En revanche, Siegfried se sentait l’esprit bien plus léger durant la séance de ce matin, dans le petit gymnase de la Mondlicht-Turm où s’entraînaient les siens.
Après un réveil au son de la clochette, il avait pris sa douche puis enfilé son uniforme aux côtés de ses collègues, en plaisantant face à la rangée de miroirs du vestiaire, avant de les suivre dans leur petite cour avec le sourire. Car les Ours n’avaient pas été tous rassemblés depuis quatre mois, et ce fut à Siegfried de lever leur drapeau au chant de leur hymne : ich bin Jäger. Inspiré d’une chanson anonyme et pacifiste, celui-ci n’était pas aussi contestataire, mais bien plus grave, plus sombre quand elle parlait des flammes brillant dans les champs, du mépris des savants, des brûlures du LM qu’ils sentaient si fort dans leurs cœurs. Mais tous ensemble ; Allemands ou Hongrois, qu’ils viennent de Bohème, des Danois ou des Pays-Bas ; ils chasseraient les cauchemars pour faire advenir ce rêve, celui d’une Humanité Nouvelle dont ils étaient les pionniers. De toutes les mélodies chantées à la Mondlicht-Turm, elle était de loin la préférée de Siegfried, pour son sentiment de camaraderie face aux pires horreurs comme pour son rythme particulier, partagé entre douceur et grandeur. Mais, surtout, elle résonnait avec un écho particulier en lui, car Siegfried n’avait jamais choisi d’être chasseur non plus, il avait été arraché à sa vie civile pour ce devoir dont personne n’aurait voulu. Et le 3ème ours n’était pas le seul à fixer leur drapeau avec fierté, presque avec amour tant chacun avait ses raisons d’être ici et d’y rester, dans leur classe plus que dans n’importe quelle autre. Dans la foulée, il était descendu au réfectoire pour prendre son déjeuner en compagnie du 14ème quatuor, jusqu’à l’heure de l’assemblée. Bien entendu, il avait écouté les discours du début à la fin, en silence comme chacun de ses pairs, même s’il resta soulagé d’en sortir pour aller profiter d’une séance d’entraînement. Avec les repas ou les soirées dans leur salon, c’était son moment préféré de la journée, et pour cause, c’était ici qu’il se sentait chez lui.
Entre deux exercices de musculation, il trouvait toujours l’occasion d’aller donner quelques conseils à ses collègues, quand il ne s’arrêtait pas pour en recevoir. Tout est plus simple, plus fraternel ici, se répétait-il à chaque fois qu’il pensait à ses compagnons du 3ème, comme cette fois où il venait de corriger la mauvaise posture de Dieter, sans recevoir d’agressivité. Au contraire, le 6ème ours le remercia en souriant puis se rectifia aussitôt, et il ne chercha pas à le critiquer ni lui trouver un défaut en retour. Les Ours se fichaient de la compétition autant qu’ils détestaient les médisances, cela constituait des menaces à leur cohésion. Pire, ces mauvais comportements trahissaient la confiance accordée par le RFA envers leur école, chargée de diriger leurs frères jusque dans les pires situations. Il n’y avait pas le droit à l’erreur, alors le devoir patriotique passait avant l’égo de chacun, au grand plaisir de Siegfried qui n’en faisait peu de cas — soit l’inverse de Konrad ou Jachym. Toutefois ça n’empêchait pas les Ours d’être exigeants, travailleurs, aimables, surtout ce matin-là, puisque le jour tant attendu était arrivé : les boucliers d’épaules allaient enfin être distribués.
