Alessia, septembre 1879
« Alessia, si Maman et Papa devaient disparaître avant que tu ne sois adulte, je veux que tu rejoignes le monastère de la Dolce Lupe avec ta petite sœur Maria, méfies-toi de ta tante et fuis les couvents comme la peste. Là-bas, tu pourras découvrir le monde tout en gardant ton innocence. Le monde du dehors est trop néfaste, il n’est pas fait pour ta pureté, mon ange. Seule la lumière de Dieu te révèlera au monde d’ici-bas, elle reviendra vers toi le jour venu. »
La mère d’Alessia à sa fille, le mois précédant l’assassinat de sa famille, Florence, 1863.
Heureusement, les lettres de William von Toeghe parvinrent toutes à leur but, y compris celle qu’il avait destinée à sa collègue italienne du Conseil, actuellement occupée à la lire dans sa petite cellule de la Dolce Lupe.
Alessia Lespegli da Firenze était alors revenue à son paisible monastère toscan, dans les montagnes près du charmant village de Montepulico, afin d’y faire étape lors de son trajet vers Rome où elle devait rencontrer le Cardinal Paolo – un très bon ami des Lespegli ou de Marco-Aurelio. Mais d’abord, elle avait deux choses à faire ici, des tâches cruciales qui la préoccupaient suffisamment pour qu’elle n’accorde que peu d’importance à cette lettre, bien trop alarmiste pour ne pas être une énième paranoïa de son collègue allemand.
Pour commencer, laisser dormir l’or était autant péché que de le dépenser en frivolités, alors il fallait impérativement investir l’argent qu’Arcturus Seafox lui avait gracieusement offert dans le monastère, son orphelinat et ses terres. La Dolce Lupe était certes sublime, elle était aussi très vieille et délabrée, assez pour qu’Alessia rêve de lui offrir une nouvelle vie, à cet endroit plus qu’à tous. Sa construction remontait à l’an de grâce 800 et fut ordonnée par Charlemagne lui-même, afin que les sœurs éduquent les nombreux orphelins errants un peu partout en Italie. Dans ce lieu unique, des enfants venus de toute la péninsule avaient reçu les plus nobles enseignements, ceux de la religion, des arts, des sciences et de la politique. Il avait ainsi formé de grands artistes, en plus des nombreux docteurs de la foi ou des officiers civils et militaires. Mais ce qu’Alessia chérissait le plus dans son monastère, c’était qu’il avait su évoluer comme aucun autre. À la Dolce Lupe, tout pouvait être enseigné, les mères supérieures avaient toujours veillé à ce qu’aucun obscurantisme ne vienne troubler qui que ce soit dans sa quête de la Vérité Suprême. Et tout s’était toujours bien passé, à tel point qu’un hérétique, un réformé, un orthodoxe et un inquisiteur auraient pu discuter tranquillement dans ce lieu de tolérance pour tous les Chrétiens. Alors elle était évidemment plus que fière d’y avoir reçu son éducation religieuse et scientifique, et elle se devait de l’honorer comme il se doit. D’autant plus qu’Alessia était une femme aux goûts simples, malgré sa très noble éducation, et Arcturus lui avait octroyé 10 millions de livres, sur un coin de table entre deux whiskys lors de la dernière réunion du Conseil. Seulement la religieuse ne savait absolument pas quoi en faire d’autre que de le donner à son cher monastère. Au fond, ses passions préférées se résumaient à discuter avec les gens qu’elle aimait et contempler les belles choses de la vie …
