Chapitre I : L’écran blanc

Par mehdib

     « Je vais me foutre en l'air, » pensait Jordane en fixant l'écran blanc de son ordinateur portable. Elle avait l'impression d'être gelée, assise dans ce café à l'ambiance froide et terne : autour d'elle, quelques clients sirotaient leur boisson d'un air perdu ; au comptoir, les employés répétaient le même rituel de geste comme des zombies. Elle avait un document ouvert, mais qui n’allait pas plus loin que le titre de son article : la barre noire verticale clignotait avec entêtement, comme pour lui sommer de continuer son écriture. L'ordinateur passa en veille et l'écran s'éteignit pour lui renvoyer le reflet d'une jeune femme au regard impassible, cachant son inquiétude. Elle esquiva l'intensité de ses yeux verts et posa la main sur sa cuisse pour arrêter sa jambe qui s'agitait nerveusement, son pied tapant au rythme du curseur qui la narguait. Elle attrapa le gobelet en carton posé sur la table, huma le café noir et maintenant froid, et le reposa avec déception.

     Une ombre passa devant la porte de l'établissement et le carillon annonça l’arrivée d’un nouveau client : Jordane reconnut l’homme qui entrait, et elle referma son écran d'un geste involontaire, comme prise la main dans le sac. Elle passa la main le long de ses cheveux châtains comme pour faire diversion, et le visage du jeune homme s'éclaira lorsqu'il l'aperçut à son tour.

     — Il fût un temps où on se retrouvait au bar, avec ma bière déjà servie et la prochaine tournée commandée d’avance ! lança Raphaël.

— Ça, c'est quand on était étudiants et qu'on pouvait dormir en amphi le lendemain, rétorqua-t-elle à son meilleur ami.

Il prit place en face d'elle, saisit distraitement le gobelet de café presque vide qu'il renifla avec suspicion, et le reposa d'un air déçu.

— Tu vas bien ? Tu m’as l'air presque inquiète, lui demanda-t-il en enlevant sa veste.

— Au top, mentit-elle, mais si tu me disais plutôt ce que tu as pu trouver aujourd'hui ?

Il s'arrêta dans son geste, et son sourire retomba :

— Heu… ce n’est pas très bien engagé.

Il sortit de la poche intérieure de sa veste un petit carnet froissé. Jordane s'en empara et feuilleta les premières pages, où une liste de noms était inscrite : tous avaient été barrés. Raphaël la vit porter discrètement sa main à son collier, et il ajouta :

— Je n’ai rien trouvé dans les fichiers de l'hôpital, ni de la mairie, mais ça ne veut pas dire qu'elle n'existe pas : peut-être qu’on cherche pas au bon endroit…

— Pas de soucis, coupa-t-elle avec un sourire, je n’ai pas dit mon dernier mot !

— Tu as un plan ? Tu m'intéresse…

— Figure toi que pendant que tu passais du bon temps avec la bibliothécaire, j'ai réussi à trouver un guide pour nous amener près de la mine. Et puis, ce soir on doit toujours passer au tunnel, ça sera déjà ça.

Elle frissonna sans s'en rendre compte à la mention du tunnel.

— Déjà, rétorqua Raphaël d'un ton faussement outré, je n'ai pas passé du bon temps - il marqua les derniers mots d'un signe de guillemets imaginaires - mais risqué, peut-être littéralement mes fesses, pour chopper les informations. J'ai fait le coup de l'ordinateur qui n'avait pas de batterie pour brancher ma clé sur l'ordi de la petite vieille, et elle a accepté. Mais j'ai tellement la côte avec les demoiselles du troisième âge que même si je n'avais besoin de la charmer que cinq petites minutes le temps que mon cheval de Troie se télécharge sur son poste, elle m'a tenu la jambe pendant une demi-heure !

     Pas étonnant qu'il ait du succès, pensait Jordane : du haut de son mètre quatre-vingt-cinq, son corps plutôt athlétique et sa peau d'ébène, ses habits négligés ce qu'il faut et ses dreads mi longs sur le dessus de son crâne qu'on avait envie de remettre en place en gloussant, la petite bibliothécaire n'avait aucune chance.

     — Tout ça pour pas grand-chose, visiblement, moqua-t-elle.

— Oui, siffla-t-il en se grattant la tête. Depuis son PC j'ai eu accès au réseau du bâtiment, puis de la mairie avec les certificats de naissance, mais aucune trace d'une Inès qui puisse correspondre. J'ai cherché dans les dossiers de l'hôpital, mais je n'ai même rien trouvé sur l'accident.

