C’est seulement une semaine plus tard que l’expédition franco-anglaise apparut au large d’Istanbul, avec une flotte dix fois plus impressionnante que toutes celles du Sultan.
L’Empire Ottoman n’était alors plus ce qu’il fut, ce n’était plus qu’un État affaibli et arriéré, empêtré dans les intrigues de cour et de mœurs, embourbé dans la corruption et l’ignorance, plongé dans la misère et le communautarisme, dirigé par des impuissants sans rêves. Finalement, les souverains turcs étaient tombés dans le même piège que les califes d’autrefois, ils s’étaient empâtés, et l’ironie du sort faisait qu’ils se faisaient maintenant dépouiller comme les derniers empereurs grecs de Constantinople. Désormais, les seuls conflits qu’ils gagnaient encore étaient les guerres civiles, ou les répressions féroces qu’ils exerçaient contre les autres peuples soumis à son joug – provoquant la colère et l’appétit de tous ses voisins d’Europe, d’Afrique ou d’Asie. Plus grand monde ne supportait donc le vieil empire, que ce soit en Russie, en Europe, en Égypte ou en Perse, et tout le monde sentait le vent tourner à ses frontières.
Les Européens ne venaient donc pas l’aider, ils venaient le racketter comme s’il n’était déjà plus qu’un futur protectorat. Et, malheureusement pour lui, le Sultan comprit trop tard qu’on ne refusait pas l’aide d’une mafia déjà en route pour la collecte. Dès leur arrivée, la coalition occupa sans heurts Mytilène et la Samothrace pour qu’il entende raison, non sans cacher ses intentions, en menaçant directement Istanbul si elle n’était pas satisfaite. Et dès qu’il en fut informé, le souverain accepta l’aide occidentale, comprenant qu’il était en fait entre deux ennemis, qu’il allait devoir plier d’un côté de la tempête pour ne pas qu’elle le brise. Cependant, les Européens ne venaient pas que pour l’argent, et il s’en doutait bien, il l’avait plus ou moins bien cherché, car c’est dans le sang et la violence qu’il réprima la révolte des Bulgares quelques années plus tôt, et le continent entier voulait bien le voir payer pour sa brutalité. Ainsi, même en acceptant les exigences étrangères, il ne s’en tirerait pas s’en lâcher des parts de l’Empire, il pouvait tout juste se consoler du fait que les franco-anglais restent moins sévères que les Russes - contre lesquels il ne pouvait pas lutter non plus. Cependant, il allait aussi devoir payer tout le monde, à son grand regret. D’autant plus que l’AP avait carrément envoyé le président de Solar Gleam pour s’assurer que la nappe d’Anatolie orientale bascule totalement sous le contrôle du Marché, que l’État Turc n’en touche pas une goutte de gratuite, ni de moins chère – tout en fournissant poliment la main-d’œuvre pour creuser les tunnels. Après tout, l’Alliance for Progress avait bien financé la moitié de cette expédition et produit plus des trois quarts des armes, des canons, des navires de cette coalition, tout en se fichant complètement de ses intrigues politiques vaseuses. Quoi qu’il en soit, au bout du compte, les Bulgares et les Serbes pouvaient cette fois compter sur leurs alliés chrétiens, même si ces derniers allaient s’entretuer pour les libérer de cet affreux Sultan … C’était étrange comme façon de faire, mais bon …
