Même s’il le voulait, il ne pouvait accepter cette proposition tant qu’un vote du Conseil n’avait pas eu lieu pour le lui autoriser, comme le prévoyait les Lois – celles par lesquelles Arcturus et Maria étaient passés pour se répartir les rôles de leur petite guerre. Le sujet ne risquait donc pas de se poser avant l’été prochain, quoi qu’Emil puisse dire pour chercher à le convaincre, même lorsque ce dernier chercha à remettre en question les motivations pacifistes de son refus.
Néanmoins, lorsque la réunion se clôtura après ces deux heures de discussion, c’est encore vers lui que le Directeur se dirigea, sans même lui laisser le temps de quitter la pièce. Passe dans mon bureau, j’ai à te parler en privé, à propos de Marco-Aurelio, lui confia-t-il à voix basse une fois arrivé à sa hauteur, avant de repartir immédiatement en direction de la sortie où Friedrich et Ulrich reprenaient déjà leurs débats. Évidemment, William eut tout juste le temps d’acquiescer qu’Emil était déjà parti, l’abandonnant à ses interrogations, à cette incompréhension et cette inquiétude qui ne l’avaient pas quitté de la matinée. Quelque chose me dit que ce n’est pas en lien avec mon refus, se demandait-il, nerveux, tout en suivant maintenant son professeur dans cette si belle antichambre, sauf que s’il veut me parler seul à seul, c’est que ça me concerne directement, ça n’en finit pas décidément …
C’est donc dans un silence pesant qu’Emil conduisit son ancien élève à travers son bureau fastueux, dans le même ton que le salon qui le précédait, jusqu’à un balcon dressé à flanc de pic - après s’être assuré d’avoir bien fermé la porte à clé derrière lui, et à double tour. Puis, sur d’élégants fauteuils placés face au panorama alpin que surplombait déjà le soleil automnal montant, le Pionnier Autrichien prit soudainement un ton plus doux que tous ceux par lesquels il était passé envers son ancien élève - après lui avoir proposé à boire afin de mieux se détendre et profiter de ce cadre unique, à quelques mètres du sommet.
— Je suis très satisfait que tu aies refusé mon offre d’entrer dans le RFA militaire, que tu sois resté fidèle à tes idéaux. Tu es bien le William que j’ai choisi autrefois. Je peux parler plus librement ici, et toi aussi. Tu te demandes pourquoi je t’ai fait venir, n’est-ce pas ? » commença-t-il, à la grande surprise de William, incapable de cacher son soulagement à l’idée de voir qu’Emil n’était peut-être pas aussi partisan de cette dérive militariste qu’il l’avait fait croire durant la réunion, déjà prêt à imaginer qu’ils puissent guérir le RFA ensemble.
— Oui, même si les sujets que nous avons traités ce matin sont déjà une bonne raison en soi. Je n’imaginais pas que la situation du RFA et de nos patries soit aussi désespérée. » lui sourit-il en buvant un peu du café que son professeur leur avait servi.
— Et ça ne va pas s’améliorer, ni en Allemagne, ni dans le reste du monde. La Germanie est même très bien lotie, grâce à mes efforts plus que grâce à ceux du RFA et d’Ulrich. Enfin, laissons ça de côté, ça ne te concerne pas après tout. Alors, pourquoi t’ai-je fait venir ?
— Je ne sais pas, ne jouez pas encore aux devinettes avec moi, s’il vous plaît. » sourit-il, pour que l’attitude d’Emil redevienne brutalement celle du directeur du RFA.
— Bien, dans ce cas, sache que je ne suis pas aveugle, William. Je sais que le Conseil du Graal a été reformé, et que tu rends visite à Achille. Tu comptes probablement emprunter le même chemin que lui, mais tu te doutes que je ne me suis pas opposé à l’un de mes meilleurs amis pour me laisser duper par mon élève, toi. » lui asséna-t-il, sur un ton si menaçant que le pauvre William en restait choqué, stupéfait par le regard perçant de celui qui avait lancé son beau destin – et qui pourrait l’achever tout aussi brutalement sans même sortir de ce bureau.