Car si la Dolce Lupe restait un pauvre monastère perché dans les hauteurs de la campagne florentine, il ne manquait pas de potentiel. Entre le monastère à flanc de montagne et son immense orphelinat vétuste, sans compter les vastes terres qui bordaient le tout d’un cadre idyllique et souvent à l’abandon, il suffisait de regarder par la fenêtre pour avoir une nouvelle idée de chantier. Les gens des villages alentours avaient beau participer à l’entretien des terres avec l’aide des élèves de la Dolce Lupe, il n’y avait pas eu une année sans qu’un nouveau terrain ne soit livré à la nature par manque d’entretien. Eux aussi vont pouvoir profiter de tout ça, se réjouissait Alessia, elle qui n’avait annoncé la bonne nouvelle qu’à la mère supérieure, celle qui allait l’aider à mettre en œuvre ses grands projets. Pourtant, elle ne manquait pas d’envie, loin de là, elle en avait même tellement qu’elle savait elle-même qu’il valait mieux chercher le soutien de quelqu’un de plus expérimenté qu’elle – tout l’inverse de Maria ou d’Arcturus en somme. Quoi qu’il en soit, à la fin de tous ces travaux, elle nourrissait l’espoir ardent de voir son monastère comme le plus magnifique et chrétien de tous, que la beauté de la pierre se mêlerait à celles des cœurs, qu’ils s’agissent de ceux des sœurs ou ceux des villageois, pour le plus grand bien de tous les orphelins d’Italie. C’est ce monde que Dieu souhaite pour ses enfants, qu’ils vivent ensemble aussi libres qu’en paix, unis de leur propre chef dans sa sainte sagesse, sans que rien ne les y oblige ; ainsi, il nous chérira, se répétait-elle souvent, lorsqu’elle repensait à ce qu’elle souhaitait faire de son cher monastère, ou quand elle ressassait sa vision des idéaux du Conseil du Graal …
Mais avant de faire tout ça, Alessia devait se consacrer à son second devoir qu’elle prenait très au sérieux : donner cours de Science Nouvelle aux orphelins de la Dolce Lupe. Et aucun d’eux n’allaient y échapper, car il n’y avait pas de discipline plus importante dans le monde qui vient. Heureusement, Alessia était une professeure aussi respectée qu’aimée par ses élèves à qui elle donnait cours deux fois par semaine, à trois tranches d’âges – ce qui lui était souvent reproché par ses pairs, n’avait-elle vraiment rien de mieux à faire pour l’Humanité ?
Seulement pour Alessia, les priorités ne marchaient pas ainsi. Et quand la lettre de William arriva, elle était un peu trop occupée pour s’y attarder, pour ne pas la survoler sans y prêter grande attention.
De toute façon, elle ne savait pas trop quoi en penser. Le fait qu’un être vivant puisse muter terriblement à la suite d’une trop grande exposition au LM n’avait rien d’étonnant, tout comme le fait que la molécule allait effectivement se répandre dans l’écosystème. C’était regrettable d’un point de vue humain, certes, mais l’Italienne du Conseil n’allait pas d’attarder dessus, il n’y avait rien à faire contre ça, c’était l’évolution de la Terre telle que la Providence l’avait décidé. Quant à ces histoires de chasseurs de mutants, ça devait encore être un coup de communication de la Germanie, au sujet d’une prétendue arme ultime qui lui permettrait d’écraser à l’alliance franco-anglaise, comme si cela pouvait décourager cette dernière. Alessia s’était déjà résolue à ce que le LM soit utilisé à de mauvaises fins par le RFA, elle ne pouvait rien y faire, mais ces chasseurs de monstres n’étaient probablement que de la frime. Après tout, l’intérêt de l’Allemagne comme de l’Autriche-Hongrie n’était pas à la guerre, c’était eux qui montaient économiquement à l’assaut de l’hégémonie anglaise, ou française - dans une moindre mesure. En plus, le Conseil avait déjà des chasseurs de mutants à son service, au travers d’Arcturus et de sa société de sécurité, comme les Nine Springs. Il n’y avait donc rien de si terrible que ça. Enfin, pour Emil, elle n’était pas vraiment étonnée qu’il ait fini par découvrir leur secret, mais William exagérait sûrement les menaces qu’il avait entendues. Il n’irait jamais jusqu’à nous faire du mal, s’assurait-elle, en se disant que le caractère nerveux de son ami le poussait à tirer des conclusions délirantes, son très mauvais voyage de retour en Allemagne avait dû lui mettre le moral à zéro.
