Il commença par remonter le fleuve de Cône, puis chemina à travers la vallée de Jollidonna. Ensuite, il avait fallu grimper les pentes des hautes montagnes de l’Epine Dorsale. Le danseur choisit le chemin ancien, celui des Crêtes, pour rejoindre la plateforme du téléphérique. Par défi, il choisit une fois encore l’option ardue, délaissant le téléphérique pour grimper à pied avec les chamois.
Enfin, il finit par entrer dans le royaume de brume qui marquait le point de départ pour les territoires d’Aedor : la gare du train des nuages.
En ce temps-là, Marco portait la barbe, ainsi qu’un cache-poussière fatigué, des bottines usées, un pantalon à pince et une chemise fuchsia à col requin. Et bien sûr son fidèle parapluie avec lequel il transportait un baluchon ventru sur une épaule.
L’agent secret se rappelait bien de l’ambiance qui régnait sur la plateforme de Gouges. Les brumes recouvraient tout. Elles n’étaient pas très denses par rapport à ce qu’on peut trouver en Aedor, mais il ne s’y était pas encore habitué. Et si elles ne masquaient pas le décor, elle le rendait indéniablement vague. Les silhouettes empressées paraissaient irréelles, ternes, déformées, leurs contours se dissipant dans le brouillard.
Un peu perdu dans ce lieu où tout le monde semblait savoir où aller, Marco mobilisa inconsciemment ses autres sens. Ça sentait l’humidité, la mousse, et la terre, mais aussi la lessive, de ce passager qui était passé juste à côté de lui, le foin, le métal chauffé, et la graisse qui servait à le lubrifier. Il y a avait mille et un bruits, des craquements, des chocs sourds, des milliers de pas tapant contre la roche glissante, et des dizaines de voix qui hurlaient à travers la brume. Étrangement, à travers tout ce boucan, le danseur arrivait encore à percevoir la petite musique enfantine de l’orgue de barbarie du téléphérique. Des petites notes métalliques, incongrues au milieu de tout ce foutoir.
Suivant le mouvement général, il s’engagea dans un tunnel sombre, humide et étroit, creusé directement dans le flanc de la montagne. A l’intérieur, le trafic était pratiquement à l’arrêt tellement il était embouteillé. Mais profitant du mouvement des corps contre les corps et des espaces laissés vides, Marco en sortit de l’autre côté alors que ceux qui le précédaient étaient encore retenus à l’entrée du boyau rocheux.
Au-delà, il y avait un espace ouvert vers l’infini, la véritable gare des nuages qui donnait sur le grand gouffre de l’Incoloro. D’épais et longs câbles perçaient l’horizon blanc et aveuglant, et semblaient disparaitre dans le néant. Du côté montagne, de grands halls d’accueil aux lampes blafardes rendaient le monde un peu plus tangible. A l’aplomb des longs câbles perdus dans l’espace immaculé, d’impressionnantes rampes attendaient d’accueillir la bête de bois et de métal qui reliait ce bout du monde à un autre, le train des nuages.
Tout le long du grand gouffre, le précipice qui tombait à pic sur plusieurs centaines de mètres, on avait judicieusement installé toute une série de lampadaires produisant une lumière rouge, afin de prévenir du danger.
S’engageant dans le hall de départ, à nouveau dans un monde qui ne devenait pas flou à cinq mètres devant lui, Marco trouva rapidement le guichet pour acheter son billet de train, une petite maisonnette rustique autour de laquelle on avait dû construire le hall. A l’intérieur, une vieille dame semblait s’ennuyer fermement.
— Bonjour madame, un billet en partance pour Aedor s’il vous plaît.
La guichetière le regarda d’un air fatigué mais lui rendit son sourire :
— Certainement monsieur, un billet pour hier ou pour aujourd’hui ?
Le danseur tiqua :
— Je pars aujourd’hui… Le plus vite possible…
— Très bien, vous avez de la chance, il me reste quelques places pour le train d’hier. Je vous donne ça tout de suite.
— Merci… Mais je préfèrerai un billet pour aujourd’hui si ça ne vous fait rien.
— C’est vous qui voyez, je croyais que vous vouliez partir aujourd’hui, pas demain.
