Chapitre II - La Tour au clair de lune - Jachym

Notes de l’auteur : Bonjour, j’espère que vous allez bien et cette scène vous plaira.
J’espère aussi que vous avez apprécié Jachym et les Renards, mais si ça n’est pas le cas, vous aimerez peut-être davantage Siegfried et les Ours la prochaine fois. Ce sera d'ailleurs l’occasion de rencontrer le directeur du RFA, Emil, et sa mission spéciale pour le 3ème quatuor.
Quoi qu’il en soit, ce sera la dernière publication de ce récit avant un petit moment (peut-être publierai-je le chapitre suivant, avec le groupe réuni). Au lieu de ça, je publierai 7-8 extraits de la seconde partie du Pavement des Enfers (10p chacun environ). Je vous communiquerai l’ordre et les noms de ces extraits en note d’auteur.
N’hésitez pas à commenter et à en parler autour de vous.
Portez-vous bien et à dimanche prochain (ou lundi maximum).

À l’inverse, Jachym avait passé une excellente nuit à son retour à la Mondlicht-Turm, après un petit apéritif très calme entre Renards.

Alors il sommeillait toujours aux alentours de 7 h du matin, lorsqu’il sentit quelque chose lui chatouiller le bout du nez, jusqu’à ce qu’il finisse par ouvrir les yeux. T’as pas entendu la petite clochette, sourit Karolina, la 6ème renarde avec une grande plume à la main, celle qu’elle portait souvent dans ses cheveux après l’avoir prise sur son premier mutant. Bien entendu, Veit était présent lui aussi, déjà en train de fouiller dans la chambre sans prêter attention à la mine surprise de son ami embrumé.

— Tu n’as rien à dire, cette fois ? Pas même un nom d’oiseau pour celui-ci ? demanda-t-elle en désignant le 4ème renard du doigt, toujours en peignoir, au grand amusement de Jachym.

— Non, ça changerait rien de toute façon. J’ai abandonné l’idée de vous apprendre la politesse…

— Pour ma défense, je sortais des douches quand je l’ai croisé sur le pas de ta porte, avec la main sur le loquet. Tu devrais me remercier.

— C’est vrai ça, tu devrais la remercier. J’aurais pas pris la peine de te réveiller, sauf pour te demander qu’est-ce que c’est que cette merde ? ajouta Veit en sortant la corne de l’ours mutant du petit sac où Jachym l’avait rangée. Il y a des poubelles exprès pour ça, tu sais, avec de très jolies verrières, ça s’appelle des présentoirs, je crois.

— Et il y a un mot pour les emmerdeurs de bon matin, mais je l’ai oublié, ironisa-t-il sous les rires de ses camarades, avant de se lever pour se préparer à rejoindre les douches.

On se retrouve dans le salon, conclut Karolina en quittant la chambre, non sans leur rappeler de se dépêcher, car il y avait fort à faire aujourd’hui.

Cela se lisait sur certains de leurs visages d’ailleurs, les Renards étaient nerveux à cause de cette assemblée censée les rassurer sur le rôle de leur classe. Depuis l’arrivée des Vipères, leur rôle au sein des quatuors avait été bouleversé, parfois éclipsé par les capacités de ces dernières, si ce n’est remplacé. Plusieurs d’entre elles étaient même d’anciennes renardes, comme Elvira, alors l’avenir des camarades de Jachym semblait menacé. Et il était le premier à le répéter à Veit, une fois sur le chemin des douches masculines : elles vont nous reléguer au rang d’artilleur. Pourtant les Renards jouissaient autrefois d’une place de choix parmi les trios, ils étaient les experts en matière de LM ou de chimie, les conseillers des Ours et des pisteurs de mutants aux capacités quasi magiques. Dès sa première semaine au château de Prague en tant que simple recrue, Jachym avait donc choisi d’intégrer cette classe si prestigieuse, si exigeante, mais surtout si prometteuse vu ses savoirs uniques. Le choc cinétique était certes impressionnant, c’était une façon d’utiliser les échos parmi d’autres, c’était un début vers beaucoup plus, tout comme les cours de sciences nouvelles qu’il découvrit à cette occasion. Si les Ours et les Aigles recevaient une formation de base en matière de mutation, les Renards devaient aussi étudier la chimie nouvelle afin de concevoir leurs pièges, leurs explosifs, parfois leurs remèdes faits sur le terrain. Alors pour un fils élevé par une mère misérable dans les faubourgs de Prague, c’était une voie royale, c’était l’ascenseur social idéal dans cette société où le LM prenait une importance capitale.

