La rage se lisait sur le visage de Lady Williams. Des larmes qui coulaient sur ses joues, à ses phalanges blanchies enserrant le garde-fou de sa terrasse, elle n’était que fureur et indignation. La femme n’arrivait pas à détacher son regard de la pluie de cendres qui s’abattait sur la ville. Là-bas, au bout de la rue, les bûchers crépitaient, étouffant avec eux les cris d’agonies des condamnées à mort. Elles étaient plus d’une centaine ce jour-ci à périr par les flammes rédemptrices du Sauveur.
Mais cette fois-ci, Lady Williams venait de perdre toute raison. Elle avait échoué. Lamentablement. Les supplications qui résonnaient dans les artères de la ville ne faisaient qu’accentuer la culpabilité qui lui rongeait le corps. Ça recommençait. Encore. Les traques sans relâche, les tortures sans fin, les délations et les profits du gouvernement sur les morts qui jonchaient le sol. Tout ça pour quoi ? Pour l’extermination de ceux et celles qu’ils appelaient Les enfants du diable. Les sorciers.
Cent vingt-deux ans… Cela faisait cent vingt-deux longues années que Le Sauveur avait fait sa grande apparition. En moins de temps qu’il ne fallut pour le dire, la monarchie fut renversée, la technologie fut prohibée, devenant un instrument de propagande et de mort, et les Sicarius furent lâchés sur le territoire. Cela faisait cent vingt-deux ans que Lady Williams était repartie en guerre, protégeant son peuple comme elle l’avait toujours fait. Et cela à cause de qui ? D’une gamine capricieuse, incapable de contrôler sa magie.
Mais elle arrivait à cours d’espoir. Plus les jours passaient, plus elle désespérait que cette chasse prenne fin un jour, accentuant cette amertume dans son cœur déjà noirci par la vie. Elle en avait pourtant vu des conflits du haut de son grand âge. Si son physique ne montrait qu’une cinquantenaire loin de sa retraite, ses yeux avaient vu des siècles d’horreur. Ses pieds avaient foulé des terres qui n’existaient plus depuis longtemps. Pire que tout, son esprit avait accumulé un grand nombre de souvenirs, aussi doux que cruels.
Cette guerre n’avait rien d’ordinaire. La violence qui en découlait n’avait jamais eu d’égal dans l’Histoire. La Nouvelle Ère avait réveillé quelque chose de terrible chez les Hommes. Une peur viscérale. Celle de ne pas être au-dessus de toutes espèces sur terre. Celle de n’être qu’une proie.
Les sorcières avaient toujours veillé sur les individus non magiques. Non pas par bonté d’âme, mais car la magie devait profiter au plus faible, être dénué d’égoïsme, et servir justement. Lady Williams, elle, se refusait à ces principes. Aider les humains était certes une tâche honorable aux yeux de beaucoup de sorcières, mais pas pour la magicienne, pour qui son peuple était prioritaire. Jamais, Ô grand jamais, elle n’aurait fait passer la vie d’un humain avant celle d’une de ses sœurs. A présent, elle n’était animée que par une seule motivation; celle de détruire les humains. Jusqu’au dernier.
Les cris continuèrent de retentir dans la ville, accompagnant la pluie macabre de cadavres calcinés, détruits, effacés de toute existence. Lady Williams les entendait appeler La Rêveuse du Temps. La sorcière la plus puissante de leur époque. Celle que les rumeurs avaient érigée au rang de prêtresse absolue. De Reine des Reines. Elle aurait été la seule capable de se jouer des Sicarius, de les chasser et de les éradiquer. Mais cette fois, elle ne viendrait pas pour les sauver. Malgré leurs prières, leurs appels, La Rêveuse resterait loin des bûchers. Car cela faisait des décennies qu’elle avait disparu. On la disait morte. On la disait prisonnière des Sicarius. Lady Williams connaissait la vérité. Elle savait qu'elle n’était plus. Que les sorcières le veuillent ou non, elles allaient devoir se débrouiller sans leur Suprême.