La seule chose qui inquiétait sincèrement Alessia, c’était ce vice-directeur du RFA, Ulrich, celui qui avait été placé à ce poste par le Kaiser en personne. William prenait trop de risques, elle l’avait toujours dit, et il était temps qu’il mette fin à son espionnage auprès des militaires, pour sa vie comme pour sa santé. Pour le reste, Arcturus et Maria auront déjà trouvé une solution avant la prochaine réunion, se consolait-elle intérieurement, en se réjouissant du fait que, de son coté, tout se passait dans le plus grand calme - comme toujours.
D’un côté, je devrais peut-être entretenir Monseigneur Paolo de tout ça, il connait bien Emil et les manigances ont toujours été son domaine, finit-elle par se résoudre, avant de repenser à la lettre que le plus intrigant des cardinaux lui avait fait parvenir tandis qu’elle s’apprêtait à quitter Paris. Il lui avait simplement demandé de venir le voir au Vatican sans délai, pour une affaire très importante qui concernait le mentor d’Alessia au sein du Premier Conseil : Marco-Aurelio Alighieri da Spoleto.
Ainsi, c’est donc avec sa diligence habituelle, soit après plusieurs jours de repos et de travail relatif, que la Florentine prit enfin la route de Rome pour aller retrouver le Cardinal Paolo. Mais avant, elle comptait encore s’arrêter en chemin pour aller rendre visite à sa très chère tante qui séjournait actuellement à la capitale du jeune Royaume d’Italie, dans la grande demeure urbaine familiale. D’ailleurs, elle avait toujours aimé cette bâtisse, au style architectural et à la disposition si antique qu’elle faisait la fierté de sa tante. C’était un véritable bond en arrière dans le temps, un sentiment qui ne pouvait que faire vibrer une passionnée d’histoire comme elle – la seule du Conseil avec William d’ailleurs. Cependant, dès qu’Alessia arriva chez elle, rien qu’en voyant l’air triste du serviteur qui l’accueillit sous le porche d’entrée, elle sentit que quelque chose de terrible venait d’arriver. Et le domestique n’eut pas le temps de trouver les mots pour lui expliquer la situation, qu’elle s’engouffra dans la maison pour traverser la petite cour d’accueil et voir ce qu’il se passait. Mais lorsqu’elle entra dans la belle domus romaine des Lespegli, c’est en pleurs qu’elle trouva sa très pieuse tante Catarina.
La matrone de la famille, veuve depuis quelques années, était prête à s’arracher les cheveux tant ce qu’il venait de se passer était un drame. La dernière fois qu’elle avait vu sa tante dans cet état, c’était lorsque qu’Alessia était arrivée au beau milieu de la nuit pour lui annoncer que sa maison était attaquée par les Carbonari. L’Italienne du Conseil n’était alors qu’une adorable jeune fille de douze ans, seule rescapée de ce massacre après avoir fui par le jardin de la villa, jusqu’à arriver en état de choc sur le seuil de la maison de sa tante - et de son mari qui se rendit immédiatement sur place avec tous les policiers qu’il put croiser. La fillette était ainsi restée avec Catarina, encore plus effondrée qu’elle, à tel point que sur le moment, c’est elle qui parut consoler sa tante, tant elle était persuadée que sa famille était maintenant auprès de Dieu, dans un monde meilleur où elle l’attendrait. Ensuite, elle n’avait pas dormi de la nuit, elle avait veillé jusqu’au matin en espérant voir un signe, entendre la voix de ses parents ou de sa petite sœur chérie. Seulement rien n’était venu, et la petite Alessia avait fini par tomber de fatigue sur la fenêtre, en scrutant l’ascension du soleil par-dessus les dernières fumées s’élevant de son foyer. A l’inverse de ses trois amis du Conseil, l’Italienne avait presque tout perdu en l’espace d’un soir qui avait pourtant si paisiblement commencé, comme si le Destin s’était trompé de foyer.