Seulement ces Vipères furent annoncées peu de temps après ses premières chasses, puis présentées comme une sorte de chasseur amélioré, capables de manipuler les échos avec beaucoup plus de sensibilités. Bien sûr, Jachym s’empressa d’aller postuler auprès de Friedrich afin d’intégrer les parcours de sélections, une vulgaire formalité vu ses excellents résultats a tous les exercices depuis son arrivée à la Mondlicht-Turm. Car c’était un vrai travailleur depuis toujours, dans les études comme à l’entraînement, même si la vie ne lui avait jamais donné la chance de le prouver — hormis envers sa chère mère. Pourtant il fut refusé après tous ses efforts, recalé pour des tests stupides, tel celui de la plaque noire où il crut discerner un lieu, sans silhouette ni mouvement. Comment peut-on prétendre juger la capacité de quelqu’un avec ça, s’était-il agacé à la sortie de cette injustice, avant de vouer une rancœur particulière à l’encontre des Vipères, ces petites parvenues

Alors il n’était pas dupe de cette assemblée, elle n’était pas de bon augure pour leur avenir à tous, malgré les bonnes paroles de son ami.

— Nous savons encore nous rendre utiles. Tu es trop pessimiste, comme d’habitude, lui promit Veit pendant qu’ils finissaient d’enfiler leurs uniformes devant les grands miroirs du vestiaire, parmi les autres retardataires. Nous trouverons une solution dans notre atelier.

— C’est justement ce que je veux éviter, nous voir remiser à l’atelier. Ce n’était pas la promesse du RFA, ou pas la seule en tout cas, soupira-t-il sous les sourires de son autre voisin : Faas, le 1er renard et le plus jeune des premiers chasseurs — du moins, ceux toujours en vie.

— Il rêve de grands pouvoirs, de l’homme nouveau forgé par le LM… sourit-il en finissant de boutonner son col, avant de poser une main fraternelle sur l’épaule de son collègue. Les Vipères ne sont pas si extraordinaires, peut-être un peu plus proche de l’atteindre que nous, mais c’est tout. Tu ne te débrouilles pas si mal, Jachym, même si ton choc cinétique manque un peu de… flamboyance. Ça viendra, ne t’en fait pas !

— Je ne parle pas de pouvoirs comme celui-ci… et mon choc brille par sa précision soit dit en passant, dût-il prendre la peine de rappeler, tandis qu’il essayait de rassembler ses mots. Friedrich prétendait que les Vipères pourraient développer des mutations particulières, capables de leur offrir des capacités… imprévisibles, il n’arrivait pas à le définir clairement. Je parle de ça, de cette promesse d’être privilégié pour incarner l’Humanité Nouvelle…

— On devrait parler d’autre chose d’ailleurs, ça sert à rien de te laisser ruminer. De toute façon, on va bientôt être fixé, résuma Veit lorsque leur instructeur entra dans le vestiaire, de bonne humeur comme toujours.

— Dépêchez-vous les filles ! Vos copines sont déjà prêtes, lança Felice à ses hommes, avant d’ajouter qu’il les trouvait déjà toutes très belles aujourd’hui, surtout Veitalina.

Sur ces mots, Jachym finit de se préparer pour aller retrouver Karolina et quelques collègues dans le salon, puis se rendre au réfectoire où il mangea avec le 6ème quatuor.