Bien sûr, il était assez lucide pour garder son rôle et répondre du tac-au-tac, afin de contester cette mauvaise interprétation que son maître avait dû faire de ses déplacements à l’étranger. Néanmoins, comme pour les décisions qu’il prenait en réunion, son avis sur la question était déjà fait, les contestations de son ancien élève ne faisaient qu’accroître ses doutes. Pourtant, aussi soudainement que tout à l’heure, Emil reprit un ton plus calme pour nuancer ses propos, et surprendre à nouveau son invité très nerveux …
— Ce n’est pas grave, tu n’as pas à garder ce secret avec moi. Au contraire, le monde a plus que jamais besoin d’un Conseil du Graal qui aurait conservé sa sagesse. Le LM est en train de devenir une menace pour le monde, vous quatre, vous le voyez, n’est-ce pas ? Alessia ou toi avez déjà dû soumettre la question pour la dernière réunion d’été non ? » insista-t-il, avant que son ancien élève ne nie en bloc, tout en prenant soin de préciser que le LM était la clé du progrès de l’Humanité, comme ses quatre professeurs le lui avaient bien appris à l’époque – une ironie qui ne manqua pas de faire sourire nerveusement Emil. « Vous avez toujours été de bons apprentis, c’est vrai, mais de là à suivre nos erreurs … le Second Conseil vit donc dans le même mensonge que le Premier ?
— Non, et je ne sais pas ce qu’est votre Conseil, je vous l’ai dit. Vous tirez beaucoup trop de conclusions hâtives, professeur, je ne sais pas quoi vous dire face à ça. » continuait-il de s’acharner, au point de déclencher une nouvelle saute d’humeur.
— Je t’ai dit que ce n’était pas grave, arrête de mentir ! » fit-il résonner dans le vide des sommets, sous les airs surpris de William qui ne l’avait que très rarement vu dans un état pareil. « C’est ta proximité avec Achille le problème, tu le sais. Tu as pris sa place dans les réseaux communistes, c’est ça ? » reprit-il d’une seule traite, tandis que le Saxon du Conseil hésitait encore de l’attitude à adopter, après l’étonnement, le scandale est probablement la meilleure chose à faire …
— Quelle place ? Je ne suis dans aucun réseau ! Vous délirez, maître ! Pourquoi pensez-vous tout ça ? » s’emporta-t-il aussitôt, avant de se heurter de nouveau aux certitudes d’Emil. « Ça ne sert à rien de poursuivre cette discussion, maître. Je vais prendre congé. » reprit-il en se levant de son fauteuil pour être aussitôt interrompu par son professeur.
— William ! Attends quelques minutes. » lui lança-t-il, sur un ton déjà bien plus diplomate. « Pardonne-moi d’avoir été aussi direct sur ce sujet, mais je ne veux que la réussite des idéaux du Conseil, et je sais comment a terminé le Premier … » s’expliqua son ancien professeur, d’un air usé par le passé, visiblement sincère, assez pour toucher le bon cœur de William. « Je ne vais pas te retenir plus longtemps si tu souhaites partir. Mais avant, j’aimerais te poser une question sur un autre sujet, quelque chose de personnel … Que pensent les autres de moi ? » lâcha-t-il sur un ton si résigné qu’il en surprit son ancien élève - qui ne l’avait jamais vu comme ça non plus. Ça n’a rien d’étonnant à vrai dire, s’avoua-t-il tandis qu’il mûrissait sa réponse, son professeur avait perdu tant d’amis et de plaisirs pour le Conseil du Graal. Malheureusement, il n’avait aucun réconfort à lui offrir.