Alors, quand elle vit sa tante dans le même état de chagrin que cette nuit-là, Alessia se pressa auprès de sa tante le plus vite possible, craignant pour sa famille.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je suis là, Maman. » lui demanda-t-elle le plus calmement possible, tout en la prenant dans ses bras comme si s’était sa propre mère.
— Sa Sainteté … Il est décédé ! Mon Dieu … La Paix la plus éternelle soit sur lui !
— Pardon ? » s’étonna soudainement Alessia, plus étonnée de la voir se mettre dans ce genre d’état pour la mort du Pape que par la nouvelle en elle-même. Pourtant, c’est une voix encore plus étonnée qui prit la parole.
— Ah ! C’est pour ça que tu fais tout ce raffut ?! Mais fallait pas pleurnicher et hurler à la mort comme ça ! » se réjouit un jeune homme bien vêtu, mais taché de peinture, et encore souriant jusqu’à ce que tombent les réprimandes d’Alessia, n’avait-il pas honte de laisser sa mère dans cet état s’il pensait vraiment que tout cela était dérisoire ? Mais comme toujours, son cousin Léonardo avait une bonne excuse dans la manche. « Beh j’étais dans l’atelier ! J’ai juste eu le temps de ranger les pinceaux après l’avoir entendu hurler sur les domestiques !
— Ah – Euh - Tu t’es mis à la peinture ? » s’étonna-t-elle, pour le voir se gratter la tête d’un air gêné.
Bien évidemment, ce n’était pas le cas, puisque son cousin avait toujours détesté l’art en général, et s’il était taché de la tête aux pieds, c’était parce qu’il était encore en train de concevoir une invention dans le petit atelier de la demeure, avant de sursauter et tout renverser en entendant sa mère. Léonardo était effectivement un ingénieur aussi doué que négligé, au point que seule sa famille réussissait à lui trouver des contrats, puis à lui imposer de tenir les délais. Mais son talent était bien présent, comme l’attestait le bureau sur-mesure qu’il avait fabriqué pour Maria Kochanowska de La Tour ou les quelques autres appareils qu’il avait conçu sur les demandes de William. Cependant, à l’inverse de sa cousine ou de sa mère, il était bien mauvais chrétien, il s’en fichait à vrai dire, la vie terrestre lui convenait parfaitement et il n’accordait que peu de place à tout ce monde invisible de la Foi.
D’ailleurs, il ne savait même pas qui était le Pape tout juste décédé, ni pourquoi sa mère en faisait si grand cas. En vérité, à part lors d’une ou deux occasions, c’est à peine si elle le connaissait, alors le plus jeune des cousins milanais d’Alessia ne voyait vraiment pas où était le drame, d’autant plus qu’un Pape, ça ne sert plus à grand-chose de nos jours. Et quand la Florentine précisa que sa défunte Sainteté était connue pour sa prudence et son éthique, ou son immobilisme et son obscurantisme comme le disait le Cardinal Paolo, Léonardo en tira la même conclusion que ce dernier : c’était sûrement un parfait connard.
Alors c’est sur cet immonde blasphème que sa mère préféra le congédier, avant de demander à Dieu pourquoi il lui avait donné pareil fils, et qu’elle n’appelle le deuxième d’entre eux par un cri qui fit trembler tous les serviteurs de la demeure – la tante d’Alessia n’était certes pas méchante, tout le monde tenait à ses tympans. Les seuls qui pouvaient jouer avec elle durant ses caprices étaient ses enfants, comme Léonardo le faisait sans complexe, ainsi que son frère, enfin, quand il répondait présent.
— Massimo !! » reprit-elle avec quelques décibels de plus au point que la douce Alessia en sursauta, même après des années d’habitude.
