Chapitre II — Marquée en lettres de feu

Notes de l’auteur : N'hésitez pas à me laisser votre avis et vos remarques en commentaire. Si le début de cette histoire vous plaît, la suite n'attend que vous alors faites-le moi savoir.

Jana était une brillante élève de 4ème, même si son caractère rêveur et introverti lui occasionnait parfois quelques petites remarques de la part de ses professeurs. Avec le recul, il est indéniable que son adoption par la famille Lefèvre avait sauvé sa scolarité. Elle était de ceux qui bien que pourvus de nombreuses compétences préféraient se gâcher pour manifester leur révolte intérieure. Depuis son admission à la CSI en classe de CE2, ses progrès scolaires allaient de pair avec une certaine quiétude retrouvée. Ses professeurs avaient même souhaité à plusieurs reprises lui faire passer un test de précocité, test qu’elle refusa dans un premier temps avec le soutien de ses parents adoptifs, puis qu’elle finit par accepter lors de son année en CM1 devant l’entêtement institutionnel. Sa précocité fut effectivement avérée, mais cela ne modifia en rien son comportement ou celui de son entourage familial. Seul le corps enseignant réclama en vain qu’elle intègre le collège avec un an d’avance.

         Depuis la fin de l’année scolaire précédente, cependant, son professeur principal avait noté des changements dans son comportement et ses résultats qui, sans être pour autant catastrophiques, s’en trouvaient logiquement affectés. Mis sur le compte du relâchement annuel quasi-général de la fin de l’année, ils n’avaient dans un premier temps pas été pris au sérieux, mais voyant qu’ils ne semblaient pas s’améliorer depuis la rentrée scolaire, ses parents avaient été avertis. L’alerte donnée par le collège éclairait encore davantage l’inquiétude de Léna à l’égard de sa fille. Elle avait, en effet, fait le rapprochement entre ce changement d’attitude au collège et l’apparition des premiers cauchemars de l’adolescente depuis son retour du voyage scolaire en Italie. Les trois évènements coïncidaient. Son instinct maternel ne pouvait pas la trompée. Elle en était persuadée.

 

Quelques mois auparavant, en juin de l’année scolaire précédente, les élèves des quatre classes latinistes de 5ème du collège étaient partis en classe de découverte en Italie. Ils avaient longuement préparé ce voyage tout au long de l’année avec leurs professeurs d’histoire-géographie et de français. Les élèves des différentes classes avaient organisé plusieurs actions afin de financer ce projet le plus largement possible. De temps à autres, ils avaient vendu des viennoiseries lors des récréations, à d’autres moments, c’étaient des journaux relatant les multiples actions de la CSI. Ils avaient également organisé plusieurs évènements comme des tombolas, des lotos, des randonnées, un marché de Noël... A force de persévérance et de courage, ils étaient parvenus à réunir une somme relativement conséquente qui leur permettrait, une fois en Italie, d’agrémenter leur séjour de quelques petites activités supplémentaires.

Le jour du grand départ, au moment de monter dans le car en direction de Rome, lieu unique riche de plus de trente siècles d’histoire, Jana avait ressenti une forte appréhension. C’était la première fois de sa vie, depuis qu’on les avait retrouvés dans le Parc de la Tête d’Or, qu’elle allait se séparer aussi longtemps d’Elliott. Elle pressentait que ce voyage marquerait un tournant dans sa vie, qu’elle en reviendrait différente. Certainement que pour d’autres collégiens il en allait de même car bon nombre d’entre eux quittaient le cocon familial pour la toute première fois également. Paradoxalement, elle était très excitée et impatiente de voler de ses propres ailes. Le reste de la famille n’était guère plus rassuré. Elliott, le grand frère protecteur, aurait voulu lui aussi faire partie du voyage pour veiller sur sa petite sœur. Il lui faisait entièrement confiance mais c’est les autres qu’il redoutait. En plus, il aurait dû lui aussi y partir deux ans plus tôt avec sa classe, mais en avait été privé à la suite du déclenchement d’une appendicite aiguë. Lena et Laurent s’inquiétaient comme tous les parents qui voient partir leur enfant loin de la maison, et qui plus est à l’étranger. A cette crainte parentale normale, s’ajoutait pour eux, qui avaient eu tant de mal à avoir un enfant, une petite appréhension supplémentaire sans doute liée au fait que Jana était une enfant adoptée.

