissière et l'agitation de Paris pour s'offrir des vacances à durée indéterminée en pleine nature. Sac a dos rempli de provisions , elle s'en était allé seule. Elle évitait les routes et les sentiers. Après douze jours de marche, elle était perdue et n'était plus capable de repérer sa position sur une carte géographique. Cela ne l'inquiétait pas et elle continuait sa route lorsqu' un après midi, elle se retrouva au pied d'une montagne sauvage. Un horizon de vert se déployait à perte de vue. Tout le long de son périple, la végétation lui avait semblé familière, elle pouvait énumérer chacune des espèces qu'elle rencontrait et voilà que subitement, de nouvelles variétés se dressaient devant elle. Certaines lui rappelait vaguement quelques pages de ses livres de botanique mais elle était incapable de se souvenir de leurs noms. Le soleil éclairait ce paysage indompté. Églantine ressentait la fierté et la curiosité d'un explorateur qui fait une formidable découverte. Elle se mit en tête de gravir la montagne qui ne manquait pas d'obstacles à franchir. Il lui fallut escalader, contourner, sauter et slalomer. Une fois ou deux, elle trébucha mais cela ne l’empêcha pas de tomber sous le charme de cette nature forte et maline qui savait mettre à genoux les Humains qui foulaient ses terres. Profitant de la vue, son attention fut retenue par de petits points colorés. En s'approchant, elle découvrit un panneau en bois mangée par la végétation où l'on pouvait lire "La Luce verde" et plus loin, des habitations éparpillées comme des dents qui poussent capricieusement ou elles le souhaitent sans se soucier de leurs voisines. Les maisons se touchaient, se chevauchaient, se fuyaient sans pour autant se ressembler. Perchée sur un rocher, une immense maison de pierres noires. Au dessous de laquelle, on percevait une porte ronde encastrée dans la roche. En haut d'un arbre, une cabane en bois vert dont le tronc constituait la charpente. Un peu plus loin, une jolie maisonnette recouverte de roses trémières. Chaque propriétaire y était allé de sa fantaisie sans semblerait-il avoir pris cas des habitations déjà présentes. La seule construction de style classique était une petite église en briques blanches dont le vaisseau central, bien plus haut que les collatéraux se prolongeait par un clocher en pointe. Eglantine qui ne connaissait pas encore les propriétaires les pensait tous plus excentriques les uns que les autres. Elle s'imaginait autant d’âmes artistes amoureuses de cet endroit et contrainte de cohabiter. Quelle ne fut donc pas sa surprise lorsqu'en se dirigeant vers ce qui ressemblait à une petite place, elle découvrit une grande table autour de laquelle des petits vieux, sobrement vêtus et tous selon la même mode, jouaient aux cartes. La situation frisait l'absurde, les femmes en noir et les hommes en pantalons à carreaux, portant chacun une carte à son front se dévisageaient silencieusement. Personne ne s’étonna de sa présence, ils lui proposèrent de s'installer et lui apprirent le poker indien. On lui trouva bien vite une maison inoccupée non loin de la place et un poste de fleuriste à La héricotière, le village le plus proche qui se situait à 6 kilomètres.
Son œil lointain glissait le long de la maison au fil de ces remémorations. Il s'arrêta sur un bout de papier chiffonné que son sac grand ouvert laissait apparaître. C'était un prospectus qu'elle avait trouvé par terre et que sa situation financière plus que sa sensibilité écologique l'avait poussé à ramasser.
On pouvait y lire: Cherche femme de ménage consciencieuse pour se débarrasser de la saleté. Job à pourvoir dès à présent à la Héricotière. 0699786957
Elle appréciait la concision de l'annonce et ne s'attarda pas sur la curieuse formulation. Elle composa le numéro. Une faible voix lui répondit :
-Allô ?
-Allô bonjour, j'appelle au sujet de l'annonce pour le ménage
- Ah oui, bonjour, quand voulez vous commencer ?
- Euh... Je suis disponible dès maintenant
- Très bien, alors rendez vous ce soir à 18h au café de la gare, à la Héricotière pour discuter des termes du contrat.
Sans lui laisser le temps de répondre, le timbre fragile s'évanouit dans une note brutale et régulière. Soulagée par la rapidité de la rencontre, elle retrouva espoir. Une semaine! Il lui restait une semaine pour payer son loyer, et si elle commençait demain, elle aurait peut-être le temps de gagner suffisamment d'argent pour le remettre avant Vendredi.
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La tête vissée dans son chemisier vert qui lui serrait le cou, elle peinait à bouger et se contentait de fixer son café. A 18h30, n'ayant entendu personne entrer, elle se décida à lever la tête pour surveiller la porte, égratignant au passage sa gorge contre le zip de son vêtement. Sans compter le patron du café qui essuyait frénétiquement ses verres pour essayer de tromper l'ennui et les quelques habitués de la Héricotière qui jouaient aux cartes en fumant leur cigare, l'endroit était désert. L'inquiétude regagna Églantine. "Cinq jours" ne cessait de lui marteler son esprit avec une régularité de métronome. Lorsque le facteur entra, Églantine s'apprêtait à partir. Son esprit s'était totalement laissé gagner par le désespoir et elle ramassait son sac, fermement décidée à rentrer se terrer chez elle. Cette résolution intérieure ne pouvait être soupçonnée par rien d'autre que son regard car ses gestes, ralentis par la proéminence de son ventre qui se heurtait à la table et contre ses jambes lorsqu'elle se baissait, donnait l'impression d'une lenteur sereine et consentie. Les renflements de ses vêtements ne laissait en rien supposer le poids des bourrelets qu'Églantine transportait avec elle chaque jour. Jamais n'avait-on soupçonné l'obstacle que représentait les milliers de gâteaux qu'elle avait engloutis et qui ne l'avaient plus quitté. S'il eut fallu la décrire, les gens du village n'aurait pas fait allusion à son surpoids, non par politesse mais parce qu'ils ne se figuraient pas qu'Eglantine était graisseuse. Elle leur apparaissait comme un ballon rempli d’air. Cette illusion était entretenue par sa démarche, car bien que lourde, elle enfonçait si fort son pied dans le sol qu'il rebondissait haut à chaque pas. On aurait dit qu'elle sautillait légèrement. Toujours est-il que sans cette pesanteur involontaire, elle aurait raté le facteur. Celui ci s'avança vers le patron et lui remit une enveloppe. Il s’assit sur une des vieilles chaises surélevées accolées au bar et commanda un whisky
- Fin de service, patron. Rince moi avant le retour à la maison. dit il d'une voix monocorde
- Pourquoi tu m' apportes mon courrier au travail toi maintenant, trop pressé de finir la journée ? interrogea le propriétaire du lieu
- C'est pas pour toi tête d'anguille, c'est pour la p'tite églantine. Ah ben la v'la d'ailleurs ! déclara t-il sans changer de ton en la voyant arriver .