Lourds d’une dizaine de kilos pour les plus grands modèles, ces larges éventails métalliques pouvaient se déplier afin de former un écu, en une simple traction sur une petite cordelette disposée à l’intérieur de la veste. Les ingénieurs de la 01 avaient mis tous leurs talents dans ces bijoux d’engrenages, au point de les rendre assez solides pour résister à la puissance d’une balle, jusqu’à même les traiter contre l’acide ou la corrosion. Avec ce nouvel outil, les Ours pouvaient donc se protéger des griffes d’un mutant dans la seconde, soit le temps nécessaire pour déplier ces pales dans un fracas retentissant — un raclement sourd suivi par le cliquetis des verrous. À la seule vue de la démonstration faite par Othon et Karl, Siegfried se prit d’affection pour ces boucliers arborant le symbole du RFA, par leur bruit unique comme par leur élégance impressionnante. Père et Mère seraient fiers de me voir dans une armure pareille, sourit-il en recevant les siens, un pour chaque épaule et avec ses initiales gravées dessus, puissent-ils me revoir un jour. Rien n’était certain vu les circonstances qui les poussèrent à se séparer de lui, mais à l’inverse des trois autres membres du 3ème, il n’avait pas renoncé à sa famille. Au contraire, il espérait toujours pouvoir un jour revenir à leur porte, avec cet uniforme du grand Département Impérial, afin d’y trouver enfin les visages chaleureux qui le soulageraient de ses regrets. Alors il accepta sans hésiter la proposition de Harald, le 4ème ours venu lui proposer de les tester en duel amical, juste pour taper dessus à tour de rôle, d’après les sourires de ce dernier.
Hans n’aurait pas dit mieux, plaisanta Siegfried pour que son collègue ait soudain une idée encore meilleure, celle d’en profiter pour s’exercer à reproduire leurs postures. Car les premiers ours disparus étaient plus que des modèles aux yeux de leurs cadets, ils étaient tels des héros de légende, ceux qui leur enseignèrent le choc martial — inventé par Gebhard six mois avant la découverte du choc cinétique par Ewald. Dans le grand gymnase souterrain, ils s’étaient livré des duels encore gravés dans les mémoires de leurs oursons, tous stupéfaits par la puissance dégagée par leur coup, mais, surtout, par leurs appuis à toute épreuve. Malgré cette image de brute engendrée par leur force terrible, leur façon de combattre reposait d’abord sur leur expertise du placement, sur leur sens de l’équilibre. En vérité, Emil avait même songé à confier le rôle de médecin aux Ours, tant ces derniers s’intéressaient à la meilleure manière de canaliser leur énergie musculaire ou d’encaisser celle des mutants. Mais à défaut de pouvoir tenir ce rôle en plus du leur, la plupart d’entre eux faisaient office de secouristes, de kinésithérapeutes et parfois de diététiciens selon les affinités individuelles. Alors après deux minutes à se taper dessus, Siegfried et Harald en prirent dix de plus afin de réfléchir à comment placer ses pieds, à comment dresser son corps pour asséner le maximum de puissance sans devoir replier ce bouclier très utile. Après tout, nous n’avons presque plus aucun point faible avec ces protections, faisait remarquer le 3ème ours à son collègue, avant d’aller partager leurs conclusions auprès de Karl et Alaric — leurs deux aînés.
Bref, tout allait pour le mieux jusqu’à l’arrivée d’un agent de la Mondlicht-Turm bien connu des chasseurs, un lieutenant zélé d’Emil recruté aux confins de l’Orient : Okami.
— 3ème ours, vous êtes attendu dans le bureau du directeur, vint lui annoncer ce Japonais sous les yeux suspicieux des autres chasseurs, surtout vu sa façon très austère de les aborder. L’un de vos hommes a enfreint les règles cette nuit, votre aigle a été retrouvé saoul dans le quartier des Vipères. Le Directeur a souhaité statuer lui-même sur ce cas, il requiert votre présence. Je peux vous conduire à lui si nécessaire, conclut-il malgré les regards abasourdis de Siegfried dès ses premiers mots.
— Je peux m’y rendre seul, mais cela ne peut-il attendre la fin de l’entraînement ? se prit-il à demander tant il était déçu de quitter ses camarades, avant d’être contraint de rejoindre son vestiaire, la tête baissée, à la fois honteux et nerveux.
Une fois encore, il devait assumer les erreurs stupides de ses coéquipiers, seulement cette fois était peut-être pire que les précédentes.