— … Hormis Alessia et moi-même, je pense que tout le monde vous déteste et vous voit comme un traître … Désolé, Maître … » lâcha-t-il à contrecœur, voyant Emil baisser les yeux en hochant timidement la tête à ce verdict sans appel. « Mais puis-je vous poser une question moi aussi ? » tenta-t-il en repensant à une question qui l’avait toujours intriguée, mais qu’il n’avait encore jamais pu lui poser, jusqu’à ce jour où son vieux professeur semblait plus enclin à évoquer les douleurs du passé. « Pourquoi avez-vous trahi vos collègues ? Pourquoi avez-vous amené le LM au Reich ?
— Parce que c’était le meilleur choix … entre les pires que j’imaginais lorsque nous avions fondé le Conseil … » résuma-t-il platement, logiquement, déjà prêt à se lancer dans le monologue qu’il devait à son ancien élève sur ce sujet. « Ils ont trahi leurs promesses et nos lois. August voulait mettre le LM entre les mains du Marché, Achille voulait sa Révolution plus que tout, pendant que Marco-Aurelio ne faisait rien, pendant qu’il se perdait dans la mystique religieuse … Je n’avais pas d’autre solution pour empêcher un drame à grande échelle. C’est pour ça que j’ai préféré croire que le Kaiser contrôlerait le LM et les Sciences Nouvelles … Mais d’autres nappes ont été découvertes, Solar Gleam a finalement connu son irrésistible ascension par Arcturus, et les Reich s’apprêtent à trahir les promesses qu’ils m’ont faites … J’ai été aussi stupide que les autres finalement … » se justifia-t-il piteusement, avant de conclure sous les airs compatissants de William. « Et maintenant, même pas dix ans plus tard, le cycle repart déjà. Je sais qu’Arcturus a pris la place d’August, et je suis presque sûr que tu occupes celle d’Achille ... C’est pour ça que je suis inquiet, car Alessia ne fera rien, quant à Maria, elle est l’inverse de ma prudence … Sauf que les enjeux autour du LM ont pris de l’ampleur, la situation n’est plus la même qu’à notre époque. Le LM n’est plus une obscure molécule cachée, et tu n’es plus un petit étudiant en Science Nouvelle … J’espère que tu comprends où tout cela pourrait mener ? Que ce soit pour l’Humanité ou même pour toi … » acheva-t-il, non sans regrets dans la voix.
— Oui, je le sais. » répondit platement William, avec trop peu de conviction dans le ton pour convaincre Emil.
— Tu sais aussi que je pourrais te faire arrêter à la sortie et que le Conseil pourrait être dissout dans les prochaines semaines ? » lui lança-t-il d’un air si sérieux que l’Allemand se corrigea aussitôt pour asseoir sa réponse.
— Je ferai plus attention ! » affirma-t-il sèchement, en reprenant immédiatement son air innocent. « Mais pourquoi supposez-vous que nous ayons reformé votre Conseil ? » questionna-t-il en jouant assez bien son rôle pour faire apparaître un sourire complice chez son professeur – il le connaissait beaucoup trop pour se laisser avoir comme Ulrich et Ludwig.
En vérité, Emil paraissait avoir toutes les cartes en main pour achever la carrière, et même la vie de William, puis de ses compagnons du Second Conseil.
Tout comme il n’avait rien révélé à Ulrich sur le Conseil du Graal, Emil n’avait rien dit pour le bassin de Suisse orientale, tout en sachant pertinemment qui était le coupable, ou comment ce dernier avait fait. Et il avait même la preuve que William avait retrouvé ses trois amis pour organiser ce coup, aussi vrai qu’il était certain de pouvoir obtenir des dizaines d’autres pièces à conviction. À l’entendre, il n’avait besoin que d’aller à son bureau pour envoyer quelques ordres par télégraphe, et c’en était vraiment fini de tout le Conseil. D’autant plus que les deux Empereurs avaient à cœur de se venger de Solar Gleam depuis ce jour, personne n’allait sauver William.
Cependant, il comptait tenir sa langue, pour l’instant, en espérant que son ancien élève se révèle à la hauteur de ses attentes malgré quelques errements, qu’il se rattrape en somme. Mais tandis que le Saxon espérait mettre fin à la discussion poliment en plaidant une dernière fois son honnêteté, Emil posa la dernière de ses attentes, une garantie en l’occurrence.