— Non ! » répondit alors une voix sarcastique, déjà arrivée sur le seuil de l’atrium. « J’espère que les nouvelles valent le coup, j’avais une inspiration fulgurante sur le moment. » sourit Massimo en approchant pour saluer sa chère cousine, tandis que sa mère s’étonnait qu’il ne soit pas déjà au courant, lui qui avait déjà passé toute la matinée à traîner en ville, précisément à l’heure où le drame avait été découvert par les autorités. « Si, Sa Sainteté n’est plus, mais j’espérais entendre quelque chose de plus renversant à vrai dire. Il est mort d’une façon suspecte ce Pape ? » reprit-il, en se tournant vers Alessia qu’il savait toujours au courant de toutes sortes de rumeurs passionnantes. Seulement, sa cousine n’en savait pas plus que lui cette fois, elle apprenait littéralement la nouvelle de la bouche de sa tante qui leur donna quelques détails supplémentaires, il aurait été pris de vertiges et de convulsions avant de ne plus pouvoir respirer, et que son cœur ne s’arrête, une affaire déjà conclue pour Massimo. « Empoisonnement au cyanure. Classique. » suggéra Massimo d’une voix sûre, à la grande surprise de la religieuse.
— Euh - Tu n’y connais en médecine, si ? » lui demanda-t-elle avant qu’il avoue avoir dit ça au hasard après l’avoir lu dans un roman policier, mais, comme il le fit remarquer, ça n’enlève rien à la justesse de mon hypothèse.
Malheureusement, Alessia en doutait, et le problème avec les hypothèses de Massimo, c’est qu’il pouvait en avoir des dizaines, sans qu’aucune d’elle ne rassure sa pauvre mère. À vrai dire, ce féru de littérature et d’art n’avait plus souvent l’occasion de laisser parler son imagination dans le travail qu’il avait finalement obtenu, ou plutôt accepté, car c’était bien à cause de sa mère, aidée par sa cousine, que Massimo s’était retrouvé directeur des entrepôts de l’Arthurie Valdôtaine – sans le moindre talent en la matière.
Mais la dernière chose dont avait besoin Alessia, c’était bien d’un enquêteur du dimanche qui effraye sa pauvre tante, trop triste pour faire la part des choses sur ce drame dont personne ne savait rien finalement. Après tout, avec une description comme celle-là, il a pu mourir de n’importe quoi, comme elle le fit remarquer, avant que son cousin irrécupérable n’insiste sur l’ambiance tendue qui aurait régné à Rome depuis quelques jours, comme s’il tenait à son histoire de complot meurtrier au Vatican. Alors cette fois, c’est elle qui congédia le fils de Catarina, pour ensuite se tourner vers sa tante et la réconforter comme il se doit.
— Tout cela n’est pas aussi inquiétant que tu ne le crois. Je vais aller m’entretenir auprès de Monseigneur Paolo, je suis sûre qu’il me confirmera que ce n’est que le cours naturel de la Providence. Sa Sainteté était âgée et je n’ai aucun doute sur le fait qu’il ait été rappelé par Notre Père. » lui assura-t-elle de nouveau, en enlaçant sa pauvre tante dont les sanglots cessaient enfin, prête à se ressaisir.
— Oui … Tu as sûrement raison comme toujours … Heureusement que tu es là. » lui confia-t-elle alors, comme si c’était surtout le retard d’Alessia qui l’avait mis dans cet état. Et la Florentine savait que ça n’était pas impossible, sa tante très affectueuse et possessive n’avait plus que ses enfants pour illuminer sa vie, tout comme elle n’avait qu’Alessia pour se rappeler sa sœur. « Je vais aller faire un tour dans la serre pour me changer les idées et oublier mes deux imbéciles de fils. Ne tarde pas trop, nous mangerons plus tôt ce soir. » se raisonna finalement la matrone des Sforza da Lodi, en se libérant de l’étreinte de sa nièce pour se diriger vers le fond de l’atrium et la suite de sa demeure.