Ayant entendu son nom, Eglantine s'arrêta.
- Oui ? Sonda-t-elle les yeux dans le vague, ne sachant pas qui l'avait appelé.
- T'as du courrier ! renchérit le barman
- Pourquoi me l'amenez vous ici et pas chez moi ? demanda-t elle sèchement.
- Qu'est ce que vous avez tous à me prendre pour un fainéant! Je fais que suivre les instructions, c'est le nom d'églantine et l'adresse du café, vous auriez fait quoi à ma place hein ?!
Eglantine et le patron s'échangèrent un regard suspicieux et se précipitèrent sur l'enveloppe pour vérifier les dires du postier. Effectivement, l'adresse était bien celle du café. Elle présenta ses excuses au messager et s'en fut sans quitter l'enveloppe du regard. Elle attendait de rentrer chez elle pour élucider ce mystère, mais le désespoir s'était une fois de plus dissipée .
Rien n’aurait pu la préparer à ce qu’elle allait trouver.
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Les petits soldats de l'étagère ne savaient s'ils devaient se réjouir ou se raidir. L'attitude ambiguë d'Eglantine ne leur permettait pas de prendre une décision. Elle souriait béatement, mais ses yeux ne riaient pas. Elle tenait l'enveloppe décachetée dans la main gauche, et cinquante billets de cent euros dans la main droite. Elle se leva, déposa quelques billets dans une autre enveloppe qu'elle comptait dès à présent adresser au propriétaire de la maison et rangea le reste de l'argent dans la seule boîte qui n'avait pas de couleur. Puis elle s'intéressa à sa main gauche. Elle contenait une photo d'un grand blond, en maillot de bain bleu roi dont le haut du torse était entouré d'un bandage. A première vue, elle lui donnait la vingtaine, mais en y regardant de plus près, le creux de ses joues et les cernes sous ses yeux lui conférait l'aspect d'un homme mûr. Elle ne sut alors évaluer l'âge de cet être au corps puissant et au visage buriné. Elle retourna le cliché et lut:
"Saleté à éliminer. Date limite pour la réalisation du contrat: Mercredi 12 octobre Nettoyage parfait à effectuer sans poussière. "
Était-ce une blague ? Qui pourrait avancer tant d'argent pour réaliser une simple plaisanterie ? Et d'abord pourquoi voudrait-on lui en faire une? Et qui était cet homme? Elle ne l'avait jamais croisé, elle s'en serait souvenu. Bien qu'elle n’en concevait pas la raison, elle ne pouvait croire à autre chose qu'un canular. Elle décida de faire payer celui qui avait voulu se moquer d’elle en se servant de l’argent et redescendit à la Héricotière pour poster son loyer. Elle n’y repensa plus et ne chercha pas à savoir qui était l’expéditeur. La curiosité est un vilain péché auquel elle trouvait des avantages à ne pas vouloir s’y adonner.
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Les jours suivants se passèrent formidablement bien.
Eglantine passait ses journées à cuisiner la fenêtre ouverte, de telle sorte que tout le voisinage profitait des odeurs et du ramdam qui provenaient de sa maison. Le cri aigu des marmites, la résonance des casseroles qui s'entrechoquent, le tempo régulier du minuteur, l'appel du four qui annonce un accouchement immédiat, les claquements francs des tiroirs qui s'ouvrent et se referment. N'importe quel passant non averti se serait alarmé d'un risque d'explosion. Mais s'il eut le courage d'entrer, il n'aurait trouvé qu'une petite cuisinière, parfaitement concentrée, répondant à chacun des appels que ses instruments lui envoyaient. Profitant de l'alacrité ambiante, et du départ des villageois qui voulaient se rapprocher de la cuisine, les petits soldats se laissaient glisser le long d'un ruban pailleté qu'ils avaient accroché au pied de la lampe et déroulé jusqu'en bas de l'étagère. Il s'étaient donnés pour mission de rejoindre les villageoises qui à leur intention, soulevaient leurs cotillons en ricanant. Les voisins d'églantine se réjouissaient chaque fois qu'ils entendaient ce tintamarre car ils savaient que cela présageait l'arrivée de délicieux gâteaux. Effectivement, la distribution suivait la préparation. Des biscuits au caramel, à la framboise, des macarons à la pistache, des sucettes au chocolat blanc, des tartes tomate et rhubarbe, des cakes chataigne et potimarron, des panna cotta à l'abricot... Plus les habitants gonflaient, plus leurs esprits se vidaient. Leur seule préoccupation était le taux de diabète, que la seringue signalait en dangereuse augmentation. Malgré ces piqûres de rappel quotidiennes, les villageois ne cessaient de s'arrondir. Prise de remords à la vue de ces bras troués, la pâtissière freinait sa production. L'effervescence des premiers jours étaient alors retombée lorsqu'Eglantine, sortant de chez elle aperçu une silhouette inhabituelle qui parlait avec Mme Baudu. Grande, aux larges épaules et aux fesses rebondies. Ce fut les seuls renseignements qu'elle réussit à obtenir d'aussi loin mais ils étaient suffisants pour l'inciter à s'approcher. Elle prit la direction du village qui la mènerait à sa rencontre, et tout en faisant mine de compter ses sous, elle détaillait le verso de l'inconnu. De beaux cheveux bruns, légèrement ondulés, un jean brut qui moulait son postérieur en laissant deviner de longues jambes athlétiques et une veste en cuir usée qui laissait supposer une vie d'expérience et d'aventure. Cette forme d'environ 1m85 la ravit, elle qui depuis son arrivée ici n'avait trouvé d'homme à son goût; la moyenne d'age étant largement supérieur à 40 ans et les visiteurs se faisant très rares voir inexistants. En avait-elle déjà vu un avant cet homme ? se demanda-t-elle sans oser pousser trop loin la recherche, n'ayant guère envie de s'attarder sur le vide affectif de ces trois dernières années .