Marco déposa son balluchon à ses pieds et dévisagea la guichetière les sourcils froncés. Elle ne semblait ni se moquer de lui, ni avoir un quelconque trouble mental :
— Je ne comprends pas, je veux partir aujourd’hui et d’après les horaires que j’ai consultés, et vérifiés, le train d’aujourd’hui doit partir dans une demi-heure. Donc… Je vais prendre celui-là. Je suis pressé.
La guichetière derrière sa fenêtre considéra le billet qu’elle allait donner au vagabond en face d’elle, elle le laissa de côté et observa l’homme par-dessus ses lunettes, comme une grand mère qui s’apprêtait à donner une leçon de vie à un jeune godelureau :
— Pas un habitué, pas vrai ? On part refaire sa vie de l’autre côté ? Ecoutez… Ici c’est une habitude, une sorte de… tradition, les trains ne sont pas à l’heure. Donc si vous regardez les horaires forcément… Pour vous dire, le train d’aujourd’hui, le numéro 612, en provenance de Gouges et à destination d’Aedor, départ initialement prévu à 11h10, est annoncé avec un retard d’environ un jour et demi. Sur la note que j’ai ici, il est écrit aussi « merci de votre compréhension », si ça peut vous consoler…
— Et ils viennent d’où tous ces retards ?
— Ca dépend ! Des fois ce sont des problèmes techniques, un câble fragile, un fouet qui se coince, des fois c’est la météo, des fois des erreurs, les gars ont oublié d’accrocher la locomotive par exemple… Mais il y a aussi pas mal de grèves.
— Des grèves ?
— Oui, vous savez ici le train a un peu le monopôle, et des gens qui savent bosser dessus, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un bouquetin, alors quand ils ne sont pas contents, ça bloque. Et pour râler, ils sont champions… Remarquez moi je ne m’en plains pas, j’ai des avantages aussi.
Marco se pencha sur le rebord de la fenêtre :
— Ce n’est pas la Guilde des Jeux qui chapote un peu tout ça ?
La guichetière acquiesça.
— Et la Guilde laisse faire ?
— Oh je suppose qu’elle pourrait trouver à y redire ! Mais vous savez, la contestation sociale, c’est une forme de jeu politique. Alors tant que jeu il y a, la Guilde est contente… Surtout que personne n’est dupe, c’est un jeu à plus de deux, il y a la Guilde, les différents syndicats et puis le reste du monde : les passagers comme vous, les importateurs, les sociétés minières, les concurrents. Ce genre d’imprévisibilité, ça permet toujours de négocier…
Le danseur se redressa en se grattant la barbe. Il mesura toute la diversité culturelle qui existait entre les différentes Grandes Guildes. Dans la même situation, la Guilde des Musiciens se serait assuré, à n’importe quel prix, que le train soit parfaitement opérationnel. Par orgueil, mais aussi pour afficher à la face du Monde toute sa maîtrise des arts et la perfection de ses technologies. Un train qui naviguait sans aucun accroc, bercé par les arts harmonieux de la Guilde, voilà ce qu’elle aurait présenté. Elle chercherait à le rentabiliser au maximum, en assurant le plus de voyages possibles selon un mécanisme bien huilé, tout en l’utilisant comme une vitrine pour promouvoir ses arts…
— Le train d’hier alors. Il part quand ?
— Je ne lis pas dans les cartes, sinon je ne serais pas là, mais il y en a qui disent que le train d’hier pourrait partir aujourd’hui avec un peu de chance. Autre chance pour vous, il me reste quelques billets en première classe.
— La chance a l’air d’être utile par ici…
— Vous entrez dans un monde que l’homme n’a pas encore apprivoisé. Et pour la partie civilisée, c’est la Guilde des Jeux qui domine, alors je vous conseille de compter sur votre chance. Mais méfiez-vous, ça s’épuise vite ce genre de ressource.
— Première classe, donc cher le billet.
— Ah ben dans la vie on ne peut pas tout avoir mon bon monsieur, c’est 40% plus cher oui, mais il y a des sièges en cuir, pas de bestiaux et un repas possible à bord. Voilà votre billet, pour le prix c’est marqué dessus, on n’en parle pas, vous me donnez les sous et moi je tamponne. Parlez d’argent c’est mauvais pour la santé.
