La lune blanche, quasiment pleine en cette nuit fraiche du mois d’octobre, éclairait en partie le visage pâle et horrifié d’une adolescente en sueur. Soudain, ses cris déchirèrent le silence urbain du cours Franklin Roosevelt.
— Non, non ! cria la jeune fille. Au secours ! Maman ! Papa !
— Jana ! Jana ! Réveille-toi ! Je suis là, dit affectueusement le jeune homme pour tenter de la rassurer. Tu fais encore un cauchemar.
Tout doucement, assis sur le rebord du lit en fer forgé bleu, Elliott caressait la tête tremblante de sa sœur pour l’aider à se réveiller et à retrouver son calme. Visiblement soulagée d’avoir été arrachée à ce mauvais rêve, Jana releva les quelques boucles blond foncé qui cachaient ses yeux gris bleus toujours bouleversés par la scène à laquelle ils venaient d’assister. Elle tenta péniblement de se redresser. Elle s’essuya le front transpirant d’un revers de manche et sourit tendrement à son grand frère qui tentait de cacher le désarroi qu’il ressentait devant la souffrance visible dans les rictus de sa sœur.
— Ça va ? demanda l’adolescent. Tu te sens bien ?
— Oui, ça peut aller, dit Jana en réajustant le grand tee-shirt déformé qui lui servait de chemise de nuit. Ça fait longtemps que tu es là ?
— Juste assez pour t’empêcher de réveiller le quartier avec tes hurlements, ironisa Elliott en souriant. Dis donc sœurette, il faudrait voir à grandir un peu et à arrêter de rêver au grand méchant loup. Tu vas avoir quatorze ans dans quelques jours quand même.
— Oh ! Arrête, ce n’est pas le moment, soupira la jeune fille encore chamboulée par le mauvais rêve dont elle venait d’être délivrée.
— Tu as encore fait le même cauchemar ?
— Oui, toujours le même, expliqua Jana. J’étais encore prostrée contre le tronc rugueux du même grand cèdre, dans cette même immense plaine, entourée de dizaines, voire de centaines de statues de pierre représentant des personnes effrayées, terrifiées. J’ai aussi entendu des cris, des lamentations, des détonations, des branches fracassées…un vacarme assourdissant et terriblement menaçant. Mais cette fois-ci, je n’étais pas seule. Il y en avait d’autres…
— D’autres ? interrogea Elliott. D’autres quoi ?
— J’ai vu plusieurs enfants affolés et hurlants comme …
La conversation fut brusquement interrompue par une grande femme d’allure très distinguée, bien que vêtue d’un large pull gris souris en laine côtelée retombant au-dessus d’un bas de pyjama à larges carreaux, qui pénétra vivement dans la pièce. Sans même avoir ouvert la bouche, elle affichait déjà le message réprobateur que toute maman à l’habitude de proférer à ses enfants lorsqu’elle les trouve en train de discuter à trois heures du matin en pleine semaine, et ce même si c’est la dernière semaine avant le début des vacances de la Toussaint.
— Que se passe-t-il ici ? demanda Madame Lefèvre d’un ton qui en aurait effrayé plus d’un. Vous croyez que c’est une heure pour papoter !
— Mais maman ! répondit Elliot. Attends qu’on t’explique…
— Allez ! dit sa mère en lui coupant la parole. Ne discute pas et file dans ta chambre. Jana, toi, recouche-toi. Nous reparlerons de tout ça demain matin avec votre père.
— Elliott ! chuchota Jana en retenant la main de son frère comme pour l’empêcher de partir.
— Ne t’inquiète pas, dit le jeune homme espiègle en lui esquissant un clin d’œil rassurant et lui en serrant chaudement la main encore moite avant de se relever.
— Dépêche-toi, il est tard, gronda Madame Lefèvre. Vous allez encore être fatigués demain matin et vous n’arriverez pas à vous lever pour aller à l’école.
— Au lycée, maman, au lycée ! ironisa Elliott.
Sa grande taille et sa musculature affutée et taillée en v lui donnait une allure sportive proche de celle d’un nageur olympique. Paradoxalement, sa démarche nonchalante assez répandue chez les adolescents de son âge lui donnait un air un peu gauche. Jana était très proche de ce grand frère de deux ans son aîné. En effet, ce faible écart d’âge leur avait permis de partager de multiples activités créant ainsi une complicité à toute épreuve. Bien sûr, parfois ils leur arrivaient de se chamailler, de se faire la tête mais cela ne durait jamais bien longtemps. Leur amour fraternel était beaucoup trop puissant. Comme pour de nombreux frères et sœurs, plusieurs facteurs pouvaient expliquer la force d’une telle complicité mais les épreuves de la vie et surtout les cinq longues années passées dans un foyer de l’enfance de la banlieue lyonnaise avaient indubitablement forgé des liens encore plus singuliers.