L'ayant dépassé, elle se mit à balancer ses larges hanches de droite à gauche et prenait de l'assurance tandis qu'elle sentait osciller le poids de son fessier. Elle avait pu admirer dans les films, l'effet ravageur d'une telle démarche et imaginait déjà le regard envieux du bel inconnu, rivé sur le chaloupé de son arrière-train. Le porte monnaie toujours en main, la houle de ses mouvements fit chavirer les pièces qui se renversèrent sur le sol. Son hardiesse disparut tout aussitôt. Elle se précipita pour ramasser l'argent, les joues en feu. Elle voulut s'assurer qu'il ne rigolait pas et lui lança un regard furtif...qui croisa le sien. Elle cru défaillir. Son esprit se figea et son cœur s'arrêta. Ce qui tétanisait Eglantine, ce n'était pas la grimace de dégoût sur le visage de l'inconnu qui indiquait le fiasco total de son entreprise de séduction. Ce qui tétanisait Eglantine, c'était le cri sourd d'une pensée terrifiante qu'elle cherchait à empêcher de se formuler en gêlant l’enchaînement de ses idées. Mais le cri se fit plus perçant, et brisa la glace du refoulement en milles morceaux qui se répandirent dans tout son corps, dont le fonctionnement intérieur se remit en marche. Comme après l'explosion d'une bombe, et la stupéfaction qui lui suit, l'agitation fut multiplié par cent. Son cœur battait la chamade tandis que sa tête lui hurlait "C'est lui ! C'est l'homme de la photo". Aucun doute, malgré le brun de ses cheveux, et un style baroudeur qu'elle n'aurait pas prêté à l'homme de papier glacé, elle ne pouvait se tromper. Elle reconnut les étranges sillons qui ravinaient ce visage, le supposant travaillé par une puissante force intérieure. Même en vrai, elle était incapable de lui donner un âge. Elle se hâta de rassembler son argent et s'en fut d'un pas rapide en direction de la Héricotière. A destination, elle s'arrêta respirer un instant et dérogea à ses habitudes, en allant boire un verre de vin au "Café de la gare". La première fois qu'elle était entré dans ce bar, c'était la veille. Ordinairement, elle ne fréquentait que la grande table de "La luce verde" qui tenait lieu de café. Tous ses voisins s'y réunissaient et chacun amenait sa boisson. Le patron s'étonna de la voir arriver pour la deuxième fois de la semaine, et ne soupçonnant pas les événements étranges qui venaient de se produire, il se réjouit d'avoir gagner une nouvelle cliente. D'autant qu'il la voyait souvent passer, poster son courrier ou faire des courses et qu'elle ne lui déplaisait pas. Ignorant les remarques grivoises que lui adressait le maître des lieux, elle vida son bordeaux d'un seul coup.
- Elle avait soif la m'zelle églantine ! Va falloir revenir plus souvent, je me chargerais de vous combler. proféra -t-il en lui adressant un sourire baveux et un regard vitreux.
Églantine ne répondit rien, esquissa un sourire inexpressif et paya sa consommation. Elle jeta un faible "au revoir" avant de se diriger vers la colline qui menait à son village. Cette fois-ci, ce n’était pas une, mais deux enveloppes qui l’attendaient devant chez elle. Elle s’empressa de décacheter la première. Sa tentative pour arrêter de penser lui donnait un air absent qui la faisait ressembler à un pantin articulé. Vide, elle était vide. Le soulagement l'envahit. Elle ne savait pas ce qu'elle avait craint mais elle était contente de ne pas l'avoir trouvé. Elle ouvrit la deuxième enveloppe, d'un geste plus détendu. Mais le trouble revint la saisir. Elle sut alors ce qu'elle avait tant redouté puisqu'elle l'avait sous les yeux. Elle aurait voulu ne pas savoir lire pour ne pas déchiffrer les lignes menaçantes qui ternissaient la feuille blanche.