La rage continua de lui brûler les entrailles, de déformer son visage, plongeant Lady Williams dans une colère qu’elle ne voulait plus contrôler. Mais quand les hurlements des sorcières se turent dans les dernières flammes, elle s’effondra. Ses genoux glissèrent sur le sol, ses mains restèrent sur la rambarde, son front se posa sur le fer froid, et ses larmes finirent par couler en silence. C’était terminé. Les membres de son Coven venaient de disparaître en fumée, la laissant avec un sentiment d’échec.
La nuit tomba sur ce qui fut autrefois Oxford. La femme n’avait toujours pas quitté son poste, absorbée par la désolation en contre-bas. Une tasse de thé brûlant réchauffait ses mains, bien que le froid n’ait plus d’emprise sur elle depuis bien longtemps déjà. C’était surtout réconfortant. Le silence autour d’elle était lourd, lui rappelant qu’elle vivait sûrement là, l’un de ses derniers moments de calme.
Lady Williams serra sa porcelaine fumante entre ses mains fripées. Ridées par une vie qui la mettait à bout de souffle. En quelques heures seulement, le temps semblait l'avoir rattrapée. La cinquantaine paraissait comme un siècle sur ses paupières affaissées. Elle n'en avait plus pour longtemps. Elle le sentait dans ses entrailles. Ses doigts se raidirent un peu plus autour de la vaisselle.
La boisson ne lui procura aucune sensation. Même la morsure du froid ne lui faisait rien. La vie avait un goût fade. Encore plus avec l'odeur et la cendre des cadavres calcinés. La porcelaine était âcre à son palais. Sans parler des rhumatismes qui lui sciaient les articulations. Vieillir était décidément loin d'être quelque chose d'amusant. Encore moins quand on prenait vingt ans en quelques heures. Surtout pas lorsque cela se produisait tous les quatre matins.
La fatigue la gagna soudain. Lady Williams aurait pu s'endormir là, paisiblement. Elle aurait pu rejoindre ses sœurs qui venaient de trépasser. Elle aurait pu, si elle avait été comme elles. Malheureusement, le sort en avait décidé autrement pour cette dernière. Pourtant, du haut de son grand âge, elle ne s'était toujours pas faite à cette idée.
Un soupir s'échappa des lèvres fripées de la sorcière. Elle était épuisée. Une douleur aiguë lui pinça le cœur. Son souffle se coupa, sa tasse se brisa lorsqu'elle la lâcha et son regard se figea de peur.
" Émeraude," grinça-t-elle alors des dents. Bien que l'appel fut presque muet, la sorcière sut que la concernée avait eu vent de sa détresse. Et malgré le mal insoutenable dans sa poitrine, Lady Williams ne put s'empêcher de ricaner en pensant à son apprentie. Depuis près de vingt ans qu'elle était l'enseignante de la novice, qu'elle la préparait au rang de Prêtresse, qu'elle lui inculquait tout ce qu'elle savait du monde occulte, elle n'avait jamais pris le temps de lui parler de la transmutation. Du moins pas de celle d'une sorcière comme elle.
Une Originelle maudite pour avoir accordé sa confiance à la mauvaise personne. Pour l'heure, elle n'avait pas le temps de penser à ça. Son corps allait se régénérer d'une seconde à l'autre. Mais si elle restait ici, sur la terrasse de son hôtel particulier, elle mettrait en danger l'intégralité de son coven. Et c'était hors de question.
"Bordel de…
— Ton langage, jeune fille, la sermonna aussitôt la vieille dame.
— Désolée, mais je ne m'attendais pas à te trouver avec cinquante ans de plus, alors que je ne t'ai pas vue depuis quelques heures seulement.
— Je pensais effectivement qu'il me restait plus de temps que cela. Aide moi à me lever, veux-tu?"
Toujours sous le choc, Émeraude mit un temps avant de se diriger vers Lady Williams. Elle semblait si vieille, que la première s'attendait à la voir rendre son dernier souffle, d'une seconde à l'autre.
“Tu dois prévenir Cecil et Camil, souffla-t-elle d’une voix rocailleuse presque éteinte. Ma transmutation va bientôt avoir lieu.
— Déjà ? Mais le coven n’est pas prêt ! Tu ne devais pas transmuter avant plusieurs années !