Souvent, il prenait son repas en compagnie de Veit, son meilleur ami, seulement les autres membres du 4ème n’étaient pas aussi agréables que la mascotte des Renards. Siegfried était bien sûr entre deux Ours, ceux du 8ème et du 12ème, tous deux avec leurs partenaires ; quant à Nora, elle n’était jamais trop loin d’Elvira, par peur de se retrouver seule. Konrad n’est pas là, finit-il par remarquer au bout d’une dizaine de minutes, quand Karolina lui désigna le pas de la porte en souriant, cet imbécile aurait été retrouvé en train de cuver chez les Vipères. Encore une fois, son aigle le couvrait de ridicule, ce n’était pas avec ce genre de boulet que le 3ème Renard pouvait espérer progresser — et Siegfried n’en pensait pas moins. Heureusement, les membres du 6ème s’empressèrent de le rassurer, en lui rappelant que ses efforts ne passaient pas inaperçus aux yeux des officiers, surtout à ceux de Felice. L’instructeur des Renards était en effet très à l’écoute de ses compagnons, de leurs aspirations ou de leurs ambitions, comme le ferait un grand-frère là où Othon faisait plutôt figure de mentor. Cet ancien mercenaire vénitien était d’ailleurs plus jeune, son entrée au service d’Emil remontait à 1867, à peine quatre ans avant la fondation du Département, même s’il eut le temps d’affronter ses premiers dangers durant cette période. Felice n’avait alors connu que la chasse puis le RFA, rien de plus que ses chasseurs dont il partageait bien des manières ou des rêves, y compris celui de s’y épanouir, voire celui d’un jour en partir pour une vie paisible. Il semblait d’ailleurs avoir commencé à s’y préparer, puisqu’il avait déjà conquis le cœur de la femme avec qui partager cet avenir, à savoir la jeune instructrice des Vipères, Yazmina. Bref, nous sommes entre de bonnes mains, conclut Karolina tandis qu’ils partaient ranger leurs plateaux, afin de se diriger vers la grande salle de congrès située au premier étage d’un des beffrois.

Répartis par classe selon leur numéro, les chasseurs occupaient à peine un cinquième de cette grande salle où se pressaient les savants et les officiers, sous les regards des responsables du Département Impérial : Emil, Ulrich, Friedrich et Erwin von Scharnhorst — un membre de l’État-Major allemand. L’ambiance était solennelle, digne d’une messe à entendre les haut-parleurs cracher les hymnes allemands et autrichiens, mais Jachym n’était pas dupe, il voyait les nombreux regards octroyés aux Vipères par le personnel du RFA. C’est mauvais signe, se répéta-t-il avant de jeter un œil vers l’estrade où Emil semblait déjà lassé, à la surprise du 3ème renard. Ses trois autres compères paraissaient pourtant enthousiastes, un peu nerveux dans le cas du vice-directeur, toutefois ça n’avait rien de comparable avec l’ancien Pionnier.

Il serait vraiment en conflit avec Ulrich, s’intrigua Jachym en ressassant les rumeurs dont Faas lui avait parlé, au sujet d’engueulades entre ces deux scientifiques éminents.

— Veit, tu sais pourquoi Emil tire la gueule ? confia-t-il au 4ème renard à ses côtés, en train de regarder les mouches voler comme un parfait touriste — et comme le jour de leur rencontre.

— … Aucune idée, c’est pas la première fois cela dit. Tu te souviens de sa tête il y a deux ans, le jour où Ulrich est arrivé aux commandes ? Il était dégoûté, le vieux… et je le comprends volontiers. Il avait pas prévu de se faire coller un surveillant par les Empereurs.

— Ce serait en rapport avec les réformes à venir… Il n’a peut-être pas eu son mot à dire, reconnut-il même s’il restait curieux des nouvelles directives fixées par Ulrich, au point de se tourner vers une collègue de confiance : Amélia, la 2nde renarde. Tu aurais entendu quelque chose à propos de ces réformes ?