" La saleté est arrivée. Veillez à respecter le contrat. Il ne vous reste que 14 jours. Si vous décidez de refusez l'emploi, merci de replacer la totalité de l'argent dans l'enveloppe vide qui vous a été remise et de la remettre au "café de la gare" . Vous avez jusqu'à demain 13h . Sinon, je considérerais que le contrat a été dûment accepté. En cas de nettoyage négligé, je ferais appel à mon personnel pour vous apprendre à prodiguer les soins que vous n'aurez pas su réaliser. Une expérience pratique est toujours bénéfique. Bien cordialement"
Elle souleva la dalle incrustée au milieu du salon qui protégeait ce qu'elle avait de plus précieux. Elle y plongea une main et en sortit une bouteille de vin sans étiquette. Une de celles qu’elle réservait pour les grandes occasions. Elle la buvait au goulot en s’empiffrant, entre deux gorgées, de macarons fraise-basilic. Le regard rivé sur le mur qui lui faisait face, elle n’attendait pas d’avoir la bouche vide pour s’alcooliser une nouvelle fois. Elle attendait que l'hébétude dans laquelle l'avait plongé le choc de la nouvelle se dissipa. Le paquet de gâteaux fini, l'engourdissement de son esprit s'était tout à fait estompé et les idées avaient émergé. Elle s'attendait à voir déferler une horde de questions existentielles estimant la valeur de la vie humaine, établissant une hiérarchie selon l'existence menée. Elle s'imaginait ressentir le trouble d'un violent combat moral entre la nécessité d'argent et la bonne vertu qui refusait de s'avilir. Mais à sa grande surprise, aucune pensée morale n'avait survécu au passage de la conscience. Si tel duel y avait-il eu, il était mort dans les profondeurs de son esprit car seul des pensées pratiques lui venaient en tête. Comment et où le retrouver ? Comment et où le tuer ? Comment et où l'enterrer ? Trois questions qui lui épargnaient le dangereux dilemme duquel elle n'avait plus à sortir puisque la décision s'imposait comme une évidence. Elle avait besoin de cet argent. Elle ne pouvait pas le rembourser. Elle le tuerait. "C'est un raisonnement logique après tout" se dit-elle. La raison lui avait toujours paru plus fiable que les sentiments. Elle engagea alors toute son activité cérébrale à la résolution de ces problèmes. Le retrouver, l'empoisonner, le jeter dans la rivière pour effacer les traces. Voilà un plan qui paraissait raisonnable. Elle se prépara un café et partit le boire avec les habitants de la luce verde qu'elle avait eu l'impression de délaisser ces derniers temps.
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Le parrain et le pacha étaient les deux seuls à la grande table du village. Les premiers temps, elle les confondait et se demandait pourquoi on leur avait attribué un surnom différent, puisqu'ils faisaient la même chose de leurs journées et se ressemblaient étrangement. Du matin jusqu'au soir, ils restaient assis à jouer aux cartes, fumer, discuter ou se taire selon l'humeur et assister bien sûr à la messe, comme tous les autres résidents. Elle finit par découvrir que l'un deux cuisinait merveilleusement bien les pâtes et que c'est grâce à ce talent qu'il avait hérité d’un sobriquet bien plus séduisant, "le parrain". Elle s'installa à coté d'eux:
- Alors Eglantine, ça fait quelque temps qu'on vous voit courir et vous ne vous posez plus à table avec vos petits vieux. s'exclama le parrain , le regard tendre et rieur
- Je suis désolée, j'étais un peu prise ces derniers temps, enfin façon de parler puisque j'ai été viré. répondit-elle sèchement
- Viré ? s'écrièrent les vieillards étonnés
- Oui, Mr Marcin m'a licencié du jour au lendemain, en prétextant une baisse du chiffre d'affaire. Je diagnostiquerai plutôt une hausse d'avarice car c’est moi qui m'occupais des comptes, et il n'y avait aucun déficit ni baisse de quoi que ce soit ! se surprit-elle à répondre avec humeur
- Oh ! Ce satané Mr Marcin! Que Dieu le punisse ! Qu'allez vous faire maintenant ma petite ? demanda le pacha avec compassion
A cette question, elle se sentit mal à l'aise mais réussit à inventer d'une voix tranquille :
- J'ai quelques économies, je puiserais dedans le temps de retrouver un travail. Et s'il le faut, je chercherais dans les bourgs un peu plus loin que la Héricotière
- Vous nous quitterez ?
- Non, non, je trouverais bien un moyen de m’y rendre, en achetant une moto ou un scooter les rassura t-elle
- Ah! soupirèrent ils de soulagement
- Vous savez, nous nous sommes tant habitués à vous, vous voir partir nous causerait plus de chagrin que notre petit coeur ne pourrait en supporter. confessa le pacha avec
douceur
Emue par cette déclaration, la pâtissière s'apprêtait à partir, plus décidée que jamais à accomplir sa tâche, quand le père Edouard arriva, son thermos à la main.
- Mademoiselle Eglantine, je suis si heureux de vous voir, voilà un bon moment que je ne vous avais pas croisé. s'exclamat-il
Eglantine était la seule du village à ne pas assister à la messe, mais personne ne semblait lui en tenir rigueur et cela ne l'avait pas empêché de sympathiser avec le prêtre, qui était un vieil homme bon et tolérant.
- Vous partez ? Oh restez donc, je vous offre un peu de mon thé de Paris que Carl m'a gentiment offert
- Qui ? s'exclamèrent en choeur les deux paresseux
- Carl, vous savez un grand, brun et bel homme. C'est un voyageur qui fait une escale ici, il veut faire le tour de France en moto. Mais je crois bien qu'il est tombé amoureux de notre beau village car il est venu me voir à l'église l'autre jour pour me demander s'il pouvait assister à la messe, le temps de son séjour ici. Il s'y sent tellement bien, m'a t-il confié. Oh c'est un homme charmant et très religieux.
- S'il sait bien faire le thé, je pense que c'est une raison suffisante pour l'accepter parmi nous. C'est exactement ce qui manquait pour accompagner les délicieux gâteaux d’églantine. affirma le pacha
Celle-ci écoutait attentivement le religieux en essayant de masquer son trouble lorsqu'elle comprit que l'homme dont il parlait n'était autre que l'inconnu qu'elle avait pour cible. Elle continua de siroter le thé que lui avait servi le père Edouard, en enregistrant chacune des informations qu'il lui donnait à son insu.
