William, fin août 1879
« Le RFA est à l’image de son emblème, de cet aigle qui portera l’Humanité la Germanie vers de hauts-horizons, vers de nouveaux mondes espoirs. Nous serons à l’image de ses plumes lisses et ordonnées, à l’image de son piqué soudain et impitoyable, à l’image de ses serres acérées et de son regard perçant. Le RFA a un grand rôle à jouer destin, et je ne tolérerai aucune déviance trahison. »
Emil, en préambule du règlement du ReichForschlung-Abteilung, écrit en 1871 – réécrit par le vice-directeur Ulrich à l’été 1874, à la suite d’incidents internes.
Malheureusement, à l’inverse de Maria ou d’Arcturus qui prenaient un grand plaisir à faire progresser le Conseil au Proche-Orient, l’un de ses membres poursuivait inlassablement son devoir contre ses envies, auprès de ce monde militaire qu’il détestait tant, celui de l’armée impériale allemande, probablement l’un des plus rigoureux de tous.
À quelques dizaines de kilomètres à l’est de Strasbourg, la Deustches Heer réalisait encore des manœuvres, résonnantes jusqu’aux oreilles de William von Toeghe, dont le regard se perdait dans l’horizon que lui offrait la fenêtre de cette voiture qu’il partageait avec le Feld-Maréchal Ludwig – tous deux en route pour ce camp d’entraînement. L’objectif n’était pas seulement de faciliter l’intégration des armées d’Allemagne du sud à celles du nord dans le nouvel empire réuni, mais également de tester enfin les produits du RFA sur les soldats. D’ailleurs, le Département de recherche impérial sur le LM y avait englouti plusieurs milliards de marks et, derrière la politesse de Ludwig, William crut comprendre que cela se fit aux dépens d’autres projets. Le RFA avait fait miroiter beaucoup de résultats au Kaiser, pour s’assurer de recevoir toujours plus de crédits, au point que Ludwig avait dû voir ses demandes de crédits pour de meilleurs fusils repoussées – heureusement que le Kaiser continuait de croire dans les véhicules motorisés qui fascinaient toujours le vieux maréchal. Alors le haut-commandement allait être sévère quant aux résultats que le RFA devait lui présenter aujourd’hui, il avait intérêt à être digne de l’argent dépensé. Et il devait l’être d’autant plus depuis que les Français et les Anglais cherchaient à rattraper leurs retards.
Bien sûr, William ne discuta pas que de la matinée qui l’attendait, il put également apprendre diverses choses sur le Reich et sa Heer. Il apprit ainsi que les conflits entre la coalition franco-anglaise et la Russie ne devaient pas lui faire croire que la Germanie n’était pas encerclée d’ennemis. Cette guerre-là, comme cette apparente paix en Europe, était un interlude dans une lutte bien plus grande, et nécessairement fatale pour l’un des deux camps, ils étaient plus que rivaux, ils étaient véritablement ennemi à mort. Aux yeux du vieux maréchal, l’Europe atlantique et libérale de l’Angleterre et de la France ne pouvait cohabiter avec l’Europe continentale et traditionnelle de l’Allemagne et de l’Autriche, elles étaient telles deux visions du monde opposées, enfermées dans un seul et même continent. De plus, dans chaque alliance, tout le monde avait son grief personnel contre l’autre camp. Quant à l’Italie ou les autres pays d’Europe qui pouvaient faire figure d’arbitre ou de médiateur préféraient essayer de récupérer des miettes de ce grand jeu, ou ne même pas s’en mêler tout simplement.
Le choc pouvait donc être repoussé, mais une nouvelle guerre était inévitable, la tension ne ferait que monter jusqu’à ce qu’une goutte de trop ne fasse déborder le vase, il n’y avait rien à espérer de ce côté-là - car William n’était pas Maria ou Arcturus, la guerre ne lui inspirait que dégoût. Chacune de ces démonstrations de mauvais augure enfonçaient donc son moral un peu plus, comme le Feld-Maréchal finit par s’en émouvoir avant d’aussitôt consoler son Petit Leibniz, dont les yeux bleus restaient dans le vague à cette conclusion terrible, consterné et attristé.
