Chapitre I : Les synthèses sans phrases (maj)

La lame se rapprochait dangereusement d’Arthur. Son cou était levé, sa gorge à la merci de l’objet scintillant. Ses doigts, imperceptiblement, s’agrippèrent aux accoudoirs en cuir du fauteuil. Un frisson de plaisir traversa son corps. Ah, qu’il aimait cet endroit ! Il ferma les yeux, attendant avec impatience que le barbier commence le travail. Avec délicatesse, l’homme passa la lame le plus près possible de la fine peau d’Arthur. La mousse blanche formait des petits nuages contre le coupe-chou et embaumait l’air d’un doux parfum frais. Une sonnerie de musique de jazz résonna dans la pièce.

— Je vais vous chercher votre téléphone, Monsieur ? demanda le barbier suspendant son geste un instant.

Arthur lui adressa un regard horrifié.

— Très bien, très bien, je continue, poursuivit l’artisan avec un sourire.

— Tournez un peu votre visage à droite.

Arthur s’exécuta tout en lorgnant son image dans le miroir. Cette position évoquait quelque peu une prestance d’aristocrate toute écossaise ; image renforcée par un nez aquilin, des yeux clairs, et des cheveux proches du roux, un blond vénitien pour être exact. Ce sang bleu avait disparu depuis plusieurs générations des veines d’Arthur, mais il chérissait ses racines outre-Manche, car elles contrastaient énormément avec les tatouages de son bras droit. Après quelques coups habiles, le barbier utilisa son ciseau pour tailler la barbe de son client. Avec une courbette il indiqua avoir terminé. Arthur caressa lentement sa mâchoire avec satisfaction.

— Beau travail, Baptiste. Vous êtes un artiste, le complimenta-t-il.

— Le modèle fait tout, Monsieur…

— Et un flatteur par-dessus le marché !

— Je vous propose la crème hydratante ?

— Oui, oui, avec plaisir.

Le barbier sortit un pot de crème et une légère odeur citronnée se répandit dans la pièce.

— Alors, des nouvelles enquêtes ces derniers temps ? chuchota le barbier en appliquant la crème sur les pommettes d’Arthur.

— Non, j’ai très peu d’investigations. C’est une petite ville calme.

— Oui, un peu trop calme, se plaignit l’artisan qui devait penser à son chiffre d’affaires.

La sonnerie du téléphone résonna à nouveau. Arthur leva les yeux au ciel.

— Je vous l’apporte ? proposa le barbier.

L’officier de police acquiesça, dépité qu’on ne puisse lui laisser le temps de terminer son rituel du matin.

— Bonjour, ici, le lieutenant Arthur Jakes pour vous servir, se présenta-t-il d’une voix mielleuse et affable.

— Jakes, ramène-toi, répliqua un aboiement.

La communication fut immédiatement coupée. Ce message fort aimable provenait de son supérieur hiérarchique, le commissaire Saint-Di. Arthur décida de se hâter, il commençait à connaître la patience de son chef. Il enfila son trench vert-kaki par-dessus son uniforme bleu de police, vissa son chapeau rodéo beige sur sa tête, régla le barbier et prit congé.

Dehors, il pleuvait. Les rares personnes qu’il croisait, s’accordaient à l’atmosphère ambiante, quelque peu morose. Il détonnait avec sa mine réjouie et sa démarche joyeuse.

Dix heures sonnaient lorsqu’il atteignit le commissariat, il se faufila dans les froids couloirs distribuant, bises, remarques acidulées et poignées de mains chaleureuses. Il essayait de faire bonne impression à ses nouveaux collègues. Selon les personnes, Arthur récoltait des sourires francs, des moues exaspérés ou des regards indifférents. Il termina son slalom en salle de repos et se versa une grande tasse de thé noir.

— Vous devriez vous mettre au thé vert. C'est meilleur pour la santé.

Il leva les yeux et rencontra le sourire franc d'une femme, petite de taille, à la coupe au carré.

— Charlie Poiret. Brigadière. Je reviens de congé maternité.

— Enchanté, je suis...

— Arthur Jakes. Je sais. J'ai entendu parler de vous.

— En bien j'espère ? s'enquit-il plein d'espoir.

La jeune femme eut une moue qui vira à la grimace.

— Je crois que l'on vous trouve un peu envahissant. Vous posez trop de questions apparemment.

— C'est mon métier !

— Ne vous inquiétez pas, je n'aime pas les jugements hâtifs. J'en ai trop souffert.

Elle termina sa phrase par un clin d’œil et tournant les talons. Ce petit signe de complicité lui réchauffa le cœur et il se dit que finalement, il allait peut-être mieux s'intégrer à l'équipe qu'il ne le pensait.