- Il faudrait l'inviter à manger, où réside t-il ? demanda amicalement le parrain
- A l'auberge de la héricotière. répliqua l'homme d'église
Eglantine dut réprimer une violente envie de dévaler la colline en direction de l'auberge afin de remplir au plus vite sa mission. Au lieu de quoi, elle but une autre gorgée en écoutant silencieusement.
- Organisons un dîner pour demain. reprit le pacha
- Oh superbe idée, nous aurons le temps de tout préparer tu penses ? demanda le prêtre
- Oui, faisons quelque chose de simple et chaleureux à l'image de notre petite cité. Dites moi, eglantine, croyez vous avoir le temps de nous préparer quelques desserts pour demain?
- Avec plaisir. répondit-elle et ne tenant plus en place, elle déclara:
- Je m'en vais d'ailleurs les commencer dès maintenant car combien seront nous ? Tout le village ?
- Oui pour être sur que tout le monde soit là j'annulerai exceptionnellement la messe du soir et nous le ferons à cette heure là. Personne ne rate jamais les vêpres. Encore faut-il demander à Carl s'il est libre mais il m'étonnerait fort qu'il ait quelque chose de prévu. Il n'y a pas beaucoup d’activités dans le coin. Je viendrais vous confirmer dès que j'aurais la réponse.
- Au cas où, je préfère y aller maintenant. Si jamais c'est annulé, je ferais une distribution. reprit-elle avec un nouvel entrain
- Avec plaisir. A demain ! hurla le prêtre tandis qu'elle s'éloignait.
Quelques minutes plus tard, les trois vieux s’arrêtèrent de parler en entendant une rumeur grandissante qui provenait de la maison d’Églantine. D'abord, des claquements nus et métalliques puis progressivement des sifflements et des crachotements accompagnés d'une douce fumée comme une grosse machine qui se met en route. Ils se regardèrent en souriant.
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Il était 18heures, Eglantine avait préparé plus de gateaux qu'ils n'en mangeraient ce soir. Elle avait passé toute la journée et toute la soirée à cuisiner. Ce matin, le père Edouard était venu lui confirmer le repas du soir. Les villageois voulaient tous participer au dîner , si bien qu'il dut annuler les trois messes quotidiennes. Elle avala quelques muffins avocat-banane et partit prendre sa douche. En peignoir, des bigoudis plaqués contre la tête avec un film plastique, elle ouvrit le placard. Une montagne de bouts de tissus colorés, souvenirs des puces de Paris. A l'époque, elle aimait chiner. La forme ou la texture ne rentrait pas en compte dans son choix de vêtement, tout ce qui l’intéressait était la couleur. A une période, elle avait même eu pour ambition de posséder toutes les nuances de toutes les teintes possibles, afin qu'elle puisse refléter chacune de ses humeurs à la perfection. Elle y avait renoncé lorsqu'elle s'aperçut que l’accumulation d'affaires ne lui élargissait pas son panel de choix mais la contraignait à prendre la première venue. Tous les matins, son armoire vomissait des arc-en-ciel, et elle n'avait le courage que d'enfiler ce qui lui tombait sous la main. Cette fois-ci encore, les vêtements s'écrasèrent sur le sol, mais à la différence des autres fois, elle prit le temps d'inspecter chacun de ses habits chiffonnés. Une fois la garde robe entière passée en revue, elle essaya toutes les tenues qu'elle avait retenu.
Que des robes! Que des robes rouges!
Elle les enfila les une après les autres, et s'étudia dans le miroir. Elle opta facilement pour la robe la plus courte. Celle-ci était si moulante qu'elle l'enveloppait sans la compresser, comme une seconde peau qu'on finit par confondre avec la première. A chacun de ses mouvements, des plis se formaient, soulignant ses rondeurs. Un grand décolleté dévoilait toute la partie supérieure de son corps jusqu'à ses tétons, qu'elle considérait comme les limites naturelles de la décence. Il était 19h30. Elle se coiffa et se maquilla rapidement, prenant soin de vérifier qu'elle n'avait pas de rouge à lèvres sur les dents et s'en fut lourdement chargé, rejoindre la table du village.
Elle fut émerveillée par le travail de ses voisins. La place était magnifique. Ils avaient installés des guirlandes lumineuses dans les arbres. Ci et là brillaient des lampions. Sur la nappe à carreaux rouge et blancs, des petites bougies scintillaient. L'endroit était devenu féerique. Ils étaient tous déjà là. Le père, en chemise blanche présidait le repas en bout de table. Il riait à gorge déployé. Petit et trapu, il n'en était pas moins charismatique. Ses beaux yeux bleus lagon rayonnaient de douceur, et son rire franc séduisait toujours son interlocuteur. Il irradiait de bonté tel un saint homme et aurait presque donner envie à Eglantine de croire en Dieu. A sa gauche siégeait Monique Baudu dans son éternelle robe noire. Elle écoutait la conversation, la bouche pincée et l’œil attendri. Elle regardait le monde à travers le prisme de ses principes et mimait la tolérance à l'égard de son prochain, duquel elle ne manquait pourtant jamais de remarquer les défauts. Si le Saint Père existe, pensa Églantine, il la nommera sûrement gardienne de la grille du paradis. Josiane, était en noire également, mais la pâtissière avait des raisons de croire que c'était pour elle plus une question de coquetterie que de dévotion. Elle parlait sans cesse de sa plastique de rêve d'antan, quand elle était "Actrrrice vous savez". Le seul vestige de ce temps perdu était ses dents blanches hollywoodiennes qui aujourd'hui convenait mal avec ce visage fripé.
- Vous savez pourquoi je suis écolo ? lançait cette dernière en riant. Ben c'est bien simple, dans le temps, ma couche de fond de teint c'était ma couche d'ozone à moi , elle garantissait la vie de ma carrière. Et pis ben , quand elle était plus assez puissante pour me protéger, les attaques extérieures ont commencé à m'atteindre. Et voilà, je me retrouve avec cette gueule ravagée et une carrière enterrée. Alors si ça peut ralentir la fin des choses, vive l'écologie !