C’est donc dans cette optique que les deux navires principaux de l’expédition approchèrent du Port des Galères, pour commencer à débarquer ses émissaires sous les yeux des officiels turcs. Mais ces derniers furent surpris de ne voir aussitôt descendre ni le général d’armée Gabriel, ni le contre-amiral Andrew, visiblement occupés à plus important dans la cabine du vaisseau-amiral anglais, un immense dreadnought capable d’envoyer les navires turcs par le fond sans même tirer – juste en les percutant de sa coque d’acier presque deux fois plus épaisse que celle de son voisin français. D’ailleurs, les locaux le prirent assez mal, jusqu’à ce qu’il entende les explications des Européens, puis qu’ils en rient en comprenant que leurs nouveaux alliés ne voulaient pas leur manquer de respect. Au contraire, ils étaient simplement en train de se disputer dans la cabine du vaisseau-amiral anglais car aucun plan définitif n’avait été décidé par les deux hauts-officiers – au point que les marins britanniques ne savaient même pas s’ils pourraient profiter de cette escale. Finalement, il n’y avait pas que chez eux que la direction était catastrophique …
Cependant, le regard consolé des officiels turcs fut vite attiré par un homme qui s’amusait à déclencher de l’agitation dans le port, en lançant de véritables pièces d’or sur le quai, par-dessus le bord du navire britannique. Et même si l’aumône était un pilier de l’Islam, ou que les officiers turcs n’avaient pas la moindre estime pour les crève-la-faim qui se jetaient dessus, l’indécence et les rires de celui qui jetait sa richesse avec autant d’insolence les faisaient grincer des dents. Seulement les officiels franco-anglais ne pouvaient pas grand-chose contre cet homme, même le Sultan n’y aurait rien pu dire …
— Ah ! Je ne m’en lasserai jamais ! C’est plus marrant que de jeter le pain aux pigeons ! » riait Arcturus, aux côtés de son amante, Kennocha, gloussant encore plus que lui, avec un mépris non-dissimulé pour ces pauvres hères.
— Ils croient que tu leur offres des cadeaux en plus ! Ils t’acclament ces abrutis !
— Tu m’étonnes ! C’est pas leur roitelet qui pourrait les rincer comme ça ! Bordel, c’est vraiment dommage que Maria préfère s’enfermer dans sa cabine, elle a de l’humour pour ce genre de choses. » ajouta-t-il en tendant son petit sac à sa bien-aimée, pour qu’elle s’amuse à son tour, lorsqu’une voix sèche retentit de derrière eux.
— Vous allez arrêter votre cirque tout de suite Seafox ! Un peu de tenue que diable ! Vous êtes un Britannique ou un singe ?! » s’énerva soudainement le contre-amiral Andrew, le chef de la partie anglaise de cette expédition, en sortant de sa cabine, suivi de près par son alter-ego français, Gabriel, qui se demandait comment son gouvernement avait pu accepter ses savants arrogants et leurs escortes douteuses – et comment un homme aussi puéril pouvait se considérer de la noblesse.
— Ah ! Allez leur dire ça à eux ! Je suis un philanthrope moi ! » s’amusa Arcturus en acceptant néanmoins d’aller flâner près de l’autre bord avec ses Nine Springs, pour aller admirer les reflets de la mer de Marmara sur lequel un soleil d’automne rayonnait encore, au grand dam des miséreux que les Ottomans finirent par disperser. Mais une autre voix les interpella tous depuis le pont du vaisseau-amiral français, y compris les deux hauts-officiers et les représentants du Sultan qui assistaient à cette scène étrange.
— Bon ! Vous vous êtes enfin décidés ?! Les Russes ne nous attendront pas ! » s’énervait Maria, entourée par quatre mercenaires bien armés d’une trentaine d’années - dont le fameux Jasper et son regard toujours souriant.
— Ces deux-là commencent à me taper sur les nerfs … » ne put s’empêcher de lâcher l’officier français à l’adresse de son homologue anglais, qui finit lui aussi par sourire nerveusement.
— À qui le dis-tu … Au moins, nous sommes d’accord sur quelque chose … » concéda tant bien que mal Andrew, lui qui entretenait avec Gabriel le même genre d’amitié que Ludwig et le général français, avant de comprendre qu’on ne se débarrassait pas de la Française du Conseil comme ça.
— Alors ?! Vous avez encore besoin de tenir conseil pour me répondre ?! » insista-t-elle avec amusement, sous les ricanements contenus de ses quatre mercenaires, tous déjà bien rodés au caractère de leur maîtresse.