Les trois cars retenus pour l’occasion avaient pris le départ au petit matin alors que le soleil de juin n’avait pas encore fait paraître ses premiers rayons. Celui dans lequel étaient montés les élèves de la classe de Jana fermait le convoi. Les dix heures de route passèrent relativement rapidement grâce à l’exaltation et l’impatience qui se répandaient dans l’habitacle de l’autocar. Les professeurs préféraient laisser planer cette ambiance tant qu’elle restait compatible avec les règles minimales de sécurité. En effet, seuls les élèves qui ôtaient leur ceinture de sécurité ou ceux qui chahutaient leurs camarades étaient rappelés à l’ordre. Malgré cette atmosphère euphorique, Jana restait en retrait. Perdue dans ses pensées, elle revivait les meilleurs moments de sa courte mais intense existence. Elle se souvenait du jour où son frère et elle avaient été trouvés près de l’enclos des éléphants, de celui où Lena et Laurent l’avaient prise dans leurs bras. Un lien inexplicable s’était aussitôt tissé. Elle revivait chaque scène et ressentait les mêmes émotions qu’à l’instant même où elle les avait vécues. Etaient-ce l’ambiance qui faisait remonter ces merveilleux souvenirs ? En tout état de cause, elle était heureuse, heureuse de vivre, heureuse d’avoir un lien unique avec Elliott, heureuse d’avoir une famille, heureuse de découvrir d’autres paysages. Sans le savoir, c’était la dernière fois qu’elle sentirait une telle plénitude.

Le deuxième jour de leur séjour, les élèves latinistes avaient pour programme de retourner sur les traces de la Rome antique. Arrivée au pied des vestiges de l’antique palais d’Auguste sur la colline légendaire du Mont Palatin, Jana sentit subitement son corps frêle et gracieux se dérober sous son poids pourtant léger. Relevée puis soutenue par deux de ses camarades, Jana fut conduite jusqu’à Mademoiselle Pérignon, son professeur de français. Cette dernière lui donna un petit morceau de sucre pour la requinquer. Contre l’avis de son professeur, l’adolescente souhaita malgré tout reprendre le cours de la visite avec ses camarades. Quelques minutes plus tard, des hallucinations commencèrent à apparaitre. Dans ce champ de ruines qui depuis des siècles dominait le sommet du mont Palatin, et qui aujourd’hui l’entourait, elle imaginait les pierres manquantes et reconstituait ainsi le splendide puzzle antique tel qu’il était autrefois. Elle voyait ce que les quelques pierres encore présentes dissimulaient. Elle observait le paysage comme si l’usure du temps des siècles passés n’avaient rien altéré. Lorsque le petit groupe s’approcha du centre de l’ancien palais, des archéologues romains s’afféraient devant un orifice d’une trentaine de centimètres de diamètre. Tandis que les professeurs essayaient de questionner les archéologues au sujet de leurs recherches, Jana perçut une espèce de flamme intérieure remonter de la pointe de ses pieds jusqu’au bout de ses longs doigts de pianiste. Elle retrouva aussitôt une puissante énergie et une légèreté comparables à celles d’un champion qui vient de remporter un combat difficile et éreintant. Du haut de son petit nuage, une impression de déjà vu la submergea subitement. Le sentiment d’appartenance ressentit quelques années plus tôt lorsqu’elle fut adoptée par Monsieur et Madame Lefèvre venait une fois encore de la gagner. Pourquoi ? Comment ? Elle n’en savait rien, et d’ailleurs, elle ne chercha même pas à se l’expliquer. Il était cependant plus que certain que cette soudaine renaissance ne résultait pas du petit morceau de sucre avalé dans les minutes précédentes. C’était comme évident : elle était déjà venue ici. Elle s’y sentait comme chez elle. La jeune fille se rapprocha des archéologues pour tenter de capter des informations sur les vestiges souterrains qu’ils étaient en train d’observer à l’aide d’une sonde. Elle ne remarqua même pas qu’elle comprenait très naturellement l’intégralité de la conversation sans même n’avoir jamais étudié l’italien. Était-ce grâce à son année de latin ? Certainement pas. Elle comprit rapidement que sous ses pieds se trouvait le mythique Lupercal, grotte dans laquelle une louve aurait recueilli et nourrit les fils de Mars, Dieu de la guerre, les jumeaux Remus et Romulus, futurs fondateurs de la ville de Rome. Des images lui parvenaient et lui faisaient revivre la scène de cette bête sauvage allaitant deux petits êtres fragiles sauvés de la noyade par la volonté divine. Elle était comme connectée à ce lieu. Elle aurait tant aimé que son frère, son confident, soit présent pour pouvoir partager avec lui ces impressions sur les évènements qu’elle était en train de vivre. A qui d’autre pouvait-elle confier ses phénomènes ? … Personne ! Son caractère introverti faisait qu’elle avait peu d’amis. Au regard de leur passé particulier, lui seul aurait été en mesure de la croire sans la juger, sans la prendre pour une folle. Il aurait peut-être lui aussi ressenti et partagé les mêmes émotions.