- Tais toi! ordonna son mari, à coté d'elle.
Il la réprimandait chaque fois qu'elle parlait de son passé. Il ressemblait à un personnage de dessin animé. Son visage enflé était soutenu par un grand corps svelte. Malgré sa froideur, il était d'une immense gentillesse et Eglantine au début surprise par leurs disputes publiques avait fini par comprendre que c'était leur manière de s'aimer. A la droite du prêtre, le parrain et le pacha riaient tellement qu'ils s'étouffaient avec la fumée de leur cigare. Les deux portaient des chemises à carreaux dans les tons pastels, mais le parrain avait recouvert la sienne d'une élégante veste en daim. A leur gauche, Bernard, emmitouflé dans sa polaire bleu pâle s'adressait à Josiane. Il était court sur pattes et ramassé, si bien qu'on le pensait petit et chétif. Mais en été, il dévoilait un corps tout en muscle, en nerfs et en tendons. Il réparait souvent une vieille voiture devant sa maison, et c'est là qu' Eglantine avait été surprise de lui découvrir des collines à la place des biceps et des ailes avortées en guise d'omoplate qui formait deux bosses à l'arrière de son T-Shirt. Il avait tout d'une gargouille. Eglantine l'aimait beaucoup car ses manières précieuses contredisait ce corps râblé et, trahissaient sa bienveillance.
- Ravagée ou non, vous resterez toujours notre belle et unique actrice. la rassura-t-il
Germaine le fantôme aquiescat timidement. Eglantine trouvait qu'elle portait bien sur surnom car elle la voyait rarement. Même quand elle était présente, elle l'oubliait facilement. Elle était maigre, réservée et s'enroulait sur elle-même. Son menton touchait presque son thorax, si bien que sans le vouloir, elle ne voyait qu'elle. Églantine se demandait si c'est son squelette, déformé de naissance qui l'avait destiné à une telle personnalité ou si c'était sa gêne extrême qui l'avait fossilisé dans cette posture. En tout cas, se dit-elle, ce doit être horrible d'assister à sa décrépitude sans pouvoir lever le nez en l'air. Elle ne parlait jamais en public mais approuvait chaque parole aimable et s'attristait de toutes celles qui ne l'étaient pas. Sa fragilité était telle que les chamailleries incessantes de Josiane et son mari, lui paraissaient insupportable. A l'autre bout de table, Carl était assis en face du prêtre et tournait le dos à Églantine tandis qu'elle s'approchait. Edouard sourit en l'apercevant, et les autres se retournèrent pour la voir arriver.
- Ouawww, Eglantine, vous êtes bien jolie ce soir. lui dit le pacha
Elle sourit, posa ses paniers sur la table, en sortit les gourmandises qu'elle plaçat où elle le put sous les sifflements emerveillés de l'assemblée et s'assit sur la chaise libre à côté de Carl. Elle soupçonna les villageois de l'avoir sciemment placé à côté de lui.
- Bonsoir lui dit-il d'une voix grave ... Et la terre se mit à trembler sous ses pieds. Cette salutation résonna en elle comme une détonation. Le son exprimait une grande maîtrise de soi et une profondeur insondable. Elle se força à répondre:
-Bonsoir. Comment-allez vous ?
Mais son ton à elle était tremblant. La voix enraillée, une gamme trop élevée et un débit rapide qui trahissait son malaise. Le pasteur mit fin à cette atmosphère pesante en s'exclamant
- Merci à tous d'avoir participé à l'organisation de cette soirée qui je le rappelle est en l'honneur de notre invité, fraîchement arrivé au village ... MONSIEUR CARL ...
Il dirigea sa paume de main vers l'interessé pour lui signifier qu'il lui laissait finir la phrase
- Jarmin. articula le convive
- Donc, en l'honneur de Monsieur Carl Jarmin, reprit l'homme de foi, je déclare le gueuleton OUVERT !!
Le dernier mot fut accueilli par un tonnerre d'applaudissement et des bruits de couverts.
- Mais avant ... ajouta Edouard, qui attira de nouveau l'attention sur lui, décevant la moitié de l'auditoire qui par respect, dut reposer les fourchettes sur la table.
- AVANT, je voudrais dire que c'est toujours un plaisir pour nous d'agrandir notre famille. Voilà maintenant de nombreuses années que nous sommes ici. Nous y sommes heureux mais il est vrai que la vie en montagne a certains inconvénients.
Les délicieux mets qui embaumaient emportaient la concentration des villageois et les yeux avaient du mal à se retenir de loucher. Edouard, imperturbable continuait son discours :
- Il est parfois difficile de faire de nouvelles rencontres. Et puis, à nous dont le réservoir d'oxygène est déjà plus qu'à moitié vide, le contact avec la jeunesse nous fait du bien. Je voudrais en profiter pour remercier Eglantine qui a égayé ces trois dernières années avec son joli sourire et ses bonnes pâtisseries. Et aujourd'hui, je pense pouvoir parler au nom de tous, en affirmant que votre venue, Mr Jarmin nous cause une immense joie. J'espère ne pas vous offenser en révélant ce que vous m'avez dit l'autre jour, que vous envisagiez de rester quelque temps parmi nous parce que vous vous y sentiez bien. Vous ne pouvez pas savoir comme ces paroles m'ont réjoui. De vous entendre dire que la LUCE VERDE représente pour vous un HAVRE DE PAIX, c'est ce que nous nous employons à construire depuis des années et il est plaisant de s'entendre annoncer la réussite de l'objectif que l'on chérit. Comme celle d'Eglantine, votre arrivée nous apparait comme un Signe du Seigneur, qui sachant que l'obscurité nous aura bientôt tous englouti, nous envoie des petites Lumières pour guider nos pas vers lui dans la JOIE. Pour finir, Je citerais cette phrase d'André Gide que j'ai relu pour l'ocassion: "J'appris à juger tous les êtres à leur capacité de réception lumineuse, certains qui dans le jour surent accueillir le soleil, m'apparurent, la nuit, comme des cellules de clarté". Et je me permets de l'intérpréter à ma manière en affirmant que c'est de vous, Réservoirs de JEUNESSE et d' ECLAT, dont nous avons besoin.