— J’ai une dernière chose à te dire pour conclure notre rencontre de ce matin, quelque chose à méditer sur le chemin du retour, et jusqu’à ce que tu me donnes ta réponse. J’apprécie que tu refuses de rejoindre la section militaire du RFA, mais j’aimerai pouvoir compter sur ton soutien à l’avenir. Nous pourrions agir ensemble contrer Ulrich et ses Empereurs, en veillant à ce que le Second Conseil ne fasse pas les erreurs du Premier par la même occasion, qu’en dis-tu ? » lui proposa-t-il d’une voix très cordiale et sincère, très amicale, malgré l’hésitation apparente de William - déboussolé par toute cette matinée, et simple espion amateur.
— Je vais y réfléchir, j’ai appris beaucoup de choses sur les dérives du RFA ce matin et je suis d’accord avec vous, sur le fait qu’il faille s’y opposer … Mais je ne vous garantis rien sur l’existence de ce Conseil, j’en parlerai à Alessia ou Maria quand je les verrais, si vous insistez. » prétendit-il, en essayant de paraître le moins menteur possible, sans déclencher la moindre émotion sur le visage impassible de son directeur.
— Très bien, dans ce cas, je ne vais pas te retenir plus longtemps. J’espère que tu sauras comprendre le sens de mes paroles, et que tu empêcheras le Second Conseil de tomber dans les mêmes travers que le Premier. Que l’inverse se produise et cela pourrait avoir à terme des conséquences très … regrettables pour tout le monde, toi y compris. Ne suis pas le même chemin qu’Achille, ou tu finiras pire que lui, tout le monde sera là pour t’en empêcher, je ne serais pas seul, sois en sûr. » conclut-il en fixant William d’un regard plus perçant que tous ceux de ce matin.
— Je – C’est entendu, Maître Emil. Je vais prendre congé et méditer vos paroles. » lâcha simplement l’Allemand du Conseil, d’une voix solennelle qui ne parvenait pas à cacher sa nervosité intérieure, tout juste à masquer son soulagement d’en avoir fini dès qu’il vit son directeur se lever.
C’est donc sur cette tension toujours pesante que William suivit de nouveau Emil, à travers ce fastueux bureau creusé dans le pic, en espérant que l’ouverture de cette porte sonne vraiment le glas de cette matinée pourrie, qu’il en soit vraiment fini pour aujourd’hui.
Car tout pouvait effectivement se finir ici, le Directeur semblait aussi changeant que mystérieux, presque instable mentalement tant il alternait entre douceur paternaliste et fermeté militaire en moins d’une seconde. Peut-être qu’il comptait encore davantage l’interroger ou que ces fameux chasseurs allaient le raccompagner chez lui, afin de perquisitionner la maison qu’il partageait avec ses vieux parents. Après tout, s’il veut m’arrêter, il a tout intérêt à ce que je ressorte tranquillement de ce bureau, s’inquiétait William, avec la boule au ventre en imaginant ce qu’il allait se passer dans les prochaines minutes, à l’idée que ça vie puisse basculer sans qu’il n’ait rien pu faire ni prévoir.
Mais son ancien professeur lui rouvrit la porte en silence, puis le laissa partir librement sans adresser de commentaire à quiconque dans le grand salon qui précédait les marches de son bureau. Enfin, il faut que je me casse d’ici et vite, se répétait-il intérieurement, en prenant à peine le temps de remarquer qu’Ulrich le fixait d’un air mêlant curiosité et suspicion, depuis le canapé sur lequel il attendait en compagnie de Friedrich et d’autres collègues. Lui aussi, il se doute plus que de quelques petites choses, il n’a pas confiance en moi en réalité, en vint-il même à penser, tandis qu’il traversait l’antichambre d’un pas hâtif qu’il finit par ralentir. Je ne dois pas paraître suspect, réalisa-t-il soudainement, un brin désemparé ; et je dois vite prévenir tous les autres, s’ajouta-t-il en arrivant devant l’ascenseur qu’il comptait prendre. Mais il n’eut pas besoin de l’appeler, puisque c’est de lui-même que l’élévateur arriva, pour dévoiler au travers de sa grille métallique une nouvelle surprise : trois hommes armés, vêtus d’uniformes sombres et inquiétants.