Et ils purent tous ainsi profiter de l’un des plus agréables spectacles du Conseil, les caprices de principes de Maria, des scènes aussi amusantes que les sermons moralistes d’Alessia ou les pleurnicheries socialistes de William – selon les propres termes d’Arcturus. Mais pour une fois, le Britannique aurait été le premier à l’excuser, elle était surtout de mauvaise humeur depuis le début du voyage. Maria avait juste horreur de prendre le bateau et elle détestait la mer, sans qu’il ne comprenne comment il était possible de ne pas apprécier les doux reflets du soleil sur l’onde bleue. Elle s’était toujours simplement justifiée en déclarant qu’elle craignait de plonger dans l’océan sombre, des courants imperceptibles qui agitaient l’horizon noir et de la sensation qu’elle ressentait en y perdant son regard, qu’elle craignait l’immensité de l’abysse plus que tout …
Enfin, il faut de tout pour faire un monde, se disait Arcturus en repensant à tout ça, avant d’entendre qu’une petite troupe d’officiels européens approchait enfin du navire pour décider de la suite des opérations – ou plutôt arbitrer le problème entre les deux officiers, comme Gabriel et Andrew évitaient soigneusement de l’avouer publiquement. Car le désaccord ne portait pas sur le traité d’alliance à proprement parler, ni sur quoi que ce soit qui concernait les Turcs, il fallait tout simplement se séparer pour accomplir la mission selon les objectifs formulés par Londres et Paris. Et c’est cette simple manœuvre qui divisait les deux chefs du corps expéditionnaire. L’un devait faire barrage aux forces russes, pendant que l’autre s’assure que le Sultan donne toutes les garanties exigées – ensuite seulement le reste du corps expéditionnaire irait au combat. Mais le contre-amiral Andrew, reconnu pour ses récentes et réussies entreprises à travers tout l’Empire Britannique, l’était aussi pour être une sorte de version anglaise de Gabriel – aussi doué que passionné et courageux. Celui-ci brûlait d’envie de conduire les opérations militaires, tout comme le Français avec qui il disputait ce rôle, chacun voulait son fait d’arme. Malheureusement pour lui, les diplomates britanniques l’exhortaient à rester à Istanbul, afin de laisser les pertes aux Français. À l’inverse, les représentants de la République Française semblaient également souhaiter que Gabriel s’occupe d’affronter les forces du Tsar, comme s’il voulait envoyer le Général à la défaite, sur un champ de bataille qui ne risque rien pour le pays. En réalité, tel que ce dernier le comprit bien vite, les ambassadeurs se voyaient gagnant dans tous les cas si c’était lui qui allait au front, ils recevraient les félicitations du président pour avoir imposé un Français s’il l’emportait, ils auraient écarté un officier soupçonné de sympathie napoléonienne s’il perdait. Tout n’était donc qu’intérêt, personnel ou patriotique, chez les Français comme chez les Anglais, la bonne conduite de la guerre et des soldats passait après.
Ainsi, c’est Gabriel qui reçut l’honneur de défaire l’armée du Tsar, progressant actuellement dans les plaines sud-ouest de l’Ukraine, à bonne distance de la mer Noire depuis qu’il savait que la coalition approchait. Et Andrew eut beau chercher à imposer son avis, le choix fut tranché, il serait éclipsé dans les journaux par son rival français, tout cela pour une basse opération d’intimidation sur un empire affaibli, tout juste de quoi être moqué à son retour au pays …
Le jour même, Gabriel partit pour la mer Noire, tandis qu’Andrew descendait de son navire pour aller traiter avec le Sultan et obtenir tout ce que les Européens avaient exigé – notamment cette nappe de LM en Anatolie orientale.