Emil n’avait jamais pris la peine de les punir en personne pour l’instant, il devait donc s’agir d’une faute grave, ou de celle de trop à ses yeux. Qu’est-ce que cet imbécile a encore pu faire, soupirait-il sur le chemin du bureau, libre de la surveillance d’Okami mais pas du regard des savants ou des officiers partout dans ces couloirs, même les gardes sont au courant. Une partie d’entre eux ne pensait certes pas un mal, cela ne changeait rien ; qu’ils détournent le regard à son passage ou le dévisagent depuis leurs sièges, tout se transformait en un signe de mépris aux yeux de Siegfried. Pourquoi fallait-il que ce groupe tombe sur moi, n’ai-je pas assez payé, se lamenta-t-il du début à la fin de son ascension jusqu’à la porte du directeur, où il finit par frapper après une grande inspiration. Même s’il l’autorisa aussitôt à entrer, Emil semblait alors perdu, arc-bouté sur le fatras de rapports d’expériences sur son bureau, sans parler de celui qui envahissait la table juste à côté — à croire qu’il avait besoin d’un millier d’informations à la fois. À la vue du labeur acharné de son vieux directeur, Siegfried se sentit encore plus honteux de l’avoir dérangé, il entendait presque les soupirs de ses parents consternés dans sa mémoire.
Son travail doit être crucial, se reprocha-t-il en traînant ses pieds vers le bureau, l’air penaud, déjà résolu à encaisser les coups pour ses compagnons ingrats.
— Avez-vous appris la dernière bêtise du 3ème aigle ? demanda Emil pour entendre son chasseur lui répéter les paroles d’Okami, avec un sentiment de honte plus que visible. D’autant plus que votre aigle ne s’y est pas rendu pour discuter, il aurait cherché à séduire la 4ème Vipère. Vagabonder la nuit dans le château est difficile à tolérer, le faire en état d’ivresse l’est encore davantage, mais s’infiltrer dans le quartier de ses collègues pour aller leur conter fleurette, ça n’est pas acceptable. Nous ne sommes pas dans un internat, c’est une base militaire, et vous le savez très bien, asséna-t-il sous les regards coupables de Siegfried, incapable de justifier la conduite stupide de Konrad — ni même d’accuser Othon ou les autres aigles. Étant donné les états de services… mitigés de votre groupe, je me retrouve dans l’obligation de prendre des mesures plus drastiques à son encontre, sinon cela pourrait inciter les autres quatuors à s’égarer eux aussi. Le comprenez-vous ?
— Oui… Je vous comprends, lâcha-t-il en peinant à supporter le regard perçant d’Emil, prêt à lui avouer que les erreurs commises par le 3ème pourraient justifier sa dissolution… Je comprends… L’image de notre Département et de notre patrie est en jeu…
— Bien, je suis heureux de vous l’entendre dire, car il va vous falloir l’admettre, continua-t-il de s’acharner, au point de pousser l’Ours à se demander pourquoi faisait-il cela, lorsque le Directeur changea de ton. Car si ça n’est pas le cas, Ulrich prendra cette décision à ma place, comme il l’aurait prise aujourd’hui si Okami n’avait pas tendu l’oreille au réfectoire. Il est venu me voir aussitôt, alors j’ai pu agir à temps quitte à essuyer une énième dispute avec son esprit autoritaire. Toutefois je n’userai pas éternellement mes efforts à vous défendre, ça aussi, vous devez le savoir.
— Bien sûr ! Je vous remercie de votre miséricorde, Directeur. J’en informerai mes compagnons dans l’espoir de les inciter à racheter votre confiance, s’empressa de répondre Siegfried, un brin étonné par cet élan de générosité inexpliqué d’Emil.
— Je l’espère aussi… Je ne veux me séparer d’aucun de mes chasseurs, Siegfried, surtout de cette façon. Vos résultats individuels sont excellents, tout comme ceux de vos compagnons, et si j’en crois les témoignages d’Othon, vous n’êtes ni rustre ni crétin. Seulement ça ne suffira pas à vous protéger, ça ne garantirait même pas votre liberté par les temps qui courent… En vérité, je me dois de vous l’avouer, votre vie pourrait se retrouver menacée si vous deviez être expulsé.