Pourtant, ils n’arboraient pas les symboles de la Deutsches Heer, mais ceux du RFA - à savoir un aigle d’or à trois têtes noires, étendant ses vastes ailes écarlates sur un fond blanc, tenant un serpent gris aux yeux rouges dans son bec et un rameau d’olivier dans ses serres. Donc les chasseurs de mutant dont je viens d’apprendre l’existence attendaient pratiquement devant la porte, s’étonna William tandis qu’il se glissait poliment entre les trois hommes, au moins, ils ne viennent pas pour moi. Enfin, c’était ce qu’il croyait, car une chasseresse s’interposa brusquement devant lui, comme si elle voulait le surprendre en surgissant de derrière le plus grand de ses trois compagnons – le seul qui pouvait la cacher en l’occurrence.
— C’est vous l’ancien élève d’Emil ? » demanda une très svelte blonde, avec une coupe de cheveux presque identique à celle de Maria, aux yeux d’un bleu aussi éclatant que le vert de la Franco-Polonaise, à tel point que l’on aurait cru voir son alter ego. Seulement il était sûr de ne l’avoir jamais rencontré nulle part.
— Oui je m’appelle William von Toeghe, enchanté. Nous nous connaissons ? » demanda-t-i d’un air innocent, pour qu’elle lui réponde avec un sourire glaçant et malsain.
— Non, je suis Undine Dembowska, Strässer maintenant. Quand vous reverrez Maria Kochanowska, transmettez-lui mes amitiés, j’ai très hâte de la revoir. Et j’espère qu’elle a su rester aussi … vive qu’autrefois. » conclut-elle, d’un air satisfait qui donnait des sueurs froides à William – lui qui connaissait toutes les rares amies de sa collègue, et cette Undine n’en faisait pas partie. « Nous étions amies avant la conquête de Cracovie, avant que mes parents ne rentrent en Allemagne, et qu’elle choisisse la France … » ajouta-t-elle, au grand étonnement du Saxon, qui ne voyait pas ce que cette Germano-Polonaise pouvait garder comme sentiment envers Maria, cette dernière n’étant pas retournée en Pologne depuis ses douze ans. Enfin, quoiqu’il en soit, face au regard de cette chasseresse qui le transperçait autant que celui d’Emil, il préféra faire profil bas et reprendre au plus vite son objectif : partir d’ici.
— Ah, je lui dirai si je la vois. Mais sachez tout de même que, du peu que j’en sais, elle est davantage du côté de l’Humanité que d’un État ou d’un autre. J’espère donc que vous pourrez … vous retrouver en de bonnes circonstances … dans une Pologne qui sera libérée des Russes. » essaya-t-il de lui assurer le plus poliment du monde, avant de demander au soldat-liftier de le ramener au pied de la montagne, non sans que cette blonde aux airs de serpent lui souhaite un bon retour parmi ses amis – sous les airs silencieux des trois uniformes sombres qui l’accompagnaient.
Avec cette peur lui empoignant le cœur, William rejoignit ainsi l’une des voitures qui attendaient devant la 01, en prenant tout juste le temps de repasser par sa chambre, afin de repartir pour Innsbruck au plus vite. À vrai dire, il espérait trouver autant se détendre que trouver un endroit calme d’où il pourrait rédiger ce qui comptait vraiment à ce moment, des lettres d’avertissement pour le Conseil comme pour la Cause. Mais que ce soit dans le train, devant la gare, ou jusque dans sa chambre d’hôtel modeste qu’il loua en espérant y trouver du répit, la paranoïa du RFA le harcelait en permanence.