De son côté, Alessia opéra un demi-tour pour retourner à la voiture qui l’attendait à l’entrée, avec la ferme intention d’éclaircir cette curieuse histoire en compagnie du Cardinal. Toute cette affaire sortait littéralement de nulle part, le Pape défunt n’avait pas d’ennemis connus et ses relations avec le Roi d’Italie étaient au beau fixe, la Florentine voyait mal quelqu’un chercher à le faire disparaître. Au contraire, avec un Pape aussi sage et prudent que celui-ci, personne ne devait avoir une raison de lui nuire.
À moins que ça ne soit précisément ça le problème, raisonna-t-elle alors qu’elle quittait l’atrium, Sa Sainteté n’avait pas un avis des plus optimistes sur le LM. Mais de là à imaginer qu’il soit tué pour ça, c’était plus qu’exagéré, sans compter qu’elle le saurait déjà si Solar Gleam ou l’AP avait prévu un gros coup comme celui-ci - car Arcturus le lui aurait dit. Alors la liste des coupables plausibles n’était pas très longue, mais ça ne peut pas venir de la famille de Sa Sainteté, déduisit la religieuse en réajustant sa guimpe toujours trop serrée, dans la petite cour d’entrée que sa tante avait ornée de dizaines de fleurs différentes …
Cependant, elle eut tout juste le temps de soupçonner quelqu’un de la Curie Romaine, qu’une grande et fine silhouette familière aux yeux bruns et aux cheveux encore plus sombres lui barra la route sur le seuil du porche, avec un épais livre à la couverture de bois en main. Au premier coup d’œil, Alessia crut alors reconnaître Emil, car ces deux vieux amis s’étaient toujours vaguement ressemblé, mais il suffisait de voir les habits du visiteur pour comprendre qu’il s’agissait du Cardinal Paolo – le seul cardinal à se promener systématiquement avec sa tenue cardinalice, toute l’année.
— Content de te revoir, gamine. » lui lança affectueusement le Cardinal Paolo avec une petite tape amicale sur l’épaule gauche. « Tu aurais quelque chose à boire ? L’ambiance est quelque peu … bouillante en ce moment, même pour un été de la Saint-Martin. » lui sourit-il, au grand étonnement de la religieuse, surprise de le voir évoquer cette ambiance bouillante de sa propre initiative. Ce qui venait de se passer n’était bel et bien pas un évènement anodin contrairement à ce qu’elle aurait voulu confirmer à sa tante, et contrairement au ton très décontracté de son vieil ami.
— Je suis heureuse de vous revoir aussi Monseigneur Paolo. Mais je viens d’apprendre la nouvelle à laquelle vous faites allusion, Tante Catarina a été très secouée par ce drame. C’est pour ça que vous êtes venu à ma rencontre ?
— Oui, je savais que tu t’arrêterais ici en chemin. Nous devons discuter de certaines choses assez ... urgentes et secrètes, Alessia. » lui confia-t-il, avant de lui demander aussitôt une entrevue dans un endroit où il pourrait échanger en toute discrétion.
— Très bien, suivez-moi. » lui concéda-t-elle, d’un air nerveux qui cachait mal l’impatience qu’elle essayait en vain de réprimer. « Parlez doucement, ce n’est pas un décès naturel, c’est ça ? Que dois-je savoir pour aider ? » lâcha-t-elle dès qu’ils franchirent le seuil de l’atrium, en veillant tout juste à ce que sa tante n’y soit pas revenue.
Malheureusement pour elle, il préférait tenir sa langue pour l’instant, même lorsqu’elle lui fit remarquer qu’il n’avait pas à se méfier des domestiques des Lespegli, ou c’était impoli, mais cette remarque le faisait plus sourire qu’autre chose.