Mais malgré sa satisfaction de ne pas laisser ses troupes aller aux champs d’honneur sous la direction incertaine d’un autre – un Anglais qui plus est - Gabriel commença à sentir croître l’appréhension en lui dès le premier jour. Et ce sentiment de regret inavoué grandit à mesure que les rives approchaient, que les rapports de reconnaissance défavorables s’accumulaient. Les forces du Tsar semblaient bien supérieures en nombre, et n’étaient pas dépourvues d’équipements ni d’atouts, à tel point que Gabriel sentit, vraiment, avoir été envoyé pour se ridiculiser, pour devoir battre en retraite. Mais il n’acceptait jamais une défaite avant d’avoir livré bataille, ses ambassadeurs devaient s’en douter …
Alors les Français débarquèrent d’abord à Varna, avant de monter vers le Danube que l’ennemi se préparait à franchir, en espérant profiter du fleuve pour gêner les Russes - ou gagner du temps. Et à peine débarqué, le vaisseau amiral de Gabriel reçut enfin des nouvelles de son partenaire anglais, l’informant de la réussite des affaires d’Istanbul et de l’arrivée d’auxiliaires pour renforcer ses effectifs, pendant qu’Andrew partait chasser la flotte ennemie. Seulement quand il vit arriver lesdits renforts, et malgré tout le respect qu’il avait toujours eu pour ses alliés, il n’aurait pas misé une pièce sur leur survie, il ne les aurait peut-être même pas recrutés. Ces soldats étaient trop minablement équipés, alors que les Français n’avaient aucun matériel à leur fournir. Pire, aucun d’eux n’étaient vraiment formés au métier des armes, à tel point qu’il fallut leur donner une instruction accélérée, au détriment du repos des soldats réguliers. Cependant, Gabriel n’avait aucune autre solution pour eux dans l’immédiat, et les forces du Tsar semblaient toujours insurmontables, y compris pour le brillant stratège.
Dans les rangs de l’armée, le bruit courrait jusqu’à dire qu’il était sans recours, et que c’était pour cette raison que l’armée restait à l’arrêt depuis une semaine, à quelques jours des affrontements qui ne sauraient plus tarder. Malheureusement, il devait bien s’avouer que le conseil de guerre, qui venait de s’achever, ne lui avait pas offert de nouvelles possibilités. Même dans le meilleur des cas, il ne pourrait s’en sortir qu’avec une victoire à la Pyrrhus, par le sacrifice de plus de la moitié des soldats qu’il avait emmenée avec lui, à qui il avait promis une victoire. Mais alors que ses officiers quittaient la réunion en le laissant étudier désespérément ses cartes, comme s’il espérait y trouver un coup de génie, une silhouette entra sans s’annoncer dans la petite maison rurale autour de laquelle s’était érigé le camp militaire. Et ce n’était certainement pas la personne qu’il avait envie de voir à ce moment …
— Puis-je savoir pourquoi vous venez à cette heure sans prendre la peine de vous annoncer, Dame de La Tour ? » demanda plutôt cordialement Gabriel, sans réussir à complètement dissimuler son agacement, sous les regards surpris de ses deux aides de camp qui la virent s’adosser tranquillement contre le montant de la porte.
— Je viens pour vous sauver la mise, mon général. Quel est votre plan de bataille ? » lui lança-t-elle avec une assurance qui hérissa le poil du Général.
— Vous vous intéressez aux choses militaires maintenant ? Vous pensez pouvoir me prodiguer des conseils en la matière ?
— Non. Je m’en fiche. Mais nos intérêts convergent parfaitement et le refus d’une entraide mutuelle serait une hérésie au bon sens, vous ne pensez pas ? » répliqua-t-elle sans se démonter. « Je viens vous proposer le LM, celui que vos rivaux allemands comptent utiliser contre vous lorsqu’ils viendront prendre ce qui reste de la Lorraine, pour que vous emportiez cette victoire aux Russes que je déteste autant que les Germains. Alors ? » conclut-elle en s’avançant vers lui, d’un pas ferme, sûre d’elle.