Le Département Impérial le surveillait peut-être au moment même où il y pensait, quoi qu’ait pu lui assurer Ulrich pour dédramatiser le scandale. Et si ce n’était pas les agents du vice-directeur, ce seraient ceux d’Emil qui rôderaient dans les parages, à l’affût du premier geste suspect, de la moindre personne avec qui il entrerait en contact. William avait bien remarqué que les deux hommes n’avaient pas les mêmes soupçons à son égard, comme s’ils ne partageaient pas ni les mêmes informations, ni les mêmes buts. Malheureusement, pour lui, c’était deux fois pire, puisqu’il pouvait aussi bien être pisté par l’un que par l’autre, pour une raison ou pour une autre – et les motifs pour le faire condamner ne manquaient pas. Alors, pour ne pas perdre son temps sans rompre son innocence, il se contenta d’écrire sa prochaine tribune contre les trafics de LM dirigés par les révolutionnaires, sans y mettre une grande envie, surtout lorsqu’il fallut appuyer les futures réformes du Kaiser ou minimiser la rumeur du monstre de la 01. Il travailla ainsi jusqu’au coucher, avant de se réveiller aux alentours de 03h00 du matin pour soudainement quitter sa chambre, et rejoindre une périphérie de la ville où la Cause veillait à toute heure. Là-bas, l’Allemand du Conseil fut reçu avec grande amitié, puis conduit dans un petit relais où il se vit confier le plus vif des chevaux disponibles. Ensuite, il quitta Innsbruck le plus discrètement possible, jusqu’à ce qu’il puisse cavaler vers les plaines bavaroises, et disparaître sur les chemins sans que quiconque ne puisse suivre sa trace, empruntant les chemins détournés comme il en avait l’habitude. Parfois, il prenait même les plus difficiles, sans que cela ne lui pose problème car, avec le temps, il était devenu un cavalier hors-pair, tout comme Maria – bien qu’Arcturus ne cesse de se moquer d’eux, lui qui était si fier d’être toujours conduit par quelqu’un d’autre.
William descendit ainsi les Alpes autrichiennes dans l’obscurité de la nuit, jusqu’au petit village allemand de Wallgau, où se trouvait un camarade pouvant accueillir le disciple d’Achille comme il se doit. Et c’est dans le calme charmant d’une grange rurale, au petit matin, que William écrivit trois lettres toutes très différentes : l’une pour le Conseil, la seconde pour la Révolution, et la dernière pour ses braves parents - qui ne se doutaient de rien sur tous ces sujets. Tout d’abord, il avertit ses trois amis des ambitions guerrières du RFA comme de la hausse probable des mutations, un paramètre que le Conseil avait bien trop sous-estimé, voir minimisé dans le cas de Maria et d’Arcturus. Mais surtout, il les alerta des soupçons d’Emil, la véritable nouvelle urgente de ce courrier. Le Second Conseil du Graal était en danger, il était découvert par un ennemi aussi imprévisible que redoutable, disposant d’agents secrets et d’une armée privée bientôt officialisée. Il était temps que William cesse immédiatement sa mission auprès des militaires, puis que les Quatre délibèrent de la conduite à adopter face à toutes ces menaces, à ce chamboulement de leur agenda jusque-là parfaitement respecté – depuis huit années de travail acharné …
Pour ses meilleurs camarades de la Révolution Allemande, le sujet était bien différent, même si le ton restait tout aussi alarmiste. Il insista bien évidemment sur l’existence de ces chasseurs de mutants, mais surtout sur la traque qu’ils allaient livrer aux opposants, ainsi que sur les opérations policières massives qui n’allaient pas tarder à débuter dans toute l’Europe Centrale. Pire encore, c’est sous les ordres de deux anti-révolutionnaires notoires qu’ils allaient opérer, le très nationaliste Ulrich et le très impassible Emil, des mains qui ne trembleraient pas lorsqu’il faudrait décréter des exécutions de masses. Évidemment, il leur confia aussi qu’il ne fallait