— Ah, ah, jeune ignorante. Une partie du coven est toujours prête pour les urgences. Tu n’en es qu’au début de ton apprentissage. Cesse donc de te laisser gagner par la peur. Ceci dit, j’aimerai éviter de faire ça à la vue des Sicarius.” Comme pour appuyer son argument, Lady Williams lorgna vers le bâtiment face à ses balcons, qui n’était rien de moins que l’un des plus grands quartiers généraux de ces chasseurs de sorcières.
Emeraude s'exécuta, aidant le corps vouté devant elle à rentrer dans le Night Dream. Chaque pas qu’elles faisaient ensemble coûtait à la mentor. Les sorcières qui grouillaient dans les murs et qui les virent passer comprirent presque toutes ce qu'il se passait. Seules les novices se demandaient pourquoi une vieille dame portait l’un des tailleurs de leur cheffe. Le plus vite qu’elle le put, l’élève se dirigea vers les quartiers de son enseignante, quand elle sentit le corps lui échapper des mains. Dans un réflexe, elle tendit les bras, lançant une gerbe de mousse verte et moelleuse, contre laquelle s’effondra la Prêtresse.
" Corail ! s'égosilla l'apprentie. Parle- moi !"
Son appel fut vain. Le corps devant elle était presque mort. Il paraissait déjà figé par le trépas. Sans parler du regard de Lady Williams. Épuisé. Vidé de toute émotion. En un rien de temps, un genre de paralysie se fit voir sur les doigts raides de la vieille. Emeraude perçut l’angoisse la gagner, la faisant suffoquer. Elle ne savait pas quoi faire et se retrouvait totalement démunie.
Fort heureusement pour elle, une voix familière résonna dans son dos.
“ Emeraude, dit aux sorcières de premier rang de se rendre immédiatement à la crypte ! ordonna celle-ci.
— Ca…Camil, bafouilla la jeune novice. Je…
— Nous n’avons pas une minute à perdre ! la pressa-t-il. Je vais chercher mon frère, tu t’occupes du Coven !”
Sonnée, Emeraude réussit enfin à se remettre sur pieds avant de crier une dernière fois vers Camil.
“ Et Corail ?!
— Laisse là ici, et demande à Annah de venir s’en occuper. Sa magie sera plus utile que la tienne pour la porter à la crypte.”
Sans un mot de plus, l’homme repartit dans les boyaux, laissant la jeune femme à sa détresse. Il aurait voulu l’aider plus. Or, le temps leur manquait cruellement. Corail n’aurait pas dû transmuter si tôt. C’était mauvais signe. Elle avait atteint une limite. Et cela risquait de ne guère lui plaire à son réveil. Camil jura dans sa barbe. Jamais son amie n’avait transmuté sans anticiper au préalable. Car lorsqu’elle le faisait, elle devait faire face au seul souvenir qui pouvait lui coûter plus que le don de sa propre magie.
Rapidement, l’effervescence s’empara de l’imposant hôtel particulier qu’était le Night Dream. Emeraude courait dans tous les sens, cherchant les plus puissantes sorcières du coven pour leur porter la nouvelle. Toutes se décomposèrent à l’annonce des faits, ce qui conforta la messagère dans sa désagréable impression. À présent, elle en avait la certitude. Lady Williams cachait quelque chose qui réveilla la curiosité maladive de son élève.
Cette dernière secoua la tête pour se remettre les idées en place. Ce n'était clairement pas le moment de penser aux secrets de la sorcière la plus discrète de la communauté occulte. Émeraude repartit en direction de sa mentor, qui gisait sur son tapis végétal. L'allure pitoyable qu'elle avait créa un goût amer dans le gosier de la jeune femme. De grosses gouttes de sueur perlaient sur les rides de la dame. recroquevillée sur elle-même, elle était loin de l'image de la femme forte et froide qu'elle arborait. Car c'était ce qu'était Lady Williams.
Elle était l'une des prétendantes au rang de Reine. Elle était celle qui savait tout de tout le monde, mais dont personne ne connaissait rien d'elle. Elle avait détruit des cercles entiers pour ne sauver qu'une seule de ses ouailles, protégeant son coven bec et ongles, que l'ennemi soit magique ou non. Et gare aux humains qui se mettaient au travers de son chemin.