— … Mon choix n’a pas changé, je ne testerai pas vos produits sur mes soldats, leurs conséquences ne sont pas certaines. » s’obstinait-il, en ramenant un regard tout aussi strict contre le sien, au grand agacement de la Française du Conseil, bien qu’elle fît de son mieux pour ne pas le montrer - puisqu’elle n’était pas encore vaincue.
— Votre victoire l’est encore moins, mon général. Vous n’allez pas risquer une défaite certaine et la vie de vos hommes pour des doutes sur leur santé. Ce serait ridicule. » lui affirma-t-elle plus sèchement, avant de changer sa tactique devant les refus obstinés du général, qui lui rétorqua qu’une victoire où il condamnerait l’avenir de tous ses hommes avec cette chimie inconnue ne valait pas mieux qu’une défaite totale.
Sans compter que Gabriel pouvait encore faire machine arrière, même si cela risquait d’engager son honneur ou celui de son pays, il pouvait toujours piteusement se replier jusqu’à Istanbul en appelant Andrew au secours. Et, il semblait presque hésiter à cette idée, alors que tous restaient persuadés qu’il tenterait sa chance sur une bataille, fidèle à sa réputation. Quant à Maria, elle était bien trop intelligente pour revenir insister sans avoir préalablement réfléchi à une façon de réussir là où Arcturus avait échoué, car cela restait de la faute du Seafox si Gabriel n’avait pas déjà accepté son aide. Heureusement, elle savait exactement comment attiser l’égo du général, pendant qu’elle lui soumettait le plan qui sauverait sa fierté et son armée tout en épargnant sa morale – ou, du moins, en la déviant.
Après tout, Gabriel ne voulait pas risquer la santé de ces soldats qu’il espérait encore ramener vivants dans leur foyer, mais tous les hommes qu’elle avait vus dans ce camp n’étaient pas les siens à proprement parler. D’ailleurs, lorsque Maria jeta un regard dédaigneux à la carte parsemée de petits rubans représentant les régiments, elle se prit à sourire en voyant les étranges petits tissus bariolés bordant les ailes de ce qui semblait être les précieux soldats de Gabriel. Visiblement, il avait déjà pris la lourde décision de laisser à ses auxiliaires le soin d’enrayer les débordements de l’ennemi, non sans difficulté. Mais il avait besoin de temps pour que ses soldats arrivent à tailler en pièce le dispositif ennemi qu’il risquait vraisemblablement d’affronter – car rien n’était entièrement sûr pour une bataille de campagne comme celle-ci. Seulement le surnombre des Russes risquait de l’encercler, en traversant les bois qui cernaient les Français, et c’étaient donc les auxiliaires qui se trouvaient tout désignés pour cette tâche. Après tout, les officiers turcs eux-mêmes avaient bien précisé que la vie de ces hommes-là n’avait pas de grande valeur, qu’ils servaient à ce genre de mission sanglante et sans-retour. Pourtant, Gabriel espérait toujours que l’abri des arbres puisse aider ses 8 000 hommes à encaisser le choc d’une infanterie de ligne, ils pourraient au moins échapper à une éventuelle charge de cavalerie qui s’ajouterait à ça. Néanmoins, le pire aux yeux du général restait que cette boucherie se déroulerait des deux côtés de ses lignes, ce qui faisait deux fois plus de chance qu’un bord lâche et qu’il ne soit obligé d’envoyer des unités de réserves pour éviter le massacre. Alors la meilleure chose que Gabriel en était rendu à espérer pour ses pauvres auxiliaires, c’était qu’ils puissent mourir jusqu’au dernier, puis que cela suffise à ce que ses troupes gagnent au centre. Sinon, il ne resterait plus qu’à fuir en espérant que les Russes ne les poursuivent pas, mais il suivait la solution proposée par Maria.
Si ces auxiliaires sont destinés à mourir, même dans l’optique d’une victoire, alors pourquoi ne pas la laisser essayer ses thérapies sur eux ? Après tout, ils n’ont plus rien à perdre, vous leur avez déjà tout pris, fit-elle-même claquer dès qu’elle sentit le Général mentalement au pied du mur, prêt à céder, jusqu’à ce qu’il finisse par lui demander si elle pourrait tous les traiter à l’heure, comme un aveu de sa défaite.