— … Pourquoi — Il n’en viendrait pas à nous faire exécuter ? bégaya Siegfried sans parvenir à digérer cette menace, malgré le rictus cynique d’Emil.
— Ou vous interner dans un asile, mais les secrets du RFA passe avant tout. Si la vérité sur la mutation devait être révélée à la population, l’Humanité entière en serait déstabilisée. Pire, notre patrie serait la première à être frappée par ce ralentissement, cela réduirait en poussière des années d’avance prise sur la France et l’Angleterre. Quant à la sévérité dont il fera preuve à votre prochain écart, vous pouvez en être certain là aussi. Ulrich a besoin d’affirmer son pouvoir contre le mien, parmi les savants et les chasseurs, seuls les officiers lui sont tous fidèles. Cette nuit, votre aigle lui aurait donné l’occasion de faire un exemple si je n’étais pas intervenu…
— Je vous remercie encore de votre attention. Ce genre d’erreur ne se reproduira plus, je le ferais bien comprendre à Konrad.
— Malheureusement, si ça n’est pas lui, ça sera votre renard, et si ça n’est pas ici, ça sera durant une chasse. Il y aura une autre erreur, vous le redoutez, n’est-ce pas ? fit remarquer Emil au chasseur désemparé, bien conscient de cette éventualité presque fatale — littéralement. Dans ce cas… sachez que nous avons un point commun, Siegfried… car mon sort est en suspens lui aussi.
— Comment ça ? s’étonna le 3ème ours, abasourdi par le visage soudain sombre du Pionnier Autrichien, l’homme qui avait propulsé toute la Germanie dans cet âge d’or inégalé.
Sans lui, le RFA aurait été incapable de maintenir son avance sur la firme britannique de Solar Gleam, poussant la France a relancé la guerre contre l’Allemagne au nom de l’Alsace-Lorraine.
En clair, personne ne pouvait souhaiter son départ, y compris Ulrich ou le Kaiser, ce serait comme se tirer une balle dans le pied. Pourtant c’était bien le cas, d’après le Directeur rendu à lui expliquer sa situation très délicate, celle d’un homme pris au piège par sa propre création. Il y a sept ans, j’ai abandonné mes amis pour fonder ce Département, commença-t-il d’une voix pleine de remords, malgré ces belles ambitions qu’il avait préféré suivre : l’ordre, la paix et la prospérité. Il avait d’ailleurs réussi à tracer cette voix pour la Germanie, durant plusieurs années, celles dont Siegfried pouvait parfois apercevoir les fruits aux détours de ses chasses. Grâce à Emil, les enfants germains venaient au monde en cinq mois sans la moindre gêne pour la mère ou sa progéniture, contre six dans le reste du monde ; grâce à son amour naturel du vivant, les paysans de l’Empire faisaient des récoltes dignes des meilleurs champs de la Beauce ou du Nil ; grâce à son sens de l’ordre, les industries tournaient à plein régime dans l’intérêt presque exclusif de la nation, sous la surveillance implacable des médecins-contremaîtres formés à la 01. Mais surtout, au-delà des progrès techniques ou sociaux très discutables selon les opinions politiques, Siegfried avait constaté cet élan d’espoir conféré par le LM chez chacun, cette envie d’aller de l’avant pour conquérir son bonheur ou remonter une pente. Les travailleurs étaient moins fatigués après leur journée de labeur, les fortunés se montraient plus dépensiers en toutes choses, les célibataires se courtisaient plus volontiers dans la rue, les arts s’affichaient ou s’entendaient à chaque rue, tous portés par cet étrange flot de passions octroyé par la molécule. Après ces sept années, l’Allemagne et l’Autriche étaient sur le point de devenir les véritables superpuissances de ce monde, quoi que puisse prétendre la France revancharde, l’Angleterre arrogante, la Russie arriérée ou ces États-Unis d’Amérique juvéniles.