Cela ne faisait que six ans que la vie de Jana et Elliott avait pris une tournure plus enviable. Leur chemin avait croisé celui d’un charmant petit couple trentenaire en mal d’enfant, Laurent et Léna Lefèvre. Lui, médecin reconnu, spécialisé dans les maladies infectieuses du larynx, et elle, libraire dans la plus ancienne maison lyonnaise. Au terme de nombreuses et régulières rencontres suivies d’une longue et fastidieuse procédure d’adoption, ces quatre êtres à la recherche d’une famille commune avaient pu s’adopter mutuellement. Le changement fut complet. Les deux enfants alors âgés de huit et dix ans avaient emménagé juste au-dessus de la librairie de Lena, au 32 Cours Franklin Roosevelt dans le VIème arrondissement de Lyon. Ce quartier chic tranchait radicalement avec les adresses des différents foyers par lesquels les enfants étaient passés jusque-là. L’amélioration de leur cadre de vie n’était pas le seul changement, loin de là. Le chamboulement le plus grand, le plus profond fut émotionnel. Depuis qu’ils avaient rencontré ceux qui allaient devenir leurs parents, Jana et Elliott se sentaient enfin aimés et goûtaient pour la toute première fois de leur vie à cet extraordinaire sentiment qu’est l’appartenance. Ils appartenaient enfin à une famille, à une vraie famille comme ils en rêvaient depuis si longtemps. Certes, il aura fallu que la confiance réciproque s’installe petit à petit mais désormais elle était avérée. D’aussi loin qu’ils s’en souvenaient, ils avaient toujours pu compter l’un sur l’autre. Mais là, pour la première fois depuis qu’ils avaient été trouvés seuls, amnésiques et errants dans les six hectares du Parc zoologique de la Tête d’Or alors qu’ils n’avaient que trois et cinq ans, ils sentaient qu’ils pouvaient s’appuyer sur quelqu’un d’autre.
Le lendemain matin, lorsqu’elle se leva, Jana portait encore les stigmates de sa nuit cauchemardesque. Ses parents et son frère étaient déjà installés devant la table du copieux petit déjeuner quotidien où trônaient croissants et autres viennoiseries alléchantes au côté de fruits de saison joliment disposés dans une corbeille en osier. Lena Lefèvre attachait énormément d’importance à ce moment. Elle considérait que le petit déjeuner était non seulement le repas le plus essentiel de la journée d’un point vue strictement médical mais surtout qu’il était le ciment d’une famille aimante, ouverte et solidaire. L’attention qu’elle accordait chaque matin à sa préparation était un moyen pour elle de montrer à ses proches combien elle les aimait.
— Tu as une tête affreuse ma chérie, lança froidement Madame Lefèvre en direction de Jana.
— Merci maman, répondit la jeune fille. Tu sais toujours comment me flatter.
— Il faut absolument que vous arrêtiez vos conversations nocturnes, affirma Lena Lefèvre. Ce n’est plus possible. Votre année scolaire va en pâtir. Surtout la tienne, Jana.
— Nous ne discutions pas, rétorqua l’adolescente. J’ai fait un cauchemar et Elliott est juste venu voir si tout allait bien.
— Encore un cauchemar ? interrogea Madame Lefèvre. Bon je vais prendre rendez-vous chez le docteur Lestrat pour que tu discutes un peu avec lui de ce qui te préoccupe. Cela ne peut plus durer. Tu vas finir par tomber malade.
— Mais non maman, c’est bon ! Ça va aller.
— Ecoute, l’interrompit sa mère. Je suis là pour m’occuper de toi. C’est mon rôle de mère, tu entends !
Les hommes de la famille n’avaient pas encore jugé utile d’intervenir dans cette conversation mère-fille. Ils préféraient même de pas y être mêlés. Ils déjeunaient tranquillement, l’un la tête penchée sur son bol de céréales, l’autre plongé dans le journal local reçu tôt le matin. Ils se gardaient bien de regarder dans la direction de l’une ou de l’autre afin de ne pas être sollicités. Les conversations entre Lena et Jana avaient, ces derniers temps, toujours le même sujet : les cauchemars récurrents de la jeune fille. Elles avaient également toujours à peu près la même allure : Lena questionnait Jana afin de comprendre l’origine de ses angoisses ; puis devant l’absence de réponses satisfaisantes, elle orientait la conversation vers la nécessité de consulter un spécialiste ; Jana refusait et se braquait ; Lena demandait alors le soutien de son mari qui bien évidemment lui donnait raison. Ce matin, Laurent n’avait pas envie de répéter encore une fois la même scène, alors sentant sa stratégie d’évitement arriver à son terme, il fit mine de prendre un air pressé en regardant soigneusement sa montre dernier cri. Il replia activement son quotidien, s’essuya les commissures des lèvres, et se leva en prenant soin de réajuster sa cravate et de reboutonner la veste achetée par sa femme la semaine dernière.