— Je devrais avoir assez de temps et de LM pour qu’ils reçoivent tous une thérapie dans les 48 heures, avec le concours de vos médecins. J’ai déjà évalué nos capacités médicales et commencé les préparatifs en attendant votre accord. Mais plus tôt je commencerai, mieux ce sera. Je peux y arriver, mon général, faites-moi confiance, je suis venue pour ça. » lui répondit-elle avec ses yeux verts brûlants, à la surprise de Gabriel que cette discussion avait fini par user.
— Bien ... Faites tout votre possible dans ce cas. » en conclut-il, tout en se rasseyant sur son fauteuil pour que la savante renchaîne sans perdre une seconde.
— Je vais devoir requérir votre autorisation, un passe-droit ou quelque chose de cet ordre-là. Sinon, vos médecins pourraient se montrer récalcitrants à mes directives.
— Soit, je vais vous accompagner jusqu’à nos infirmiers et annoncer directement votre intronisation. » lui concéda Gabriel, en se relevant pour ouvrir la voie à une savante plus satisfaite que jamais - elle avait enfin trouver des cobayes et, en plus, Alessia ne la sermonnerait pas pour ceux-là puisque l’Italienne haïssait les Turcs.
Et la Française du Conseil tint son pari. Elle put injecter sa thérapie de LM aux 8 000 auxiliaires ottomans, avant que les forces françaises apprennent la terrible nouvelle : les Russes commençaient leur traversée du Danube, et l’occasion de les acculer contre le grand fleuve était à saisir maintenant, tout de suite, sans hésiter. D’ailleurs, les Russes avaient longtemps repoussé leur passage, en espérant trouver un moyen de s’infiltrer en toute discrétion, mais cela avait échoué, alors Gabriel ne pouvait laisser passer sa chance.
Ainsi, c’est sur un vaste ensemble de larges plaines et de petits bois, près de la ville de Silistra où les Russes avaient transféré hâtivement leurs troupes, que chaque armée s’articula comme Gabriel l’avait prévu, et ses forces commencèrent à enfoncer les lignes partout où elles le devaient. Que ce soit durant la guerre franco-allemande ou les expéditions qu’il avait conduites, Gabriel avait pris l’habitude de triompher aisément de la supériorité numérique ou technologique, juste en articulant ses formations et en jouant sur le terrain ou le moral. Depuis son baptême du feu, il maîtrisait les cœurs et les corps, l’assaut et la défense, l’espace et le temps de la bataille, le vide et le plein selon les plus purs arts de la guerre, jouant autant de ses soldats de lignes que de ses éclaireurs ou de ses terrassiers. Seulement, il savait aussi à quel point tout ne tenait qu’à un fil pour celui qui est en désavantage. Il suffisait d’une erreur, d’un retard, d’un seul mauvais calcul, et les lignes seraient perforées, et tout s’effondrerait. Alors, comme toujours, le Général arpentait inlassablement l’arrière, dispersant ses ordres après être allé chercher lui-même l’information sur le terrain, hésitant presque à parfois donner la charge avec son escorte pour soutenir ses frères. Après tout, il l’avait déjà fait contre les Prussiens, charger avec son escorte pour écarter un régiment de fusiliers bavarois trop entreprenant, ce qui lui valut le respect de tous ses hommes. Mais la situation n’était pas encore aussi désespérée, pas encore. Car, il est un endroit par-delà les bois où Gabriel n’osait pas se rendre, des marges du champ de bataille que sa longue-vue usée ne pouvait lui montrer.