Heureusement, l’Italienne du Conseil n’allait pas devoir attendre longtemps, elle savait exactement où discuter en privé dans cette grande demeure, regorgeant des petites alae où ses aïeux avaient déjà reçu tant d’intrigants. Derrière la porte de ce petit salon très étroit, vieux d’un millénaire et tant de fois rénové – car la Domus Lespegli n’était évidemment pas vieille au point d’avoir été construite sous l’Empire Romain – elle était sûre que personne n’allait venir les interrompre sans s’annoncer, ou que personne n’allait les écouter tel que le Cardinal semblait le craindre. Et c’était bien la première fois qu’elle entendait Paolo tenir des propos aussi suspicieux, presque aussi paranoïaque que William, au point qu’il fallut même attendre que les domestiques aient apporté de quoi boire avant de commencer à discuter sérieusement. Heureusement, cela ne la dérangeait pas tant que ça non plus, elle avait toujours de nouvelles choses à raconter à ce vieil ami de la famille – et elle était incontestablement la plus bavarde du Conseil. Seulement il y a un détail qui ne manquait pas d’interroger la Religieuse : cet étrange livre à la couverture de bois qu’il fit lourdement tomber sur la table, comme un pavé sur un tambour. Les livres aux couvertures de bois ne se faisaient plus depuis très longtemps, et leurs reliures n’étaient que des cordes, alors elle s’étonnait encore plus de voir Paolo le balancer sur la table sans ménagement. Car s’il avait toujours été quelqu’un de très détendu, il n’était pas négligent ou irrespectueux pour autant, et surtout pas envers les ouvrages de cette époque.
Pourtant, elle était n’était pas au bout de ses curiosités, puisque c’est maintenant deux étranges clés dorées qu’il sortit calmement de sa mozette cardinalice pour les poser sur ce livre à la couverture gravée d’un double symbole d’infini, formant tel une hélice …
— Pour une fois, je ne vais pas perdre de temps. Ce livre et ces deux clés sont ce qui a causé toute cette agitation ici, et qui a causé la mort de notre cher Pape. Tout cela se devait d’arriver, c’était prédit par Marco. » commença le Cardinal, lorsqu’Alessia interrogea aussitôt le rapport entre son ancien professeur, la mort du Pape et ce vieux livre. Il lui demanda donc qu’elle le laisse tout expliquer car cela pouvait être compliqué et difficile à entendre, avant de prendre une grande inspiration et une gorgée d’eau. « Tout d’abord, sache que Marco a laissé un message à mon attention, avant de partir pour sa tragique expédition d’Indochine, c’est l’un de ses domestiques qui me l’a transmis. Celui-ci ne devait m’être confié que si Marco venait à disparaître, ou à être incapacité, et que tu venais à rénover la Dolce Lupe, ce qui devait avoir une certaine importance, je présume. Enfin, toujours est-il que cette lettre m’informait de trois choses … curieuses qui ont mené aux événements d’aujourd’hui. Il souhaitait que je me procure cet épais livre de bois que tu vois devant toi, et que je te l’offre, ce qui est chose faite. Mais ce livre était détenu par notre Pape qui refusait catégoriquement de le céder, bien que Marco m’ait affirmé dans son message qu’il me le céderait, quand je viendrai lui présenter la lettre. Cela m’amène à la seconde chose qu’il m’a demandé : que je me présente à l’élection papale et que je la remporte dès que cela sera possible … » expliqua-t-il posément, en articulant tellement bien chaque phrase que l’expression attentive de la religieuse s’était décomposée par étape, au fil de ce qu’elle entendait.
— Mais vous ne me dites pas tout ça parce que … vous n’auriez pas … participé à la disparition de Sa Sainteté ? » finit-elle par lui demander prudemment, pour le voir baisser les yeux fugacement en hésitant de sa réponse.