Lady Williams n'était pas seulement une sorcière accomplie. Elle était aussi une femme que la bonne société d'Oxford craignait et respectait. Rares étaient ceux qui osaient la défier. Inexistant étaient ceux qui réussissaient à l'égaler. Malgré tout cela, à l'heure actuelle, Corail Williams ressemblait à n'importe quelle grand-mère sur son lit de mort. Emeraude s'attendait encore à la voir souffler une ultime expiration.
Une imposante blonde ramena subitement Émeraude à la réalité. Celle ci posa sa main sur l'épaule de la jeune femme, lui offrant au passage l'un de ses sourires réconfortants dont elle seule avait le secret. En un rien de temps Annah avait réussi à la rassurer.
" Tout va bien, j'ai croisé Camil qui m'a tout expliqué. On s'occupe de tout, et je te promets que tout ira bien. " rassura-t-elle la novice.
Annah appuya sa phrase d'un clin d'œil, avant de claquer des doigts. Aussitôt, le corps de Lady Williams se souleva légèrement dans l’air. Tous les rideaux venaient d’obstruer les grandes fenêtres du Night Dream. Le coven ne risquait plus rien à user de magie. Une légère brise chaleureuse, à l’image de la beauté froide qu’était la sorcière, fit léviter la prêtresse, la dirigeant avec une extrême délicatesse, vers le lieu de tous les péchés.
Lorsqu’elles arrivèrent sous les combles de la demeure victorienne, un silence morbide envahissait les arches de pierre qui tenaient le plafond. Des candélabres illuminaient faiblement les silhouettes déjà présentes, qui psalmodiaient déjà des cantiques qu’uniquement les initiés pouvaient comprendre. Quelques gouttes d’eau, preuve de l’humidité omniprésente de la crypte, clapotaient lugubrement dans les recoins de la nef en tombant sur le sol de pierres froides, accentuant la gravité de la situation.
L’héritière déglutit difficilement. Sa gorge était si sèche qu'elle lui paraissait être en feu. Les talons d’Annah, ainsi que les siens, résonnaient bruyamment dans la chapelle païenne. Cette dernière avançait calmement, contrairement à la première, qui crut que son cœur allait faire exploser sa cage thoracique.
Les deux sorcières arrivèrent devant l’autel, et une troisième s’avança. Miranda. Celle qui fermait le cercle des proches intimes de Lady Williams. Emeraude enviait ses deux femmes face à qui elle se trouvait, et qui en savaient tant sur sa mentor. Un gémissement échappa à cette dernière. Son front dégoulinait de transpiration et elle était en proie à de terribles sueurs froides.
" Elle est brûlante, indiqua Annah. C'est mauvais signe.
— Ça a déjà commencé, souffla Miranda. Courage Williams. Ça va bien se passer. On sera là, quoi qu'il arrive. " Tendrement, elle caressa les cheveux blancs sur l'autel. Et après une dernière flatterie sur le crâne de la vieille dame, elle s'éloigna, rejoignant le reste du cover.
Annah la suivit de près, suivie d'une novice interdite. Jamais cette dernière n'aurait cru voir autant de douceur entre Lady Williams et une autre personne que les jumeaux. Elle se tourna une dernière fois vers sa mentor, avant de rejoindre sa place dans le cercle. Et quand il se referma autour de la dalle de pierre, un hurlement glaçant s'enfuit de la prêtresse qui gisait dessus. Emeraude se figea, redoublant d'effort pour ne pas interrompre la prière occulte. Car cela n'était que le début de l'enfer pour Lady Williams.
Pour revenir à ton chapitre saches que j’ai été époustouflé par la qualité de ta plume! Franchement c’est vraiment pro donc félicitation à toi!
Ensuite concernant l’histoire c’est un très très bon début, tout est écrit intelligemment, rien à redire! 😁
Pour finir je dirai que j’ai plutôt hâte de lire la suite car le chapitre 1 a suffit pour titiller ma curiosité. Encore une fois une fois bravo à toi ton début d’histoire est vraiment prometteur! 🙂
Ps: C’est la première fois que je laisse un commentaire si long et si sincère!
Se réveiller, se préparer à poster ( qui je l'espère te plaira tout autant que ce premier chapitre ) et voir ce que tu as écrit, c'est le meilleur soutien qu'un.e auteur.e puisse lire, donc merci milles fois.