Car de tous les membres du Conseil, et peut-être même plus que Maria, il avait durement souffert des guerres que s’étaient livrés les souverains. Lorsque le Kaiser attaqua l’Autriche pour unifier l’Allemagne du Nord autour de la Prusse en 1866, William n’avait heureusement pas l’âge d’être enrôlé. En plus, il se trouvait déjà auprès de ses professeurs, à Genève en l’occurrence, mais ce n’était pas le cas de son frère aîné toujours en Saxe. Et quand il apprit la mort de son grand-frère tombé à la bataille de Sadowa, il apprit également que la Saxe n’était plus, puis que son père et tous les partisans trop fidèles de l’ancien royaume devaient quitter l’administration. C’est donc près d’un grand chariot rempli de leurs affaires que William retrouva ses parents, devant la maison familiale qu’ils allaient devoir abandonner pour les routes. Heureusement, le Pionnier Autrichien du Premier Conseil, Emil, avait accompagné son disciple pour les guider jusqu’à une demeure de Francfort qu’il avait fait acheter en chemin, afin d’ensuite l’offrir à cette famille éplorée. D’une certaine manière, la descente aux enfers avait pu cesser, sauf que cette guerre avait laissé des traces indélébiles sur William plus que sur n’importe qui – alors même qu’il n’en avait vu que les conséquences, qu’il n’avait même pas pu revoir le corps de son frère chéri. Aucune guerre n’est bonne, pas même celle qui nous réunifia se répétait-il souvent, en se demandant si une révolution mondiale pourrait mettre fin à ce cycle infernal des conflits. Car même en pleine mission d’infiltration pour le Conseil auprès de l’État-major de la Heer, William n’oubliait pas son idéal à lui : la Révolution Socialiste et la fin des inégalités par le LM, comme son professeur favori, Achille, l’avait théorisé.
D’ailleurs, il put également découvrir quelques secrets du RFA parvenus jusqu’aux oreilles de ce très sympathique officier, non sans qu’il n’ait d’abord proposé à l’ancien élève d’Emil de retourner auprès de son professeur, et d’enfin rejoindre le département militaire. Cependant, bien qu’il refusât à nouveau cette proposition, William put découvrir que le RFA projetait de prodiguer une thérapie aux effets permanents à chaque soldat que le Reich pourrait mobiliser en cas de guerre totale – la fameuse étape supérieure de la Médecine Nouvelle, celle que Maria préparait elle-aussi. Cela pouvait donc concerner plusieurs millions d’hommes, des milliers d’infirmiers, des centaines de barils de LM sans parler du matériel nécessaire à une telle entreprise. Il fallait donc que le Département Impérial de Recherche ait de grands moyens, ce que les deux Empires Germaniques lui donneraient volontiers une fois ses valeurs scientifiques prouvées. C’était donc le second enjeu de ces exercices pour le RFA, obtenir de nouveaux crédits, encore plus.
Néanmoins, si le maréchal était d’un naturel sympathique, les sujets de discussion avaient tout de même commencé à manquer avec William, déjà de nature timide et plus exaspéré par toutes ces histoires de guerres qu’autre chose. Il était impatient d’arriver pour enfin se dégourdir les jambes, sans compter que mentir en permanence sur ses convictions politiques finissait parfois par l’épuiser, malgré des années d’entraînement maintenant. Heureusement, il semblait arrivé, puisqu’il répondait poliment à une énième question de Ludwig sur sa carrière dans le RFA quand une explosion retentit si fort que William en garda le souffle coupé, jusqu’à ce que le vieil officier lui explique que tout était sous contrôle, tout en désignant le poste d’observation qu’ils aperçurent bientôt - situé sur une crête à l’écart du vaste camp où la voiture les conduisait.