Le reste de la visite se passa à peu près de la même manière. Chaque lieu visité lui était raconté par des images d’époque qu’elle était seule à pouvoir percevoir. Les informations données par ses professeurs ou les guides romains pourtant aguerris paraissaient pâles et futiles à côté de ce qu’elle discernait en observant les bâtiments, les objets.... Les hallucinations s’amplifièrent dans le musée du Capitole devant la statue de la louve capitoline nourrissant les fondateurs de Rome. Cette fois, elle entendait la louve l’appeler par son prénom. Que lui arrivait-il ? Était-ce simplement la fatigue du voyage ? Le manque de sa famille et en particulier de son frère pouvait-il être la cause de ces évènements ? Ou alors, étaient-ils dus à sa vie passée, celle dont elle n’avait plus aucun souvenir ?

La nuit qui suivit cette drôle de journée fut tout aussi étrange, mais surtout bien plus angoissante. Les élèves latinistes avaient été répartis dans les différentes chambres d’une auberge de jeunesse située en plein cœur de Rome. Evidemment les garçons et les filles avaient été séparés. Après un repas dans le réfectoire de l’auberge, les élèves étaient montés dans leur chambre respective. Puis très rapidement, plusieurs d’entre eux avaient navigué d’une chambre à l’autre. Un sentiment de liberté planait dans les couloirs de l’auberge. Jana, quant à elle, ne fut pas emportée par cette excitation ambiante. Elle avait préféré se réfugier sur son lit, des écouteurs sur les oreilles pour s’assurer un certain isolement, afin de pouvoir repenser aux phénomènes ressentis au cours de la journée. Quand les professeurs sonnèrent le couvre-feu, les élèves eurent énormément de mal à regagner leur chambre. Après plusieurs rappels à l’ordre et des rondes répétées, les professeurs et leurs accompagnateurs parvinrent enfin à instaurer le calme. Ce soir du 11 juin, la nuit fut marquée par une super lune qui éclairait la cité antique d’une lumière intense. Pourtant épuisée par les différentes activités réalisées dans la journée, Jana eut du mal à trouver le sommeil, puis finalement tomba dans les bras de Morphée comme ses autres camarades. Puis, plusieurs heures plus tard, au cours de cette nuit, Jana fit le plus terrible des cauchemars qu’elle n’eut jamais vécus. Elle était seule, seule au milieu d’une immense forêt de cèdres. Il faisait noir, très noir. Faisait-il nuit ou était-ce la forte densité de la forêt qui obscurcissait les lieux ? Elle n’aurait su le dire. Elle avait du mal à courir. Ses jambes étaient courtes et maladroites. L’odeur entêtante des conifères semblait l’insensibiliser contre les douleurs des multiples griffures provoquées par leurs aiguilles. Le danger était en fait bien plus grand que ces petites mais néanmoins nombreuses lacérations. Elle était poursuivie. Par qui ? Ça elle ne le savait pas. Elle ne parvenait pas à distinguer les ombres qui la pourchassaient dans un vacarme assourdissant. Elle entendait les branches s’arracher et des troncs tomber sur le passage de ce qui la poursuivait. Elle percevait au loin des cris, des hurlements. Que lui voulait-on ? Elle avait compris qu’il ne fallait surtout pas s’arrêter. Ses petites jambes avaient de plus en plus de mal à la soutenir. La forêt se faisait de moins en moins dense jusqu’à disparaître totalement. Ne restait devant elle qu’une vaste plaine à l’herbe entièrement grillée et jaunie par la sécheresse. La chaleur était accablante et pourtant les rayons du soleil avaient presque entièrement disparu. Elle se retourna et vit que la forêt dans laquelle elle s’était épuisée à courir quelques secondes auparavant n’était plus qu’un immense brasier incandescent. Les hurlements se rapprochaient. Elle se réfugia au pied d’un arbre isolé au milieu de la plaine. Elle essaya de se camoufler en faisant corps avec l’arbre à un point tel que l’écorce perforait sa fine peau en de multiples endroits. Au moment où elle réalisa soudain qu’elle avait l’apparence d’une toute petite fille potelée âgée de moins de trois ans, une main rugueuse et gigantesque lui enveloppa le visage et l’attira dans les airs. Ses propres cris la réveillèrent brusquement. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle était allongée dans un lit, ses cinq camarades de chambre l’entouraient et la regardaient avec un air effaré.