A l’inverse, Maria et sa petite garde à cheval avaient une vue imprenable sur les faiblesses stratégiques françaises, depuis une petite hauteur à l’écart des combats. Avec sa longue-vue d’argent ouvragé, ainsi que les quelques conseils de ses quatre mercenaires, elle gardait ainsi un œil sur toute la manœuvre sans prendre le moindre risque. Les Russes étaient, en effet, bien plus nombreux, mieux équipés, et ils progressaient d’un pas rapide en direction des flancs de l’armée. Ils n’étaient alors séparés du gros des troupes françaises que par un grand bois d’où jaillirent brusquement les auxiliaires, profitant de l’effet de surprise pour engager directement le combat au fusil contre l’ennemi. Malheureusement, Maria eut beau traquer les exploits de ses cobayes, les signes du retournement de situation qu’elle avait prédit, il n’en était aucun, au point de laisser échapper des petits sons d’agacements qui finirent par délier la langue de l’homme à ses côtés.
— Restez calme, Maria, ça vient juste de commencer. » déclara tranquillement celui qui paraissait être le chef des mercenaires, Jasper Pleyelle, un Alsacien légèrement plus jeune qu’elle mais de la même taille, et aux yeux d’un vert presque aussi intense.
— Ce qui vient de commencer n’est pas ce que je veux … Mais je suis sereine, ne t’en fais pas, je ne fais pas de ces erreurs … J’attends simplement le moment où mes patients vont se … révéler … comme ils auraient déjà pu le faire. » lui répondit-elle sans lâcher sa longue-vue, d’une voix étrangement douce et calme, contrastant complètement avec l’attitude nerveuse de sa jument – sa chère Étoile, en hommage à sa robe grise tachetée de blanc.
Jusqu’à présent, les combats se limitent aux armes à feu, mais ces crétins d’Ottomans ne comprennent pas qu’ils ne peuvent pas rivaliser avec les lignes russes, se raisonna-t-elle, déjà à la recherche d’une solution, il faudrait forcer le combat aux corps-à-corps, tout ça ne sert à rien. Certes, elle avait remarqué que ces auxiliaires manifestaient une adresse surprenante, et des réflexes hors du commun qui en avaient tiré de la mort plus d’un. De plus, ils étaient bien plus coriaces qu’ils n’auraient dû l’être, ne tombant qu’au bout de multiples balles mortelles, certains arrivant même à continuer la lutte avec des balles en pleine gorge, voir en pleine tête. Seulement ça ne suffisait pas, les auxiliaires mouraient par centaines à chaque rafale crachée par l’infanterie de ligne, pataugeant bientôt dans les cadavres de leurs camarades, sans reculer du moindre mètre tel que leur officier l’ordonnait. Si seulement c’était moi qui commandais ici, s’agaçait-elle en regardant cet homme s’évertuer à motiver les siens, jusqu’à ce qu’il encaisse une balle en pleine tête, sous les airs paniqués de ses frères d’armes, et le sourire de la Française, un obstacle de moins …
Puis, comme si le Destin venait sourire à son cynisme intérieur, Maria crut ressentir une tension rageuse inhabituelle chez les auxiliaires, dans leurs attitudes ou dans les rares visages qu’elle croisait - depuis le lointain d’où elle les observait. C’était comme si l’air devenait électrique, alors même qu’elle était à plusieurs centaines de mètres du choc, hors d’atteinte du plus puissant fusil russe. Et, en l’espace de quelques secondes, un élan de cris furieux s’éleva au-dessus de la plaine, une clameur de guerre résonnant si fort qu’il en subjugua la jeune femme, interloquée de voir un tel spectacle de ses propres yeux. Les 3 000 auxiliaires restants chargèrent ainsi, dispersés, en hurlant à la mort sur tout le centre de l’étau russe qui se refermait lentement sur eux, formé par au moins 9 000 soldats inflexibles. Dans la mêlée, les auxiliaires se montrèrent alors plus que redoutables, ils étaient non seulement dotés de capacités physiques améliorées, mais surtout d’une envie brûlante de