Arthur savait que sa manie de s’intéresser à tout et à tout le monde, pouvait agacer ou déplaire. Il aimait poser des questions, sonder, creuser, déterrer petits et grands secrets : cela détournait la conversation sur sa propre vie loin d'être idyllique.

En arrivant à son bureau, il lança sa sacoche sur la table et s’affala de tout son poids sur le fauteuil en émettant un râle libérateur. Il prit de l’élan et virevolta sur sa chaise de bureau quelques instants. La porte claqua. Il s’arrêta brusquement. Le monde tangua, soudain très instable. Le commissaire Saint-Di déposa un dossier sur son bureau.

Tout en cet homme lui évoquait les animaux, ces grosses pattes d’ours qui enveloppaient le document dans son intégralité, son cou de taureau où les veines pulsaient lorsqu’il se mettait en colère et ses yeux mordorés inquisiteurs semblables aux pupilles de certains aigles. Arthur tenta de reprendre une contenance, détourna les yeux de la chimère et fixa le porte-documents avec intérêt.

— Oui, Commissaire ? demanda-t-il poliment malgré l’énervement visible de son patron.

— Au lieu de faire la girouette, voilà du travail.

Son supérieur s’assit en face de lui ; sa bouche pincée et la teinte rosée de ses joues montraient des signes évidents d’énervement.

Depuis son arrivée quelques semaines plus tôt, les deux hommes n’entretenaient guère de bonnes relations. Arthur savait qu’il l’irritait particulièrement avec son comportement parfois puéril et ses remarques sarcastiques.

— Tu aimes bien faire du relationnel, non ? Parler aux gens, dénicher leurs plus profonds secrets, c’est ta spécialité ?

— Oui, à priori. J’ai suivi des études dans ce sens, mais vous savez, de nos jours les formations…

Le commissaire ne releva pas l’ironie de la réplique et poussa avec ses doigts boudinés, le dossier comme s’il s’agissait de quelque chose de répugnant. Une toux grasse s’empara de lui.

Arthur recula un peu en évitant les postillons qui volaient. Le Commissaire l’assassina du regard.

Le lieutenant s’excusa et s’empara des documents. La lecture de la première page le déçut.

— Quel relationnel puis-je engager avec un homme dans le coma ? demanda-t-il poliment.

— Non, ce n’est pas avec lui, idiot, mais elle, précisa le commissaire irrité par sa lenteur d’analyse.

Saint-Di tourna quelques pages et lui montra la photo d’une jeune femme. Celle-ci dévisageait l’objectif avec froideur. Son visage à l’ovale parfait donnait à ses yeux noirs une profondeur étonnante, presque effrayante. Il lut son nom. Carla. Carla Cole. Une autre anglaise dans la ville, incroyable !

— Elle a l’air intéressante, décréta Arthur.

— Intéressante ? Déséquilibrée oui !

Arthur fut immédiatement piqué par la curiosité.

— Ah oui ? Pourquoi ? s’enquit-il en baissant le nez et en reniflant tel un fin limier.

— Disons qu’elle n’est pas très coopérative. Les premiers agents que l’on a envoyés n’ont eu droit qu’à des insultes ou du silence. Pourtant elle est essentielle dans cette enquête, c’est elle qui nous a appelés le jour de l’accident.

— Ah, mais elle ne parle pas ?

— Si justement, de manière insolente d’ailleurs. Je te laisse la découvrir. On va voir si tu peux prouver le peu de potentiel que tu as, termina-t-il en tournant les talons brutalement.

— Merci pour la confiance ! maugréa Arthur irrité.

Sans attendre, il effaça de sa mémoire la condescendance de son supérieur et se plongea dans la lecture du dossier. À première vue, il pouvait s’agir d’un simple accident. Un homme avait été renversé brutalement par une voiture sur une route de campagne, le conducteur s’était enfui. La victime se trouvait, à l’heure actuelle, dans le coma. Le simple accident semblait pourtant couvrir autre chose. En effet, on avait retrouvé près du corps une boîte à musique neuve. Curieux objet à transporter. Curieux objet à laisser après un accident…

Un frisson d’excitation le traversa. Il tourna la page avec délectation et commença à lire les notes de ses collègues.

Carla Cole

Meilleure amie de la victime. Veille depuis trois jours sur Justin Cruzet Peu causante. Désagréable. Insultante. Rousseau. Prise de tête. Érudite. Coup de poing.

Arthur fronça les sourcils. Cette synthèse n’avait aucun sens. Ce devait être son collègue Antonin qui avait dû la réaliser : ce n’était pas un féru des phrases. En tournant la page, il apprit que la jeune femme avait un casier judiciaire et qui leur serait transféré dans les jours à venir.

Une information occupait plusieurs lignes

« GRAVEMENT PERTURBÉE ET POSSIBLEMENT DANGEREUSE ».