Toutefois cela ne suffit pas à notre prétendu Kaiser, d’après les paroles agacées du Pionnier Autrichien, désormais pétri de rancœur jusqu’à en serrer les poings.
— Il a trahi notre serment avec l’Empereur d’Autriche, celui de ne pas nous asservir à sa couronne. En échange des bassins de LM dont nous gardions le secret, il m’avait promis de respecter un certain nombre de règles, comme ne jamais remettre en cause ma direction, ne jamais utiliser le Département contre son peuple, ne jamais le destiner à épauler des guerres hors de nos terres. Mais il a profité de ma négligence pour m’imposer Ulrich, avec la mission de nous plier à son régime, à leurs intérêts… J’ai supervisé la construction de ce château quitte à y mettre de mes deniers, j’ai dessiné tous les symboles présents sur nos drapeaux, j’ai conçu chacune de vos thérapies au prix de journées de travail. Mais petit à petit, mon RFA devient sa police, son armée, son laboratoire ! grogna le directeur grisonnant, en s’emportant un peu sous le coup de la frustration tandis que Siegfried restait stupéfait d’entendre tout cela.
— J’aimerais vous croire. Seulement je ne suis pas assez renseigné pour approuver ou non vos inquiétudes, lui confia-t-il de sa voix la plus polie, malgré sa sensation de malaise. Qu’attendez-vous de moi ?
— Je veux nous sauver la mise, à tous les deux. Pour le bien de l’Humanité entière, nous devons remettre Ulrich à sa place, et calmer les ambitions dévorantes du Kaiser par la même occasion. Je ne compte ni me rebeller contre l’Empire, ni même destituer mon adjoint, entendez-moi bien, je ne veux pas ruiner les années d’efforts de notre peuple. Je veux garantir notre sécurité et nos idéaux, ceux du véritable RFA, mais je ne peux y parvenir par mes propres moyens. Ulrich connait mes meilleurs agents ou mes amis, il contrôle désormais le recrutement du moindre garde par ses officiers, il corrompt mes savants à grands coups de promotions. J’ai besoin d’agents… spéciaux pour trouver la faille qui me permettra de mon geôlier hors d’état de nuire, un secret trop dérangeant pourrait suffire. Ulrich est obligé de transgresser les lois pour propager l’influence du Kaiser, de prendre des initiatives contestables ou d’intimider nos camarades les plus intègres. La preuve d’un de ses nombreux abus de pouvoir ne sera pas dure à trouver, conclut Emil sous les approbations silencieuses de l’Ours, toujours hésitant et incertain.
— Nous ne sommes pas en odeur de sainteté en ce moment, vous l’avez dit vous-même. Pourquoi ne pas le demander aux deux premiers quatuors ? Ils seront à la fois plus compétents et moins menacés.
— Si vous craignez d’être condamné durant votre enquête, soyez assuré de mon soutien. Je vous protégerai quoi que vous fassiez en mon nom, quitte à vous créer une nouvelle identité, voulut-il se justifier, sans se soucier de répondre à la vraie question, jusqu’à remarquer l’air perplexe de Siegfried.
Le Pionnier dut ainsi prendre une inspiration, puis un soupir afin d’expliquer les raisons de son choix : ils ont mené beaucoup trop de luttes à mes côtés, ils ne supporteront pas davantage.