Marco sortit une sente de son baluchon qui contenait déjà peu d’argent, et qui n’en contiendrait pratiquement plus après qu’il eut payé le trajet. Il hésita à négocier, mais le monopole, les délais… Ça ne servirait sûrement à rien. A contrecœur, il déposa la somme demandée sur le rebord de la petite maison de pierre. L’or n’eut pas le temps de briller que la guichetière avait récupéré les pièces et tamponné le billet.
— Bon voyage.
— Merci, bonne journée.
— Merci, ah au fait ! Méfiez-vous pour le train, comme il aura du retard, il faudra embarquer très vite et comme on ne sait pas à quelle heure il sera là, je ne peux que vous conseiller de patienter dehors. Et faites attention de l’autre côté, je ne plaisantais pas quand je disais que c’est un monde sauvage. Trop de gens n’ont pas voulu suivre les règles et s’y sont perdus corps et âme…
Marco hocha la tête, fit un vague signe de la main à la guichetière et sortit du hall.
Le temps passa.
Le danseur essaya bien d’observer le gouffre, mais il ne pouvait en apprécier la profondeur avec toute cette brume. Si vous leur prêtez l’oreille certains vous diront que le gouffre d’Incoloro plonge jusqu’aux entrailles de la Terre, et il y aura certainement pas très loin quelqu’un pour arguer que non, le gouffre il l’a arpenté plus jeune et que franchement si le centre de la Terre ressemble à un gigantesque éboulis, sillonné de torrents glacés et peuplé de ragondins, et ben c’est vachement décevant.
Et c’est alors qu’il commençait vraiment à trouver le temps long, qu’un curieux manège lui permit de patienter.
Une petite armée d’employés de la gare commença, non sans bruit, à grimper sur l’une des rampes de lancement du train, équipée de pancartes, de banderoles, d’instruments pour faire un maximum de bruit. Une fois en haut, malgré les insultes du chef de gare, ils installèrent des barbecues, et commencèrent à faire griller saucisses et merguez en revendiquant. La raison des protestations n’était pas très claire, sur les pancartes les slogans se résumaient à « Yen à marre !!! », « trop c’est trop », « patron voyou, cheminots à genou » ou encore « Un train dans les nuages, la direction est dans le brouillard, nous c’est la Lune qu’on nous demande », lorsqu’il ne s’agissait pas du nom des organisations syndicales elle-même, telle que « Saucisses, Union et Droit » et « Cumulonimbus, Grabuge et Travail ».
Pour les revendications orales, puisqu’ils hurlaient tous ensemble et souvent avec la bouche pleine, c’était plutôt confus.
Marco s’approcha de l’endroit, se doutant bien que s’ils avaient choisi cette rampe ci, c’était qu’un train allait surement venir s’y poser. Les autres futurs passagers prenaient le même chemin dans un mouvement qui semblait naturel. « Peut-être que c’est aussi une tradition. Les manifestants accueillent les trains et servent de repère aux voyageurs. » pensa le danseur.
Les narines emplies de l’odeur des saucisses grillées, l’agent des senseurs tenta de grappiller quelque chose à manger. Il finit par y parvenir en se positionnant contre la société de train. Mais il fut ensuite chassé lorsqu’on constata qu’il avait pris un billet en première aujourd’hui même pour un train de la veille.
Le lourd câble de métal tressé commença à tressauter, puis à se tendre en gémissant. Les claquements des crochets de l’attelage se firent entendre, ainsi que de longs frottements métalliques écrasant le bruit plus feutré de glissement de patins sur la neige.
Une masse sombre commença à percer la brume.
Le train des nuages arrivait.
J'adore.
Le passage avec les grévistes m'a fait pouffer de rire. C'est tellement ça...
Je sais pas comment tu fais pour maintenir l'ambiance un peu sombre et la tension avec autant d'humour décalé, c'est une prouesse.
Une sorte de nihilisme nonchalant aussi.
Du coup, le résultat n'est pas tant un choix, mais plutôt le produit d'un état d'esprit cynique qui s'est développé telle une mauvaise herbe dans le terreau fertile de l'absurdité du Monde.
Bon allez, j'arrête le n'importe quoi philosophique, merci beaucoup pour ton retour !