pas accorder le moindre crédit à sa prochaine tribune dans les journaux, jusqu’à même leur conseiller les meilleures manières de démonter ses arguments, ou de démontrer qu’il n’avait pas écrit ces lignes avec conviction. Néanmoins, il recommanda à ses camarades de réfléchir à une façon d’amasser du LM ou de l’argent autrement, puisqu’il fallait à tout prix éviter l’ire du RFA contre la Grande Révolution – du moins, avant que cette dernière n’ait pu naître. Et en guise de conclusion, il demanda une réunion d’urgence des chefs de la Cause qui accepteraient de répondre à son appel, qu’ils soient de Germanie ou d’ailleurs. Car face à la montée en puissance du RFA ou du Kaiser, il apparaissait nécessaire d’accélérer le processus, il était temps pour le disciple d’Achille de présenter le fruit de ses recherches : la thérapie révolutionnaire par excellence, la Toile Rouge telle que l’avait nommée son mentor. Et avec un pareil message, il était sûr d’être entendu, ou il l’espérait fermement en tout cas …
Enfin, il destina son ultime lettre au réconfort de ses parents, afin de les rassurer de la voie qu’ils avaient choisie pour leur fils, de tous les sacrifices qu’ils avaient faits pour lui. Après tout, ils avaient tant donné pour que William devienne le prodigieux scientifique qu’il était aujourd’hui, même si cette carrière était maintenant menacée à cause de ses propres rêves. Il ne fallait pas qu’ils s’inquiètent, il vaut mieux leur mentir, pensait-il en terminant son courrier …
Et lorsque cette pensée le traversa, une question surgit alors dans son esprit, une interrogation qu’il se posait trop souvent ces derniers temps, au point de ne plus savoir résister au doute qu’elle instillait en lui : suis-je un menteur et un traître envers tout le monde ? Après tout, il ne mentait pas seulement à ses parents ou au RFA pour ses rêves de révolution, il mentait aussi à ses trois amis ou à ses camarades quand la nécessité se présentait. Il mentait même tellement pour ses utopies qu’il oubliait parfois ce qu’il avait pu dire à chacun, ni quelle justification il fallait donner dans quelle discussion, c’est à peine s’il s'y retrouvait lui-même, en son propre for intérieur. Heureusement, il pouvait compter sur une boussole dans tout ça : cette utopie qu’il était convaincu de poursuivre, peut-être aveuglément.
S’il faisait cela, c’était pour le bien, c’était pour une bonne raison, ce n’était donc pas un mauvais menteur, il n’y avait pas de remords à avoir, c’était juste. En plus, pour l’instant, il n’avait trahi personne, à part le RFA ou son Kaiser, et peut-être son Pays, mais pas son Peuple, ni son Conseil ou sa Cause, enfin, de son point de vue. Sa vie était incontestablement compliquée en plus d’être risquée et, malheureusement, rien ne laissait présager une amélioration, loin de là. Seul l’avenir me le dira, se consola finalement William, mais je ne reculerai pas, pour tous ceux qui ne peuvent pas mener ce combat, les injustices ne peuvent plus durer …
Il faut que j’aille m’entretenir avec Maître Achille dès que je le pourrai, il saura me donner les conseils pour les temps difficiles qui s’annoncent, conclut-il en se levant de sa chaise miteuse, avant de quitter cette grange pour aller confier ses lettres à trois personnes différentes, puis reprendre la route de Munich où le jeune professeur devait donner quelques cours cette semaine. Bref, il était encore loin de goûter, à nouveau, à la chaleur apaisante de son foyer, comme toujours pour l’Allemand du Conseil …
« C’est donc pour ça que tu étudies autant ? Pour que le monde soit meilleur et que ton grand-frère quitte l’armée ? […] Je pourrai discuter un instant avec toi, petit ? C’est rare de s’intéresser à la Science Nouvelle à ton âge … c’est toi qui a fait ce schéma ?»
Emil à William, lors de leur rencontre à la bibliothèque de Dresde, en 1865.