Il n’y avait même aucune inquiétude à avoir pour personne, il ne pouvait y avoir de blessé au cours de ses opérations à entendre le Maréchal. Les opérations étaient alors dirigées par l’implacable Erwin von Scharnhorst, dont on disait qu’il bénéficiait des faveurs du maréchal, que son talent pourrait un jour égaler celui de son mentor, ou qu’il était un fervent partisan de l’usage militaire du LM. William le connaissait déjà, bien qu’il n’ait discuté qu’une seule fois avec lui, cela restait assez pour savoir que von Scharnhorst n’appréciait pas du tout les idées socialistes, il était bien moins serein que Ludwig lorsqu’il était question d’une quelconque révolution. Alors quand sa voiture traversa le camp, William ne fut pas étonné de le retrouver si souriant en compagnie d’un de ses plus estimés collègues du RFA, Ulrich Löffler von Guericke, le vice-directeur du département impérial – le second d’Emil. Ils faisaient d’ailleurs bien la paire, avec leurs airs austères et leurs uniformes gris, si ce n’est que les belles bottes que portait Erwin ne lui permettait pas d'atteindre la grande taille du grand savant bavarois. D’ailleurs, Ulrich était autant nationaliste que lui, et autant partisan du Kaiser que Ludwig, surtout depuis qu’il occupait sa place de vice-directeur afin de surveiller Emil - qui n’en faisait parfois qu’à sa tête, comme tous les membres du Conseil. Voilà, deux bons Prussiens, ne put s’empêcher de penser le Saxon en les voyant se tenir droitement, exactement devant l’endroit où s’arrêta sa voiture, pour aller accueillir le très respecté feld-maréchal et le prodigieux scientifique civil qui l’accompagnait.
— Nous avons d’excellentes nouvelles, Feld-Maréchal ! » s’exclama Erwin en venant saluer Ludwig et William, avant que le vice-directeur du RFA ne le rejoigne.
— Le RFA a d’excellentes nouvelles, la Heer en a d’autres. » le corrigea-t-il, en insistant sur les initiales de son cher Département.
— Et à voir vos mines réjouies, j’imagine que ceux sont des mauvaises nouvelles pour nos futurs ennemis ? » se contenta de répondre le vieil officier sur un ton satisfait.
— Pour eux, ça sera une surprise, Feld-Maréchal. » lui répondit son lieutenant, sans savoir que les oreilles du Conseil étaient juste sous ses yeux, ni sans perdre son air enjoué lorsqu’il encouragea tout le monde à le suivre vers le grand poste d’observation, où attendaient d’autres officiers autour d’une grande table et ses rapports bien empilés – avec une vue bien dégagée sur le faux-champ de bataille.
Ludwig et William y écoutèrent ainsi l’exposé d’Erwin et d’Ulrich sur les fruits de cette collaboration entre la Heer et le RFA, des résultats qui faisaient donc le bonheur des militaires présents, mais pas entièrement celui du vice-directeur, déjà prêt à faire miroiter les objectifs grandioses qu’il espérait atteindre la prochaine fois.
Le Bavarois exposa tout de même diverses qualités concrètes des thérapies de combat testées ces derniers jours. Les capacités physiques des soldats, de l’endurance à l’adresse, semblaient doublées, de même que leurs perceptions sensorielles, et ce simple fait suffisait déjà à convaincre la Heer des réussites du RFA. Pourtant, il fallait également ajouter à cela que le moral et la passion des soldats s’en trouvaient exaltés, que leur résistance au froid ou à la chaleur s’accroissaient considérablement, comme celle de leurs tympans face aux bruits trop élevés de l’artillerie. Bien sûr, le système immunitaire du patient était lui-aussi puissamment augmenté, sans parler de ses capacités régénératrices décuplées. Enfin, pour couronner le tout, il réduisait le temps de sommeil demandé par l’organisme, par deux, si ce n’est plus. Et à côté de cette thérapie militaire aux effets permanents, le RFA avait développé une version améliorée des médicaments qui se faisaient déjà dans le civil. Ainsi, l’objectif que le Département se fixait en cas de guerre était de sauver, et complètement rétablir, 80% des blessés qui atteindraient l’un de ses médecins. À terme, il s’estimait même capable de faire repousser les os ou les organes les plus complexes, jusqu’à prétendre pouvoir remettre sur pied n’importe quel soldat même en pleine ligne de front. Alors, après avoir dressé ce tableau, Erwin était plus que confiant dans la supériorité de la Germanie sur l’alliance franco-anglaise.