— Ulrich va annoncer la suppression des Renards.

— Pardon ? lâcha-t-il par réflexe, sous les sourires taquins de sa camarade, bien obligée de lui répondre qu’elle n’en savait rien… Vous savez, vous feriez tous d’excellents renards si on était dans une fable !

— Et tu ferais un merveilleux corbeau ! ironisa-t-elle lorsque les haut-parleurs s’arrêtèrent soudain de chanter, emportant la salle dans le silence.

Alors Emil se leva de son siège afin de déclamer une courte introduction, avec son regard fixé sur quelque chose au fond de la salle, sans la moindre once d’âme comme toujours.

Malgré tout, cela resta plus passionnant aux oreilles de Jachym que le discours barbant d’Erwin sur les attentes de l’Armée vis-à-vis de la Mondlicht-Turm, puisqu’il n’y avait rien de bien nouveau. Dès son arrivée au château de Prague, dans une cour d’honneur remplie d’uniformes militaires, il avait compris la possibilité de se retrouver un jour sur un champ de bataille, à chasser des proies très différentes. Seulement Jachym n’était pas comme Nora, il se fichait bien du sort de ses ennemis, cela n’importait plus une fois face à face. Il fut donc beaucoup plus intéressé par le discours de Friedrich sur les dernières avancées scientifiques, là où Konrad et Siegfried eurent presque envie de s’endormir, pendant que lui bouillait de frustration. Les Vipères concentraient toutes les attentions des savants, et les Renards paraissaient ne plus bénéficier d’études sérieuses, à peine des miettes laissées par leurs rivales considérées comme un prototype du chasseur nouveau.

C’est normal, elles sont plus récentes, chuchota Veit quand il voulut lui transmettre ses impressions, avant de lui désigner la mine étrange d’Emil. Ils ne l’avaient alors jamais vu dans cet état, à la fois concentré et nerveux au point d’en serrer les poings, de se frotter les doigts comme s’il hésitait à se ronger les ongles. En vérité, Jachym était bien incapable de savoir s’il désapprouvait les avancées de Friedrich, ou s’il était au contraire impatient d’en apprendre davantage. Pourtant les rumeurs prétendaient que le directeur était à l’origine de la fermeture temporaire du Programme Vipère, avant qu’Ulrich ne le contraigne à le rouvrir au nom des objectifs fixés par le Kaiser. Il est peut-être inquiet lui aussi, en conclut le 3ème Renard pendant que Friedrich terminait sur le potentiel des Vipères, maudites soient-elles. Heureusement, le discours d’Ulrich vint faire taire le pessimisme de Jachym, en insistant sur le recrutement prochain d’une nouvelle série de trios classiques, avec leurs renardeaux. En revanche, la suite des annonces fut bien plus difficile à entendre pour les chasseurs, puisqu’il s’agissait de nouvelles mesures censées limiter leurs prétendues excentricités

Dans le secret de leurs quartiers, ces derniers jouissaient en effet d’une grande liberté d’opinions ou de cultes, sans parler de la très large gamme d’effets personnels autorisés — presque tout. Les chambres des Renards pouvaient ainsi se transformer en véritables laboratoires, en plus de leur grand atelier commun, pendant que les Aigles se livraient une compétition permanente, parés de trophées récoltés sur leurs proies. Ces derniers n’étaient pas les seuls à adopter cette pratique, à tel point que les officiers ressentaient de la méfiance, parfois de la peur à l’égard de ces surhommes arborant des armes à côté de leurs médaillons de crocs, leurs tatouages ou leurs porte-bonheurs bizarres. Cette nuit même, des soldats rapportaient avoir entendu des membres du 15ème quatuor entonner des chansonnettes dérangeantes, tandis qu’ils effectuaient chacun leurs tours de garde sur les murs. Seuls les Ours semblaient innocents dans toute cette affaire, même si les discours dissidents s’y entendaient de plus en plus, ça n’était rien comparé aux Vipères. Vous l’avez pas volé, se réjouit d’ailleurs Jachym, en écoutant Ulrich fustiger leurs mauvais comportements envers les savants ou les officiers. Le vice-directeur devait donc agir afin de rétablir la discipline, sans pour autant s’aliéner les chasseurs dont le Kaiser attendait beaucoup, surtout si une guerre devait éclater contre l’alliance franco-anglaise.