     Jordane acquiesça d'un air entendu : elle connaissait Raphaël depuis un bon bout de temps, et elle savait qu'il était un très bon hacker. Même si elle ne comprenait rien à ce qu'il essayait de lui expliquer sur l'informatique, elle avait bien compris qu'il prenait son poste dans une société de conseil en cyber sécurité très à cœur et qu'il était passionné. De jour, il expliquait à une entreprise comment gérer son pare-feu ou son vépéaine, et de nuit, il commettait de sérieux délits - il lui semblait bien qu'on pouvait faire de la prison pour ça - pour l'épauler dans ses enquêtes. Elle ne savait pas s'il faisait ça parce que le risque l'excitait, ou s'il aimait jouer les détectives amateurs avec elle, ou même si c'est parce que lui aussi aimait passer du temps avec elle ; en fait, elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il acceptait de l'accompagner. Peut-être qu'il faudrait qu'elle lui demande, à l'occasion.

     — Quoi ? demanda Jordane en se tirant de sa torpeur.

— Ça va aller pour ton article ? répéta-t-il.

— Oui bien sûr, je retombe toujours sur mes pattes, rassura-t-elle. Il nous reste encore ce soir et demain.

     Jordane travaillait pour une revue intitulée « les contes de la crypte ». Comme son nom l'indique, ce magazine qui était devenu très vite populaire contenait des articles sur tout ce qui touchait à l'horreur : on y trouvait des rubriques telles que « mystères non résolus » traitant des meurtres ou disparitions qui faisait encore gratter la tête des enquêteurs, « il y a quelqu'un sous votre lit » où un très bon narrateur racontait des histoires de fantômes terrifiantes, « amour, meurtre et beauté » étant la partie gossip du monde du true crime, avec photos, lettres dérobées ou interview avec célébrités du monde des ténèbres - que ce soit un tueur en série ou un type se croyant un vampire-, ou encore la rubrique de Jordane : « légendes urbaines près de chez vous ». Il s'agissait d'enquêtes sur des légendes urbaines dans tout le pays : elle faisait son travail tellement minutieusement, qu'à la conclusion de ses articles il lui arrivait fréquemment de trouver l'origine du mythe. Le loup garou du campus ? Elle réussit à photographier le gros chien qui errait dans le parc. Un fantôme dans une maison abandonnée ? Des gamins qui se donnaient rendez-vous pour de l'exploration urbaine - Raphaël avait été décisif en pistant les plaisantins grâce à un signal wifi. Mais cette fois-ci, elle avait déniché une pépite. Elle préparait un article qui allait faire un tonnerre.

      « Ça aurait dû être un article du tonnerre », se serait-elle corrigée, parce que pour l'instant, ça ne sentait pas bon. Il y a quelques jours, alors qu’elle s’arrachait les cheveux pour trouver le sujet de son prochain article, la providence lui fit grâce d’un cadeau inespéré - ou plutôt empoisonné, comme elle commençait à s’en rendre compte. C’était Mélodie qui lui avait tendu la lettre, l’air impassible avec ses écouteurs enfoncés dans les oreilles, alors qu’elles étaient les deux dernières au bureau. Fronçant les sourcils et mimant un « merci », Jordane avait ouvert l’enveloppe et déplié la lettre sur son bureau impeccablement rangé, si ce n’étaient les quatre gobelets de café empilés les uns dans les autres. Le contenu était bref, manuscrit : une certaine Inès avait lu ses articles, et lui demandait de l’aider à prouver qu’un monstre habitait sa ville, Duli, et se nourrissait de ses habitants. Personne ne voulait ouvrir les yeux, personne ne voulait l’écouter. Classique. Une aubaine, pour elle.

     Toute excitée, elle avait réservé la semaine de Raphaël d’un SMS et commencé à creuser sur cette mystérieuse Duli. Elle avait découvert que la ville dans laquelle ils se trouvaient ce soir avait une histoire chargée. Une histoire qui ne demandait qu'à être racontée ; mais toute bonne histoire avait un fil conducteur, un fil d'Ariane qui liait toutes les pièces entre elles. Et elle avait cru l'avoir trouvé, avec cette inconnue qui lui avait fait découvrir cette ville : en creusant, elle découvrit même qu’Inès avait sa propre histoire, de celle qu’on se raconte uniquement dans le noir, une couette sur la tête ou un miroir dans le dos.

     Elle avait découvert l’histoire d’« Inès la folle », mais bien entendu, sa Cendrillon avait omis de lui envoyer une adresse, un numéro : alors elle avait pris Raphaël avec elle, et comptait bien la dénicher pour lui parler, de gré ou de force ; mais plus elle cherchait, plus elle se demandait si elle existait seulement. C’était un fantôme - peut-être était-ce elle le monstre de Duli ? et Jordane se demandait si cette lettre n’était qu’un canular.