Quant à William, cela le désolait plus qu’autre chose. Non seulement tous ces moyens pourraient être consacrés à la lutte contre les maux de l’Humanité, mais ils étaient destinés à lutter contre ses amis du Conseil en plus de ça. Pour Ulrich comme Erwin, leurs amitiés comme leurs Causes ne dépassaient pas les frontières du Reich, sauf que pour William, le Conseil du Graal comme la Cause Révolutionnaire étaient telles de nouvelles patries. Comment ma place pourrait-elle être ici, s’exaspérait-il intérieurement, en repensant à tous les risques qu’il prenait pour ses amis, pendant qu’Erwin et Ulrich répétaient qu’il était temps d’en finir avec les minables républiques de l’ouest ou l’arrogante Solar Gleam.
Et cette pensée, ces mensonges, ce sentiment de vivre entre deux camps ne cessaient de revenir dans son esprit aujourd’hui, jusqu’à ce que son vice-directeur ne bouscule soudainement ses rêveries.
— William, nous partirons pour Innsbruck-01 dès ce soir, Emil veut que tu sois présent à la prochaine réunion de la direction. »
— Euh - Il s’est passé quelque chose ? » s’étonna William, lui qui n’avait pas revu son professeur depuis plusieurs années maintenant, et qui n’avait pas mis les pieds à Innsbruck-01 depuis 1874 - depuis qu’il se croyait suspecté par Emil. Car la nappe de Suisse orientale que Solar Gleam exploitait depuis cette date n’avait pas été découverte par Arcturus, c’était l’Allemand qui avait fait fuiter l’information à son Conseil dès que la nouvelle arriva à la 01 …
William connaissait plutôt les quatre grandes universités de Médecine Nouvelle de Germanie, à Vienne, Presbourg, Munich et Dresde où il participait parfois à des colloques ; notamment à Dresde-B où se concevaient les meilleurs engrais agricoles de tout l’Empire, ainsi qu’à Munich-A, la meilleure université de neurologie nouvelle du monde. Dresde se consacrait ainsi à la Biologie Nouvelle, Munich se concentrait sur la Médecine Nouvelle, Presbourg était spécialisée en Géologie et Vienne en Physique Nouvelle - plus une chair de Théologie Nouvelle, la première et seule de toute. Quant à la Chimie Nouvelle, tous l’étudiaient en permanence puisque tous ne parlaient que d’elle, elle ne tenait qu’en deux lettres à vrai dire : le LM qui avait engendré toutes ses disciplines.
Seulement tout ça, c’était le RFA civil, de gentils scientifiques qui ne souhaitaient pas un mal pour la grande majorité, qui se contentaient d’étudier le LM sorti des deux autres bases du RFA, fermement tenues par les militaires : Innsbruck-01 et 02. Ces endroits étaient bien moins connus des savants, et presque inconnus du grand public, tant ils étaient nichés dans les vallées alpines à des kilomètres de la ville d’où ils tiraient leurs noms officiels. Innsbruck-01 était sans contestation la plus connue de nom, car c’était le gigantesque site d’extraction du LM alpin, l’unique accès aux bassins gisant sous le Roter Kogel, et le seul que William avait déjà visité. Quant à la 02, ce n’était qu’un simple relais secret, un entrepôt caché du RFA civil – mais pas du Conseil. Néanmoins, au-delà de l’inconnu, ce qui l’inquiétait le plus dans tout ça, restait les mauvais souvenirs de sa dernière visite à la 01, à l’occasion du grand congrès réunissant tous les docteurs ou ingénieurs du Département. Ils devaient être au moins 10 000 en comptant les officiers militaires présents, comme Erwin, tous réunis au pied du Roter Kogel. Néanmoins, si William s’en souvenait si bien, ce n’était pas à cause des conditions de logements déplorables du site à cette époque, c’était bien parce qu’il en était ressorti avec la boule au ventre, après trois jours de discussions portant plus sur le Reich que sur la Science.