Ils avaient maintenant tous les yeux fermés comme pour mieux recevoir les paroles du saint homme, à l'exception de Carl et d'Eglantine, stupéfaits par les qualités oratoires du religieux qui accompagnait son monologue de gestes vifs, de froncements de sourcils et de majuscules.
- Sur ce finit-il d'une voix douce en ouvrant les yeux, ce dîner est également l'occasion de nous raconter ce qui vous a mené jusqu'à nous Mr Jarmin. Mais je ne vous ferais pas plus attendre et vous invite à déguster ces petites merveilles avant qu'elles ne refroidissent. Bon appétit.
Tout le monde ouvrit les yeux et sans même paraître se souvenir de la solennité de l'instant précédent se ruèrent sur la nourriture dans un joyeux fracas de vaisselle.
- Je viens de Paris. commença Carl
En entendant le nom de la capitale, Josiane s’intéressa a la conversation. Elle, qui jusque là ne se préoccupait que des spaghettis qu'elle essayait de manger dignement en les tortillant indéfiniment autour de sa fourchette. Opération vaine puisque son menton se tâchait d’huile à chaque bouchée.
- Il y a 1 an et 4 mois, ma femme m'a quitté. Sur le coup, je n'ai pas trop réalisé. Je me suis jeté à corps perdu dans le travail. Je me déplaçais de canalisations bouchées en tuyaux usagés. Et puis, je crois qu'il y a réellement un fantasme autour du plombier si bien que certaines clientes m’accueillaient en robe de chambre. . .
Les vieilles gloussèrent
- Bref, Toutes ces petites aventures m'ont permis de vivre ma vie sans trop réfléchir. Je ne dirais pas que j'étais malheureux mais j'étais plutôt comme... vide. Et puis un matin, sans savoir pourquoi je n'ai plus eu envie de rien, le chagrin m'est tombé dessus comme ça, la vie n'avait plus de sens. J'ai commencé à aller à l'église, moi qui n'était pas très croyant, cela m'a beaucoup aidé . Un jour, un prêtre qui était devenu un ami m’a conseillé de quitter Paris, son stress, sa pollution, ses klaxons... alors je suis parti. J'ai réalisé que j'avais accumulé pas mal d’argent, assez pour vivre correctement pendant des années sans rien faire. J'ai fais mon sac et je suis parti du jour au lendemain sur les routes de France. Ça fait 3 mois que je visite l'hexagone et le hasard m'a mené jusqu'ici, où le calme et la douceur de vivre finissent de cicatriser mes plaies.
Chaque phrase était prononcé avec une voix attendrissante. Les villageois dont les visages et les mains luisaient de graisse écoutaient son histoire les yeux brillants, emplis de larmes. Eglantine se sentait terne à côté d'eux, car elle ne réussissait pas à s'émouvoir pour cet homme qui ne lui inspirait pas confiance. Le trémolo de sa voix ne lui semblait pas naturel, et sa déclamation savamment maîtrisée. Carl mit fin à cette séquence émotion en reprenant d'une voix plus claire:
- Assez parlé de moi ! c'est à vous de m'apprendre ce qui vous a amené ici.
Et tour à tour, les habitants racontaient jovialement la raison pour laquelle ils vivaient ici. Eglantine goûtait la dinde aux marrons en écoutant vaguement les histoires qu'elle avait déjà entendu des tonnes de fois, abandonnant tout à fait le projet de dêmeler la réalité de la fiction. D'abord le prêtre miraculé, qui avait sauté en parachute de son avion dont le moteur avait été endommagé par un missile allemand, et qui avait atterrit là in extremis tandis que tous ses camarades étaient morts.
" - La première chose que j'ai vu, c'est cette magnifique église au milieu de rien et j'ai pris ça comme un signe de Dieu. Il m'a sauvé de la mort et m'a montré le chemin, ma vie devait se faire ici. J'ai envoyé des lettres à ma famille pour les informer et la seule à m'avoir rejoint , c'est ma soeur Germaine.
L'histoire d'Edouard évitait au « fantôme » de parler qui semblait la seule à ne pas avoir envie de mettre sa vie en scène. Mme Baudu poursuivi en affirmant que la lumière qui transperçait les vitraux de l'église l'avaient sauvé de la détresse dans laquelle elle était lorsqu'elle était tombé en panne ici en bas de la montagne, seule et en pleine nuit. Après la mort de son fils et des mois entiers d'insomnies, elle partait s'installer chez sa fille dans le nord.
"- J'ai couru aussi vite que j'ai pu vers cette église, et en ouvrant la porte, je me suis senti tellement bien que je me suis endormi. Je ne me suis réveillé que 48h plus tard. C'est vrai hein ?! le prêtre hocha la tête en souriant. J'ai écrit à ma fille pour lui annoncer que je pensais finalement rester ici et elle m'y à encouragé. "
Ce fut au tour de Bernard de raconter son aventure.
" - Moi c'est plus simple, je venais souvent chasser dans les bois près d'ici du temps où il était encore permis de chasser librement . Et puis un beau jour, j'ai vu un bel animal au loin qui se déplaçait lentement, je l'ai suivi en restant à distance.