À voir le visage du vieil Emil, il se sentait coupable de cette mélancolie dont le 3ème ours fut parfois témoin chez Karl ou Alaric, certains soirs où ils s’enfermaient pour boire — toujours à la même date de l’année, quand leurs agendas le permettaient. De toute évidence, il regrettait cette tragique année 1877 où une dizaine de ses chasseurs disparurent sous ses yeux, dont plusieurs serviteurs de longue date. Ils ont bien mérité un peu de repos et d’espoir, pas une nouvelle guerre de l’ombre, annonça-t-il pour trouver les acquiescements de Siegfried, désormais rassuré sur sa sincérité mais de plus en plus inquiet sur cette mission. Alors le Directeur lui répéta son soutien face aux agents de son adjoint, avant de lui suggérer un début de piste : le programme Vipère. Siegfried ignorait les raisons précises de sa fermeture en 1875, si ce n’est des principes éthiques sur le droit au secret de la conscience humaine, mais il savait déjà qu’Ulrich avait forcé sa réouverture l’année dernière, quelques mois après l’expédition tragique de 77. Les raisons d’un tel choix ne sauraient être nobles, résuma le Pionnier en essayant de cacher sa contrariété, sa frustration d’être réduit à des suppositions sur les utilités politiques des Vipères — les meilleures interrogatrices possibles. Emil n’avait d’ailleurs aucune certitude sur la façon de démarrer l’enquête, si ce n’est les noms des prétendus lieutenants d’Ulrich et le second beffroi du château, celui d’où le vice-directeur représentait les ambitions de son Empereur. En revanche, il avait bien un conseil à lui donner, même si le Chasseur soupira en l’écoutant : vous devrez recourir à tous les talents de votre quatuor ; vous réussirez ensemble, pas juste côte à côte.
Pire, sa Vipère devait se révéler très utile pour dénicher les preuves par ses sondes, surtout pour espionner les lieutenants d’Ulrich, seulement il n’était pas connaisseur de ses étranges pouvoirs. Nora semblait d’ailleurs à peine plus compétente que lui dans ce domaine, même si son Ours ne le lui reprochait pas, elle n’a pas un mois de chasse derrière elle après tout. Siegfried se sentait comme condamné d’office, perdu d’avance vu comment son groupe était incapable de se coordonner, y compris devant un monstre, devant une menace bien visible et menaçante. Réussir à les mener au bout de cette mission si spéciale, sans faillir ni se diviser, c’était presque impossible, il y aurait forcément un impair de Nora, un coup de sang de Konrad, un départ de Jachym. Et malgré sa confiance envers le vieux Pionnier, Siegfried craignait de se mêler de ces rivalités entre puissants dont il appréhendait mal les enjeux, hormis des promesses de guerres ou d’abus de pouvoir. Mais avait-il vraiment le choix ? N’était-ce pas son devoir d’Ours du Département Impérial ?
En tout cas, le 3ème ours n’avait plus la force de refuser cette mission quasi imposée par son directeur, pas après un dernier rappel de la situation très délicate dans lequel se trouvait son quatuor…
— Ne l’oubliez pas. Nous avons besoin l’un de l’autre, dans notre intérêt comme dans celui de notre patrie, du RFA que nous avons toujours défendu, conclut Emil pour obtenir l’approbation de Siegfried. Il faut arrêter Ulrich tant que nous pouvons le faire sans trop de mal.
— Mes compagnons et moi ferons de notre mieux, je reviendrai vers vous dès que possible. Toutefois, j’aimerais vous demander si je peux chercher l’aide d’autres chasseurs, comme Othon par exemple ?
— J’aimerai bien vous répondre oui… Seulement, nous ne pouvons prendre ce risque, pour les mêmes raisons qu’Alaric et Karl ne pourront pas vous aider. Quant aux autres ours… j’insiste pour que vous évitiez de le faire. Cela exposerait davantage notre secret, et Ulrich compte quelques partisans parmi eux, comme le 4ème quatuor d’après mes agents, lâcha-t-il sous les yeux soudains surpris de Siegfried, convaincu du bon fond de Harald.
— Je le vois mal intriguer contre vous, il a du respect pour votre œuvre, voulut-il faire valoir, lorsqu’Emil réduisit ses espoirs à néant en une question : entre le Kaiser et moi, qui choisirait-il ? Ce n’est pas ce choix que vous me proposez.
— Bien sûr ! Mais c’est le choix qu’Ulrich leur a posé, c’est joué d’avance, lui asséna-t-il d’un ton fataliste, assez logique pour forcer le Chasseur à hocher de la tête. Il m’a sûrement accusé d’être responsable des tragédies de 77, d’entraver ses programmes de recherche au nom d’une morale absurde, de ne pas tout céder aux Prussiens comme il le fait ! … Non, j’aurais attendu mieux d’un Bavarois, mais vous Siegfried, vous pouvez me comprendre. J’ai cru entendre notre façon de parler dans votre bouche, n’est-ce pas ?