La nomination d’Ulrich comme directeur adjoint y avait été suivie par son discours sur les directives fixées par l’Empereur, et sur les nouvelles autorités qu’il allait falloir respecter. C’est durant ces jours-là que le RFA passa presque entièrement sous la coupe du Kaiser, où la section secrète d’Innsbruck-01 était devenue un département militaire pour toute la Germanie – de l’Allemagne aux confins de l’Empire austro-hongrois. Quant à Emil, le Pionnier autrichien du Premier Conseil, celui qui avait choisi le bon William comme disciple, il n’avait même pas été présent. Aux yeux de William, le RFA était alors devenu un outil au service des deux Empires avant d’être celui de leurs peuples, tel qu’il aurait dû l’être – tel que l’était son cher serment du Graal. Pourtant, Emil fut de tout temps un fervent opposant à tout usage imprudent, il était même le plus prudent de ses professeurs en la matière, celui qui refusait le plus l’influence des États. Il s’opposait radicalement à la guerre, aux révolutions, aux hérésies ou au mercantilisme, à tout ce qu’il jugeait trop risqué pour les vies innocentes et la stabilité des pays. Alors pourquoi n’avait-il rien fait contre l’usage militaire du LM par le RFA et le Kaiser, pourquoi leur avoir offert le LM, s’interrogeait donc William depuis des années, sans jamais avoir pu trouver la réponse, ni le courage d’aller la demander – ne serait-ce que par peur d’évoquer le Conseil auprès de son professeur, un soupçon serait si vite arrivé …
Enfin, cette fois-ci, il aurait l’occasion de le revoir, et peut-être de comprendre pourquoi celui que ses ex-collègues avaient surnommé le Traître agissait de nouveau contre ses idéaux. À vrai dire, il avait désormais presque envie de s’y rendre, tant il était curieux des raisons qui auraient pu pousser Emil à laisser le RFA dériver de la sorte. Quant à la cause de cette réunion, il allait aussi la découvrir sur place, mais à voir la tête d’Ulrich, ça ne devait pas être si important que ça …
— Pas vraiment, ça concerne le site d’extraction et le LM, des détails de savants inintéressants pour nos chers officiers. » conclut le vice-directeur du RFA pour que Ludwig bénisse déjà le départ de William, surtout s’il s’agissait de l’envoyer auprès de la direction du Département.
— Nous ne vous priverons pas des talents du Petit Leibniz, partez avec lui quand vous voulez ! Sait-on jamais, des fois qu’il accepterait enfin de nous rejoindre. » plaisanta-t-il, au grand étonnement d’Erwin qui découvrait alors le surnom que son mentor confiait à ce faux-patriote de socialiste. « Il en a pourtant toutes les qualités ! N’est-ce pas, William ?
— J’aime l’étude de la nature et de la science mais de là à me réclamer du talent de Leibniz … » se défendit-il, trop humblement pour que ça n’agace pas le vieux maréchal, exaspéré par ce défaut.
— William ! » parut-il s’énerver, sans que le jeune Saxon ne comprenne pourquoi. « Arrêtez de vous dénigrer comme ça ! Vous croyez que c’est ainsi que l’on progresse ?!
— Non, vous avez raison. » céda-t-il, d’un air penaud qui ne fit baisser que d’un ton le sermon de Ludwig.
— Bien sûr que j’ai raison. Vous nous ferez oublier tous les savants d’autrefois avant la fin de l’année, j’en suis sûr, et si ce n’est pas cette année, ça sera l’année d’après. Selon tout ce que je sais, vous êtes un jeune scientifique très prometteur, et lorsque l’on est jeune, il faut être un peu plus ambitieux que vous ne l’êtes.
— Oui. Je ferai de mon mieux.
— Voilà, c’est déjà le cas. Courage William, la tête haute, les yeux fixes, le corps droit. »
— Oui ! » s’empressa-t-il d’acquiescer en se redressant, en s’exécutant jusqu’à être presque au garde-à-vous, sous les ricanements d’Ulrich, lui qui avait déjà la droiture dans le sang à l’aube de ses quarante ans.
— Ah ! Ça c’est un Allemand ! » s’amusa le vice-directeur à la vue de son collègue s’essayant à l’imiter, tout l’inverse d’Erwin qui ne souriait plus depuis la fin de son exposé, surtout lorsqu’il entendait toutes les louanges que son grand Feld-Maréchal envoyait à William, cet enfoiré de pacifiste niais et déserteur qui se permettait de refuser les propositions du RFA militaire.
Pourtant, Erwin avait lui aussi suggéré au Saxon d’intégrer le département militaire, mais il avait encore refusé. Alors cette dernière réplique d’Ulrich était la goutte de trop, assez pour qu’il fasse remarquer qu’un Allemand ne s’oppose pas à son Kaiser, n’entrave pas sa patrie et fait ce que son peuple attend de lui.