     Si tel était le cas, elle ne pouvait pas se contenter de ce qu’elle avait pour l’instant ; son histoire n’avait pas de substance. Ce « truc » qui en ferait un article à sensation et la projetterait sous les feux de son éditeur. Pour l’instant, ça ne méritait même pas un crâne sur cinq dans son horror-o-meter. Mais peut-être que cette Inès, qui avait appelé à l’aide, était bien quelque part et qu’elle avait peur. Peut-être était-elle bel et bien celle de la comptine, et dans ce cas, elle savait qu’elle réussirait à l’aider, monstre ou pas monstre à Duli.

Elle repéra Raphaël qui essayait de bailler discrètement, aussi elle décida de se ressaisir et d'aller de l'avant : « Allez, allons explorer ce fameux tunnel. »

     Ils se levèrent en unisson, et Raphaël commença à se diriger vers la porte de sortie. Jordane rangea son ordinateur dans son sac - une pointe douloureuse s'éleva dans son estomac en visualisant la page blanche qui l'attendrait de pied ferme la prochaine fois qu'elle le rallumerait - et s'élança sans prendre le temps de regarder devant elle : elle fut stoppée nette dans sa course, s'écrasant contre un mur qui n'était pas là il y a quelques secondes. Elle entendit un grognement de surprise, et elle dû lever les yeux presque au plafond pour découvrir un visage à la fois confus et amusé.

     La première chose qu'elle vit chez l'homme qu'elle venait de bousculer était qu'il faisait une bonne tête de plus qu'elle. Puis, qu'il avait vraiment des narines impeccables.

     — Désolé, bafouilla-t-elle à l'attention du colosse.

Elle s'attarda un peu plus sur le personnage : il devait avoir une quarantaine d'années, mais arborait un visage serein, sage, contrastant avec son regard aiguisé. Il portait une combinaison de pull en laine à motif et d’un pantalon en chino qu'il semblait avoir directement volé sur un mannequin d'un centre commercial. Collection à numéros. Seuls ses cheveux blonds ébouriffés et sa moustache à l'ancienne donnaient vie à son allure.

L’espace d’un instant, il sembla s’intéresser à quelque chose situé entre ses clavicules.

— Pas de soucis mademoiselle, assura-t-il avec une voix de barde, c'est ma faute : je suis trop occupé à repérer les encadrements de porte et les lustres pour regarder où je mets les pieds…

Il toqua sur son crâne pour illustrer sa blague en lui arborant un sourire, et elle dû égarer ses yeux sur la pointe de ses pieds pour échapper à son regard intense.

— Bonne soirée, s’excusa-t-elle en s’enfuyant par la porte de sortie du café.

Elle alla rejoindre Raphaël qui commençait à traverser la route en direction de sa vieille Mercedes à moitié en ruine. Elle se risqua un dernier regard derrière son épaule : Mr. Géant était déjà en train de prendre sa commande au comptoir, l’air indifférent, comme s’il était totalement passé à autre chose.

     Jordane détestait cet engin de mort, plus vieux qu'elle encore et avec plus de kilomètres au compteur : trop de fois elle avait vu sa vie défiler devant elle dans un virage serré, ou lorsque Raphaël voulait dépasser un camion en pleine montée. Une fois, la voiture perdit un enjoliveur dans un virage de montagne et elle avait été persuadée qu'ils avaient perdu une roue. Sur le coup, elle s'était demandé ce que ça faisait de traverser un pare-brise, ou de sentir le moteur brûlant lui rentrer dans les jambes et la découper en deux. Après, elle s'était demandé si elle hanterait le virage en autostoppeuse, et si elle ferait un bon fantôme. Depuis ce jour, elle avait décrété qu’elle serait la seule à conduire ce corbillard, pour que leur espérance de vie dépasse la trentaine.

Elle courut pour rattraper Raphaël et lui arracha les clés des mains : « Même pas en rêve, jeune-homme ! »

Elle démarra la voiture - elle s'exécuta sans même caler, victoire ! Un jet de fumée noirâtre s’élevant du pot d’échappement rouillé, et tandis que le soleil se couchait déjà à l’horizon, ils s’enfoncèrent dans les rues sinueuses de la ville de Duli.

 

***

 

     Elle conduisait depuis à peine quelques minutes qu’elle sortit déjà de la partie « vivante » de la ville : on commençait à apercevoir les premières maisons vides aux fenêtres barrées de grosses planches, ou les jardins en friche et les arbres morts depuis des années. Un immeuble avait son entrée bloquée par une grande planche de contreplaqué : une tête de mort était peinte à la bombe de marquage de chantier. Des vieilles voitures étaient garées sur le bas-côté, certaines aux pneus dégonflés ou vitre brisées.