— En effet, je viens de Linz, répondit-il en essayant de repousser ses mauvais souvenirs de jeunesse, avant de partager leur affection pour leur Autriche natale — ou même leur Empereur, bien plus apprécié par Emil.
Au bout d’une dizaine de minutes, Siegfried ressortit donc du bureau avec une sensation de malaise toujours palpable, au point de lui couper le peu de faim laissée par les effets de sa thérapie.
Il s’était imaginé bien des sanctions de la part du Directeur, mais pas à recevoir une tâche aussi délicate, surtout au retour d’une mise à l’épreuve. D’ailleurs, Siegfried n’était pas assez niais pour ne pas s’interroger sur les propos du Pionnier, de ses accusations envers Ulrich à ses relations avec les premiers chasseurs. L’idée de s’attirer les foudres du vice-directeur lui donnait certes des sueurs froides, il ne le soupçonnait pas sévère au point d’exclure un quatuor si cela signifiait sa condamnation à mort. En revanche, il pourrait nous envoyer à l’asile pour nous faire taire, comprenait-il sans difficulté, avant de se demander s’il avait bien fait d’accepter cette mission d’espionnage. Il ne mettait pas seulement son avenir en jeu, il allait engager celui de ses trois compagnons aussi, et cela le peinait malgré tout le dédain qu’il pouvait ressentir pour Konrad à ce moment-là. Emil prétendait peut-être les protéger, Siegfried n’en gardait aucune garantie si ce n’est la parole de ce vieil homme plein de regrets, partagé entre l’aigreur et le désespoir. En vérité, le Directeur avait bien utilisé la situation difficile de son quatuor, il aurait très bien pu en choisir un autre, la plupart des quatuors ne sont pas sous l’influence d’Ulrich d’après ses propres espions.
Malgré tous ses efforts, le 3ème ours n’arrivait plus à démêler le vrai du faux, au point de ne plus savoir quoi annoncer à ses compagnons, ni comment l’expliquer. Le simple fait de les réunir dans un coin du château à la même heure lui semblait impossible, Konrad et Jachym trouveraient un prétexte pour proposer leurs horaires, jusqu’à tous les ridiculiser. Il se voyait déjà jouer les messagers de cour de récréation, comme s’il n’avait pas mieux à faire de son côté, là où ses pairs le faisaient en quelques mots lancés dans le réfectoire. Quand il franchit le seuil de la cantine, Siegfried les aperçut d’ailleurs chacun de leurs côtés, en train de le dévisager dès son entrée, pendant qu’Alaric lui désignait la place libre entre lui et Jordis — la 8ème et seule ourse du Département.
Par chance, il y a une journée d’entraînement collectif la semaine prochaine, se rassura-t-il en traînant des pieds vers les plateaux, déjà écrasé par sa matinée.
Pourquoi fallait-il que ça tombe encore sur moi…
« Un caveau perdu dans la montagne… un putain d’enfer construit au paradis. Voilà ce qu’ils en ont fait, et voilà pourquoi ils nous destinent à mourir ? Pour une prétendue gloire dont notre pays nous prive ? Nous avons affronté assez de cauchemars au nom de leurs rêves ! Leurs belles promesses ne ramèneront pas nos morts ! »
Ewald durant la dernière réunion des premiers chasseurs, repaire secret des chasseurs, Mondlicht-Turm, quelques jours avant l’expédition tragique d’Emil, été 1877.
Première série d'extraits de la partie 2 du Pavement des Enfers (il y aura 2 série, environ 10p par extrait) :
William mène une terrible révolution à Kiel contre le RFA, aux côtés de Rausa et du trio Samara
Maria rencontre une flamme noire dans les forêts du Gévaudan, elle la suit vers l'inconnu
Arcturus profite d'un spectacle de danse nouvelle à l'Arthurie Karnali, avec ses Springs
Alessia et la Dolce Lupe sont attaquées par les armées du Prophète, Ezio essaie de la défendre.