Et Ludwig eut beau voler au secours de William sous le silence impassible d’Ulrich, les opinions de l’officier semblaient définitives à son sujet, il était intolérable qu’il puisse continuer à exercer dans le RFA s’il n’obéissait pas aux justes propositions de l’Empereur, s’il se refusait à mettre son potentiel au service de sa nation. D’ailleurs, Erwin semblait même soupçonner le savant socialiste d’être un opposant au régime, au vu des textes qu’il avait déjà publiés à l’encontre de la politique sanitaire de l’Empire Allemand. En fait, le jeune professeur von Toeghe était très connu parmi tous ses collègues pour son engagement en faveur des classes populaires et de leur accès au LM, sans parler de ses tribunes parfois enflammées dans les journaux - dans le pur style de son mentor, Achille. Néanmoins, il n’était pas rare de croiser sa signature sur des pétitions traitant de sujets sans aucun rapport avec les Sciences Nouvelles, car l’Allemand du Conseil était évidemment un grand passionné de philosophie politique – de l’économie à l’ingénierie sociale. Le seul domaine qu’il s’était toujours abstenu de critiquer, c’était la figure du Kaiser et le militarisme prussien, de véritables symboles pour l’Allemagne réunifiée, bien que ses camarades socialistes les détestent profondément, au point d’avoir déjà monté des actions meurtrières directement contre les forces armées. Mais pour Erwin, le reste semblait déjà suffisant pour éveiller ses doutes.
Heureusement, William n’eut pas besoin de se défendre puisque le vieux maréchal s’en chargeait fort bien, en lui rappelant qu’un Allemand est un peu plus complexe que la très brève description faite par Erwin. Après tout, le Germain du Conseil n’avait jamais appelé à la sédition, et il apportait beaucoup aux recherches du RFA militaire même en restant dans le civil, notamment en Neurologie Nouvelle dont il était le spécialiste international – depuis qu’Achille croupissait dans un asile psychiatrique, l’ironie du sort. Finalement, c’est Ulrich qui conclut définitivement cette discussion stérile en signalant qu’il comptait partir au plus tôt pour la 01, non sans ajouter que les avis du Général ne concernaient que lui.
William n’eut alors que quelques dizaines de minutes, afin de se dégourdir les jambes et de manger, avant qu’il ne faille reprendre la route jusqu’à la gare d’Offenburg d’où ils rallieraient Innsbruck par le rail, au bout d’un trajet qui les menerait jusqu’à la matinée du lendemain.
Ainsi, c’est face au parvis de la gare autrichienne que les deux hommes s’attablèrent pour le déjeuner, à la charmante terrasse d’une petite brasserie d’où ils gardaient un œil sur la voiture qui les attendait non loin. Seulement dès les premières minutes du repas, William ne put s’empêcher de remarquer l’impatience des chevaux, au point que même un simple amateur comme lui crut comprendre tout de suite qu’ils étaient anormaux, au grand amusement d’Ulrich. Ce dernier lui expliqua donc que l’évolution de l’homme ne saurait simplement se limiter à ses engrais ou sa médecine, ses animaux domestiques allaient également l’y suivre. Ma foi, après tout, n’est-ce pas le propre de notre espèce de transformer son environnement, les castors ont leurs barrages, les fourmis leurs galeries, et l’homme a le reste, se contenta de sourire l’Allemand du Conseil, avant de discuter un peu de tout ce qui pouvait être changé, en plaisantant de bon cœur avec le vice-directeur. Bien sûr, une religieuse comme Alessia l’aurait sermonné pour tenir des propos aussi exagérés, en arguant que la Terre était déjà fort belle ainsi, que Dieu avait certes offert à l’Homme le droit de régner sur les autres espèces, mais pas de les tyranniser ou de les ordonner à la place du Créateur.