     En effet, Duli avait de quoi rendre perplexe : avec la construction de la mine de charbon à une douzaine de kilomètres, il y avait une quarantaine d’années, la ville était sortie de terre comme par magie. Avec le nombre d'emplois que la mine créait, l'immigration des ouvriers avides de trouver du travail fit passer le nombre d'habitant de Duli de cent soixante à plus de cinq mille en à peine dix ans. Fous de spéculations et les promesses de profit leur faisant saliver des billets, les entrepreneurs avaient misé gros sur cette opportunité et avaient développé de nouveaux quartiers, construisant des logements à n'en plus finir. La ville, qui autrefois n'avait qu'une station-service et un PMU, avait maintenant un petit hôpital, plusieurs grandes surfaces, un orphelinat, un terrain sportif, et la construction d'un centre commercial pointait le bout de son nez.

     Cependant, tandis que la ville s'étalait en surface, ses racines pourries et empoisonnées allaient la tuer en un seul jour : le premier accident se produisit le vingt-et-un mars, il y a trente ans de cela. Une explosion accidentelle de méthane fit s'effondrer une grande partie de la galerie. Près de cinquante mineurs se retrouvèrent piégés dans les entrailles ténébreuses et poussiéreuses du monstre, les deux entrées étant condamnées par les gravats. Trente jours de déblaiement infructueux et deux inondations plus tard, le maire allait prendre la douloureuse décision d'abandonner les recherches : le consensus général étant que les mineurs étaient morts par manque d'oxygène, broyés ou noyés. Mais l'événement le plus traumatisant de cette journée allait s'abattre sur la population le soir même. L'explosion s'était produite à côté du stockage de filtres de produits dangereux issus de l'extraction : l'onde de choc détruisit la structure et les produits se déversèrent dans la nappe phréatique. Lentement mais sûrement, un terrible maux s'infiltrait insidieusement dans le réseau d'eau potable de la ville, tel une malédiction, une douce rumeur de mort : l'arsenic.

     Ce soir-là, Audrey Varcia, quinze ans de service comme opératrice téléphonique d'urgences à la caserne de pompiers, s'enferma dans les vestiaires en pleurant après le dix-neuvième appel de parents terrorisés hurlant que leurs enfants mouraient sous leurs yeux, pris d'atroces convulsions.

     Au final, en plus des mineurs, ce furent trente nourrissons, cinquante enfants, et soixante-dix personnes âgées qui périrent d'une intoxication aiguë à l'arsenic. Quatre cent personnes furent hospitalisées dans un état grave. Cinq ans plus, tard, la tragédie frappa de nouveau : une émeute éclata dans la prison située juste en dehors de la ville, laissant pour morts tous les détenus et le personnel sur place. Enfin, seulement un détenu avait survécu, mais il s’était apparemment suicidé il y a bien des années de cela. À partir de là, bon nombre de personnes déménagèrent pour fuir le spectre de la tragédie, et la ville se transforma en une coquille vide.

     Perdue dans ses pensées, elle suivait une longue courbe qui s’enfonçait progressivement dans la forêt, les bannissant définitivement de ce qui restait de civilisation. Dès que la voiture sortit du virage, Jordane fut parcourue d'un frisson lorsqu'elle regarda devant eux et vit ce pour quoi elle était venue, ce sur quoi elle avait planché depuis des jours...

Le tunnel.

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Arison Sword
Posté le 27/12/2023
Une histoire cool un début qui donne envie de rempiler. Les bases sont posées on attend maintenant le grand frisson. La protagoniste aime déjà le macabre et la merco est bousillée tel un cercueil en ruine. On attend tous de s engouffrer sans plus tarder dans" le tunnel" avec les deux personnages principaux.
CrazyFeathers
Posté le 21/12/2023
Salut !

Un début assez déconcertant avec une ambiance très malaisante, on a envie d'en savoir plus ! Tu as une jolie plume, l'écriture est vraiment maîtrisée !
Reveanne
Posté le 16/12/2023
Bonjour!
Un début intéressant, le décor est posé, les protagoniste aussi. La ville a un côté Silent Hill qui me plaît bien.
Par contre comme l'histoire est marqué comme "terminée", je m'attendais à une nouvelle et pas à un premier chapitre, je suis donc frustrée. Aurons-nous la suite?
Merci pour ce texte.
mehdib
Posté le 18/12/2023
Merci pour votre retour ! Je suis désolé, j'avais commencé à partager mon texte, mais cette fin d'année a été un peu plus mouvementée que prévue. Je suis en train de prendre le temps de lire d'autres histoires sur ce site que je découvre (du talent partout !), et je poste la suite au fur et à mesure !
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