— Bon, je dois partir, s’empressa de dire Laurent Lefèvre. Je vais rater mon train. Je suis attendu à Paris pour une conférence sur la laryngophtisie.
— Tu rentres tard, mon chéri ? demanda Madame Lefèvre.
— Oui, ne m’attendez pas, répondit l’homme faussement pressé en déposant sa tasse de café non terminée dans l’évier. Je ne rentre que demain. Je t’en avais parlé le mois dernier.
— A demain ‘Pa. Amuse-toi bien, baragouina Elliott qui tentait d’avaler plus de corn-flakes que sa bouche ne pouvait en contenir.
— Jana, écoute ta mère, dit-il en regardant affectueusement sa fille. Elle a raison et tu le sais. A demain les enfants.
— Mais papa…, commença à bougonner Jana avant que sa mère ne l’interrompe.
— Jana, Elliott, ça va être l’heure d’aller à l’école. Montez vous préparer !
— Au lycée, maman, au lycée ! reprit Elliott exaspéré.
— Vous voulez que je vous y dépose à « l’école » ? demanda-t-elle en insistant bien sur le mot école pour faire comprendre à son fils qu’elle ne cèderait pas car l’utilisation de ce terme n’était pas fausse puisqu’elle relevait simplement de son caractère générique.
Les enfants s’exécutèrent en déclinant la proposition maternelle par un hochement de tête. Ils embrassèrent tendrement leurs parents avant de sortir de la cuisine de style contemporain refaite entièrement durant l’été. Ils se précipitèrent au fond d’un long couloir typique des appartements du cours Franklin Roosevelt qui menait vers un escalier en colimaçon menant à l’étage réservé aujourd’hui aux enfants. Dans ce bâtiment d’architecture classique, Monsieur Lefèvre avait fait réaliser quelques années auparavant un duplex en rachetant l’appartement situé au-dessus de celui qu’il tenait en héritage. En montant les marches, Jana se retourna vers son frère et lui jeta un regard qui en disait long sur les reproches qu’elle ne tarderait pas à lui assener. Elliott imaginait déjà ce qu’il allait entendre sur son absence de prise de position lors du petit déjeuner. Au moment où sa cadette ouvrit la bouche, il s’esquiva en bifurquant rapidement vers la salle de bains et s’y enferma avant d’allumer précipitamment le robinet de la douche.
— Tu es le roi de l’esquive, mais je t’aurai un jour, je t’aurai, protesta Jana.
— Tu me parles ? cria Elliott qui fit mine de ne pas avoir entendu les propos de sa sœur. Parle plus fort ! Je ne t’entends pas, je suis sous la douche.
— Bon dépêche-toi ! insista la jeune fille. On va encore courir.
Ce matin-là, le trajet vers la Cité Scolaire Internationale sur la ligne B du métro lyonnais fut particulièrement silencieux, Jana plongée dans le souvenir de sa nuit angoissante ; Elliott préférant éviter de reprendre la conversation où il l’avait éludée. Ils descendirent machinalement de la rame de métro station Stade de Gerland et marchèrent toujours aussi silencieusement jusqu’à la CSI. Ce groupe scolaire, accueillant des élèves français et étrangers du CP à la Terminale et bénéficiant d’une solide réputation fondée sur les différentes sections internationales, jouissait d’une très belle architecture contemporaine située à la confluence du Rhône et de la Saône. En arrivant devant l’immeuble de verre, les deux adolescents se séparèrent après s’être souhaité une bonne journée et s’être donné rendez-vous à la sortie des cours. Lycéen depuis la rentrée, Elliott ne partageait plus la division du bâtiment réservée aux collégiens. Elliott jeta un dernier regard vers sa sœur. Il était inquiet. Jana le sentait et préféra ne pas se retourner pour recevoir cette attention fraternelle dont elle avait pourtant besoin.
Alors, déjà, j'ai hâte de lire la suite !
Les personnages sont attachants ! J'aime beaucoup l'amour qui se dégage de cette famille et la relation fusionelle qu'il y a entre Elliott et Jana.
Et oui, j'avoue avoir un petit faible pour Elliott qui à l'air vraiment drôle hihi.