Seulement, comme Maria et Arcturus, William s’était toujours éperdument fichu de toutes notions de préservation de l’environnement, ou du patrimoine - quand bien même il était aussi bon historien que sa collègue italienne. La seule chose qui comptait à ses yeux, c’était l’Humanité, avant toute autre chose, et la Nature plierait elle-aussi, de toutes les manières dont cela sera bénéfique aux Peuples, grâce au LM. Pour le Saxon du Conseil, il n’y avait pas débat, s’il pouvait sauver une tribu en sacrifiant sa terre ou en sacrifiant son histoire, il le ferait sans hésiter car, au fond, tout n’était que construction sociale ou aménagement matériel, seule la vie ne pouvait être rebâtie. D’autant plus que, même s’il se garda bien de l’avouer à Ulrich, la Grande Révolution transformerait déjà toutes les sociétés humaines, jusqu’à modifier chaque citoyen, alors la Nature ne pouvait pas faire exception, elle devait accompagner ce Monde Nouveau que le Conseil du Graal appelait de ses vœux …
Enfin, toujours est-il que cette conversation les occupa durant tout le repas, jusqu’à ce que le vice-directeur encourage son invité à vite terminer son café, afin de constater par lui-même la vélocité des chevaux nouveaux du RFA, prétendument deux fois plus rapides. Malheureusement, William serait bien resté à table, tous ces voyages l’avaient épuisé et il n’avait pas accès aux pilules énergisantes que Maria ou Arcturus gobaient sans gêne – car la détention de LM était illégale en Allemagne et en Autriche-Hongrie. D’un côté, la réunion n’est que demain matin, se consolait-il, je pourrais peut-être dormir en arrivant à la 01, en fin d’après-midi. Mais il put tout juste achever son café en rêvant d’un répit que le Destin vint brutalement le ramener à sa réalité.
— Justiz !! » s’écria une voix derrière lui, juste avant qu’un coup de feu ne résonne au ras de ses oreilles dans un vacarme qui stupéfia toute la gare, tandis qu’Ulrich s’effondrait au sol.
Jolie chute de chapitre ! (ou plutôt joli découpage^^) Tout ça donne envie de découvrir la suite.
Ce nouveau personnage a une personnalité très différente des deux premiers. Ses tendances pacifiques détonnent avec la "folie" scientifique de Maria des chapitres précédents.
L'alternance des pdv permet d'avoir différentes visions des mêmes évènements, différentes perceptions de ce qui est moral et de ce qui ne l'est pas. C'est d'une grande richesse.
Je ne situe pas encore tout à faite la place de William dans l'histoire, j'imagine le découvrir dans les prochains chapitres...
Mes remarques :
"Emil, en préambule du règlement du ReichForschlung-Abteilung, écrit en 1871 – réécrit par le vice-directeur Ulrich à l’été 1874, à la suite d’incidents internes." j'aime beaucoup le concept du discours réécrit, en peu de mots ça dit beaucoup de choses
"ils étaient véritablement ennemi à mort." -> ennemis
Un plaisir,
A très vite !
C'est vrai que William est un peu moins clair que les autres, même à la fin du premier chapitre (à cause du fait qu'il joue en fait trois rôles - RFA, Conseil, Révolution - au lieu de deux comme ces compagnons). En vérité, le personnage lui-même est un peu perdu entre tous ses combats, ses idéaux, et c'est un peu le concept que je cherche à retranscrire (j'essaie de le faire au mieux, mais il y a peut-être une façon d'améliorer ça).
La suite de cette scène te donnera un peu plus d'infos sur ses motivations et ses luttes, sur le pourquoi il est un peu perdu et bloqué à la fois. Et ça amorcera le déclic qui devoir le faire bouger, un peu malgré lui parfois (c'est aussi ça qui le différencie un peu des autres, il a une emprise sur les choses mais il se laisse lui-aussi porté à sa manière).
Merci de commenter et bonne lecture.
William est-il ambitieux ou bêta, je me demande. Tes personnages sont complétement différents et pourtant, ils sont amis. Ils doivent être liés par quelque chose de fort ou un secret très lourd ? J'aime ton style d'écriture même si je peux trouver certaines phrases longues.
Pourtant, William est probablement l'un des plus intelligents du Conseil, à sa manière, malgré son coeur peut-être trop bon. Vous comprendrez davantage son point de vue dans les autres chapitres.
Et désolé pour les phrases un petit peu longues, j'essaie de limiter mais c'est ma façon d'écrire.
Riche, salutaire, bénéfique, prometteur ... ton LM mais aussi dangereux, effrayant, inquiétant ....
C'est le troisième personnage, tous différents mais alors complétement, et pourtant amis.
Voyons Alessia maintenant.