Les nuits qui suivirent furent marquées par le même cauchemar. Jana craignait désormais de s’endormir et luttait en lisant tout ce qui lui tombait sous la main. Chaque matin, elle était épuisée au point de ne plus pouvoir faire un pas devant l’autre. Pourtant, dès qu’elle se retrouvait dans les rues de Rome et plus particulièrement dans le centre historique, une force invisible paraissait lui insuffler l’énergie qui lui faisait défaut. Tout était désormais inversé. Elle se déchargeait la nuit et se régénérait le jour telle une pile rechargeable à l’énergie solaire. L’adolescente attendait avec impatience son retour à la maison. Une fois ses habitudes retrouvées, tout rentrerait peut-être dans l’ordre et tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir. Elle s’aperçut dès la première nuit dans son lit lyonnais que son souhait de retrouver un sommeil normal n’avait malheureusement pas été exaucé. En effet, plus une seule nuit depuis ce 11 juin ne se passa sans qu’elle ne fût perturbée par ce cauchemar récurrent. Ce circuit sur les traces de la fondation de Rome n’avait duré qu’une petite dizaine de jours et pourtant ce court laps de temps avait suffi à transformer à jamais l’existence de Jana.

Masqué par ces terreurs nocturnes, un autre phénomène était passé inaperçu aux yeux de tous et plus particulièrement aux yeux de la principale intéressée. Au matin de cette première nuit de cauchemar, Jana s’était réveillée avec une vive douleur à l’index de la main droite. La douleur avait été si intense que l’adolescente introvertie avait préféré la montrer à un de ses professeurs. Après l’avoir examinée, Monsieur Botello, son professeur d’histoire en avait conclu, mais sans trop de conviction, à une simple piqûre d’insecte, vraisemblablement celle d’une guêpe. La douleur finit par laisser place à une rougeur irrégulière sur le doigt délicat de l’adolescente. Persuadée qu’elle finirait par disparaitre comme elle était venue, Jana n’y fit plus attention. Du moins dans les premiers temps… Quelques semaines plus tard, celle-ci s’était transformée en une véritable marque d’un rouge très vif dont la forme laissait deviner une espèce de L majuscule. Très fine et régulière, sans boursouflure, elle ne ressemblait ni à une tache de naissance, ni à une cicatrice. Elle faisait plus penser à une sorte de tatouage très finement exécuté. Cette marque étrange et singulière intriguait beaucoup la jeune collégienne sans pour autant la déranger puisqu’elle n’occasionnait aucune douleur et aucune gêne. Il faut dire que ce stigmate s’ajoutait à une liste de plus en plus longue d’évènements concomitants tous plus étranges les l’uns que les autres : ses cauchemars, ses hallucinations, ses impressions de déjà vu, sa faculté à comprendre naturellement l’italien… Cela commençait à faire beaucoup. Vraiment beaucoup.

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