Puis le Cardinal se reprit, sûr de lui, pour lui avouer qu’il n’avait pas simplement participé à cet assassinat, il l’avait commandité, organisé et, à l’entendre, il avait même aidé à la réalisation concrète du meurtre – un crime dont Alessia ne l’aurait jamais cru capable. Pourtant, elle avait à peine le temps de digérer cet aveu que Paolo se justifiait déjà, arguant qu’il avait fait ce qui devait être fait, qu’il l’assumait, et que son cher mentor Marco-Aurelio le lui avait explicitement demandé. Cependant, il en fallait plus pour qu’il échappe aux leçons de morale de la religieuse, outrée par ce crime, et encore plus du fait qu’il lui apportait maintenant l’objet de son meurtre en se cachant derrière son mentor comateux.
Néanmoins, lorsqu’Alessia commença à faire son scandale, à lui demander s’il se rendait compte de ce qu’il avait fait, Paolo détourna aussitôt son attention sur ce vieux livre de bois qu’il venait lui offrir. Car si la troisième tâche que Marco-Aurelio lui avait confié se résumait à veiller sur Alessia, c’était bien parce qu’il avait une mission pour sa disciple. D’ailleurs, c’était justement à la fin de cet ouvrage qu’elle allait trouver le message qui lui était destiné par son professeur, avant cette tragique expédition d’Indochine. Mais avant de le lire, le Cardinal lui devait encore quelques ultimes révélations.
Je suis un peu d'accord avec les autres commentateurs, pas gaie Alessia, mais, peut-être- cache t'elle quelques secrets inavoués, glauques, pourquoi pas, sous sa robe ?
Je ne vais pas révéler des intrigues ou des secrets maintenant mais Alessia ne cache rien de bien étrange "sous sa robe" de bonne sœur. A l'inverse, ses trois amis sont pleins de secrets inavoués (et parfois subtilement évoqués dans le récit, j'espère que vous les sentez... par exemple Raphaël et Maria...).
En réalité, vous connaissez déjà les plus grands secrets d'Alessia (ou en tout cas, les moins personnels), et son problème n'est pas de les avouer (elle sait bien se confesser comme il le faut). Le problème des secrets d'Alessia, c'est qu'il faut que les autres y croient, et qu'ils ne se "perdent" pas en les apprenant.
En revanche, comme je l'ai déjà dit, Alessia aura l'occasion de briller à plusieurs reprises de par sa perspicacité, son honnêteté, son courage, sa foi, son désir de faire le bien autour d'elle (pendant que son monde semble s'enfoncer dans le mal).
J'espère qu'elle vous plaira davantage dans les chapitres suivants, c'est un personnage important, je dirais même "moteur" du récit. Sans elle, pas de découvertes autour du LM et les trois élèves foncent dans le mur sans rien comprendre (comme un certain ange déjà cité l'aurait souhaité).
Comme je suis à jour de ma lecture, je me permet de dire que je trouve Alessia godiche. Peut-être qu'elle va se révéler mais là ...
Y'a sûrement des fautes mais je les vois pas !
Malheureusement, étant donné qu'Alessia reste un bonne soeur, je ne peux pas lui faire tuer des gens sans grande raison, ni lui donner de grands pouvoirs ou une capacité physique exceptionnelle. Du moins, pas pour l'instant, ça n'aurait pas grand sens.
Et, d'une certaine manière, Alessia est également censée être notre personnage, celui des gens de "raison", ceux qui s'offusquent d'un crime ou qui ont preuve de compréhension. C'est pour ça qu'elle contraste beaucoup avec les trois autres (qui frisent quand même le cas clinique, surtout Maria dont elle est une sorte d'alter ego).
Par contre, dans le chapitre IV, Alessia montre clairement qu'elle est la plus courageuse des quatre, au point de foncer dans le danger sans rien pour se défendre, et sans en avoir quelque chose à faire.
Elle peut donner l'impression d'être godiche parce qu'elle est niaise sur beaucoup de sujet, parce qu'elle croit fermement que le "bien" finit par gagner au bout du compte, mais elle est moins incapable qu'on pourrait le croire.
D'ailleurs, les chapitres 5 et 6 la montreront sous un jour un peu plus... incisif, suite aux évènements des chapitres précédents.