Mme Baudu se mit à glousser
- Je voulais tirer mais j'étais fasciné par son allure et je n'arrivais pas trop à distinguer ce que c'était alors je l'ai filé jusqu'à la lisière de la forêt. Quand il est sorti des bois , je me suis aperçu que c'était une belle féline .
Mme baudu rougit
- Je l'ai châperonné jusqu'ici en m'inquiétant du sort d'une si jolie jeune fille seule en pleine campagne.
Mme Baudu ronronna presque.
- Et l'endroit m'a paru magique. J'y suis resté et j'ai arrêté de chasser."
Mme Baudu et Bernard se tournaient autour depuis des années. Ce n’était un secret pour personne. Pourtant, agir comme si personne ne connaissait la nature de leurs rapports semblait faire partie intégrante du plaisir qu’il tirait de leur relation. Au fond, Eglantine les soupçonnait de se satisfaire de cette ambiguité et de ne pas désirer plus que cette relation platonique.
"- Eh bien moi, renchérit Josiane , c'est lors d'un tournage que j'ai découvert pour la première fois cet endroit. Je venais jouer la jeune fille pourchassée par un tueur qui se réfugie dans la forêt. Oh il y avait des scènes horriblement difficiles vous savez. Les poursuites dans les bois,c'était atroce, il y a toujours une branche qui traine dans laquelle vous vous prenez le pied ou les cheveux. Et dans ces cas là, fallait continuer hein, pas question de s'arrêter, quitte à perdre une touffe de cheveux. Enfin bon, j'ai bien pensé à me plaindre comme René me l'avait conseillé mais que voulez vous, être actrice, ça demande des sacrifices. Alors j'ai pris mon mal en patience et "Le pas de trop" fut un véritable succès. "
Son mari la fusilla du regard
- Oh chéri arrête, l'heure est aux souvenirs alors laisse moi raconter les miens. Donc voilà, ça a sans doute été ma plus grande fierté et René aussi avait aimé le paysage , c'était donc pour nous comme une évidence de venir habiter ici à la fin de ma carrière. Ce que nous avons fait. Et..."
Son mari lui coupa la parole
"- Chérie, on a pas encore entendu le pacha et la parrain, laisse les autres parler aussi."
Blessée dans son orgueil, elle ne répondit que par un haussement de sourcil qui semblait signifier "qu'ont ils de plus intéressant à raconter ? ".
Le pacha parla de sa passion pour les animaux sauvages et de son espoir de trouver de nouvelles espèces en se perdant dans la nature qui n'était pas encore cartographiée . Les plantes atypiques de cet endroit l'engageaient à penser qu'il y résidait aussi des animaux ou insectes originaux. Aussi, avait-il décidé de se fixer ici pour son étude.
" - D'autant que le calme et la tranquillité du lieu me plaisait, et me permettait de vivre avec tous mes animaux sans être dérangés par tous ces idiots de la ville qui en ont peur, sans les comprendre. Ici, la seule règle que l'on m'ait donné, c'est de ne pas les laisser se balader en liberté. Pas de problème. J'ai construit ma maison dans l'arbre et je vis heureux avec toutes mes bestioles. Mais, il y avait juste deux choses qui me manquaient, la cuisine du parrain et le parrain ! Alors je l'ai appelé et lui qui s'embêtait sous les chênes français, ben il est venu me rejoindre . Je dis les chênes parce que y a que ça partout, des chênes pédonculés, des chênes sessiles, des chênes verts, des chênes lièges ... Et le pire c'est que les gens ont l'air tellement content de ce paysage uniforme qu'ils en plantent eux même. Non mais je te jure, ça devrait être interdit !"
Et le parrain prit la relève pour expliquer l'océan de pleurs déversé par sa famille lors de son départ autour des 5 kilos de pâtes au ragoût qu'il leur a laissé en cadeau d'adieu. Carl écoutait attentivement chacun des villageois en les fixant, sans exprimer aucune émotion. Il était impossible de savoir ce qu'il pensait, mais son regard concentré semblait tout analyser. Églantine n'aimait pas sa retenue . Son œil inquisiteur la gênait. Lorsqu'il se posait sur elle, elle avait l'impression désagréable d'être fouillée. Après cette brève présentation de chacun d'eux, la conversation dévia sur les sujets habituels. On discuta fort de la hausse du prix du pain de la boulangère de la Héricotière. Il était question d'organiser un boycott générale en envoyant chaque jour et à tour de rôle un militant chargé d'aller chercher le pain à la boulangerie de "la bavaroise" situé à plus de 14Km. La mission n'était pas aisée car seul Bernard possédait une voiture mais sa passion pour la mécanique l'obligeait à faire en sorte qu'elle n'atteigne jamais l'état de marche. A la fin de chaque été, après de nombreuses heures de bricolage, il s'assurait qu'elle ne fonctionnait toujours pas afin de se garantir une activité pour la saison prochaine. Carl se présenta comme l'homme providentiel.
- Moi, je peux y aller en moto. proposa-t-il Vous me ferez votre commande la veille et le lendemain matin, je vous l'apporterais. Ca me fera un peu d'activité. Qu'en dites vous?
Les vieux le remercièrent chaleureusement et la discussion reprit sur les éternels éternuements nocturnes de Monique Baudu. A ce stade de la conversation, Eglantine avait pour habitude de se diviser, ce qu'elle fit une nouvelle fois. Elle laissait son esprit vagabonder tandis que son corps restait parfaitement immobile. Soudainement, Carl l'obligea à se réunifier:
- Un peu de vin ?
Elle dut faire un effort pour reprendre ses esprits et acquiesça. Ne voulant pas croiser le regard de l'étranger, elle fixait son verre tandis qu'il le remplissait d'un épais liquide rouge.
- On dirait du sang n'est ce pas ?
Églantine sursauta et se tourna vers lui. Un sourire sardonique lui déformait le visage et ses yeux profonds étincelaient de malice.