vaincre. Ou de tuer plus exactement, voire de dévorer, s’étonna Maria, en observant silencieusement la scène de carnage qui suivit la charge fracassante, avec un sentiment qui mêlait le dégoût et la fierté. En effet, certains auxiliaires désarmés et transpercés de plusieurs baïonnettes continuaient à se débattre ou se défendre avec leurs dents et leurs derniers membres valides, se jetant sur leurs ennemis comme des animaux, les saisissant à la gorge quand ils n’avaient plus que ça pour tuer et survivre dans ce bain de fureur. C’était bien plus saisissant, plus horrible, plus excitant que tout ce que l’on pouvait voir dans un laboratoire …
Elle avait beau s’être habituée à toutes sortes de malheurs, elle n’arrivait plus à décrocher son regard de cette sauvagerie, à se concentrer sur son étude, comme elle essayait malgré tout de le faire. Il ne s’agissait pas seulement de la violence intrinsèque à la guerre, mais de son degré d’intensité exponentielle, de pureté parfaite. Car si les soldats russes étaient visiblement déjà déstabilisés par une fureur si bestiale, la rage de chacun des auxiliaires parut bientôt résonner avec celle des autres. On aurait dit une épidémie, une transe collective qui s’excitait davantage à chaque contaminé abattu. Celle-ci dura ainsi près d’une heure, s’étendant sans cesse en sauvagerie, refusant de s’éteindre même lorsque l’étau russe se referma sur elle. Maria avait transformé cette bande de paysans mal-entraînés en une force de choc redoutable, et elle avait tenu sa promesse, les auxiliaires étaient en train de l’emporter. Mais les derniers blessés n’étaient pas encore achevés par les irréguliers, que ces derniers se dirigèrent immédiatement vers le reste des forces ennemies, avec cette rage qui les enivrait comme la plus puissante des drogues, avec l’envie d’en finir dans le sang de leurs ennemis.
— Nous les suivons ! Tout de suite ! » ordonna-t-elle vivement à son escorte comme à son cheval, pour que les quatre cavaliers s’élancent à sa poursuite, ainsi qu’à celle du millier d’auxiliaires qui se perdait dans sa guerre, tout en veillant à toujours conserver un certain écart tel qu’elle le conseilla à ses hommes.
— Pourquoi donc ? Ils nous attaqueraient ? » plaisanta nerveusement Jasper, en ne comprenant pas vraiment les inquiétudes de Maria sur ses patients.
Eh ben... J'imaginerais pas que Maria pourrait faire une expérience de grande échelle dans la nature aussi vite. Au-delà de toutes les questions morales que ça pose, le personnage m'impressionne de plus en plus (je ne sais pas si c'est dans le bon sens par contre xD). Elle est vraiment prête à tout et ça n'a pas l'air de trop la gêner d'utiliser son travail sur des milliers de vies humaines.
La première partie du chapitre était un chouilla longuette, je pense que tu aurais passer un peu plus rapidement sur la géopolitique européenne. Après, peut-être que ça resservira plus tard, je ne donne que mon sentiment à chaud.
La bataille était très bien décrite, facile à imaginer.
Mes remarques :
"ne s’en tirerait pas s’en lâcher" -> sans
"C’était étrange comme façon de faire, mais bon …" mais bon pas terrible dans un passage de narration
"jusqu’à ce qu’il entende" -> ils entendent
"comme s’il voulait envoyer" -> ils voulaient
"Mais malgré sa satisfaction de ne pas laisser ses troupes aller aux champs d’honneur sous la direction incertaine d’un autre – un Anglais qui plus est - Gabriel" il manque des virgules
Un plaisir,
A très bientôt !
Merci des remarques. Je vais probablement essayer de condenser le passage sur la géopolitique européenne, surtout que l'Empire Ottoman ou les Balkans ne réapparaissent pas particulièrement dans le tome 1. C'est sûrement superflu, j'essaierai aussi peut-être d'écrire ce passage à travers les yeux d'Arcturus ou de Maria, histoire de le faire paraître moins long.
J'espère que la suite te plaira.