En bref, il allait chercher à restreindre certaines de leurs libertés en échange de quelques avantages, rien de très passionnant en soi, même si Jachym ne crachait pas dessus.

— Tu vois, tout s’est bien passé, lui fit remarquer Veit une fois l’assemblée terminée, sans convaincre son ami toujours pensif, troublé par le traitement de faveur des Vipères.

— Ulrich a parlé d’un chasseur nouveau pour correspondre à la société de l’Humanité Nouvelle… C’est étrange comme formulation, on dirait qu’il voudrait nous préparer à accepter quelque chose de trop… nouveau pour l’Humanité de maintenant, ne put s’empêcher de ressasser Jachym sans parvenir à discerner le sens de ces mots, sauf après les avoir répétés. On ne parlait pas autant de société autrefois… nous devions protéger la population et sa prospérité par le LM. Qu’est-ce que tout cela peut bien signifier ?

— La population, la société, la prospérité, c’est des grands mots pour nous autres. Moi je connais la chasse, la Mondlicht-Turm, le 4ème quatuor… Bref, on va pouvoir aller se défouler à l’entraînement, ça va nous faire du bien après tout ce blabla, conclut-il lorsque Felice se leva pour guider ses hommes vers la sortie, puis vers l’autre beffroi où se trouvait le petit tunnel menant au gymnase souterrain.

Couvert de terre battue, celui-ci faisait la taille d’un terrain de football réparti en quatre espaces de duel et un parcours d’examen, avec quelques bancs pour se reposer près des casiers ou du stock de bouteilles d’eau.

À l’inverse des deux autres situés à l’intérieur du beffroi, ce grand gymnase permettait donc aux chasseurs d’exercer leurs capacités surhumaines, de libérer leurs échos de LM au gré des combats comme s’ils étaient en situation réelle — ou presque. Pour la plupart d’entre eux, il s’agissait plus ou moins d’une cour de récréation, où chacun pouvait dépasser ses limites dans des affrontements acharnés, essayer ses nouvelles bottes secrètes ou éveiller de nouveaux pouvoirs. Alors même si Jachym n’était pas dans la première série de combattants, il prit plaisir à commenter les duels en compagnie de ses collègues, quand ils n’écoutaient pas la formation des Renardeaux. Car le cours d’aujourd’hui était important pour les recrues, il concernait l’art de la chasse emblématique de leur école, à savoir le choc cinétique — celui dont Jachym usa contre l’ours mutant de Drabsko. En plus d’être un atout majeur en combat, cette technique faisait en effet la fierté de leurs aînés, à la fois pour la sensation de puissance brute de son souffle et pour la beauté de ses échos, toujours de la couleur des yeux de son porteur — avec une teinte plus claire due à la proportion de LM blanc dans la thérapie des Renards.

Assis dans un coin de la caverne, ils écoutaient les consignes de Felice en jetant des regards nerveux au monolithe dressé sous une sorte d’arcade, un grand menhir de marbre blanc couvert d’inscriptions. Découvert dans cette caverne par Emil, il était fait de santomarbro, un étrange minerai dont le RFA ne savait quasiment rien, hormis la présence d’atomes propres au LM d’Orient. Personne ne connaissait la provenance de ce monolithe ni son utilité première, toutefois sa sensibilité aux échos la rendait bien utile aux chasseurs en devenir, surtout pour les Renardeaux. Je me rappelle la première fois où tu as réussi à le lancer, se remémorait Karolina sous les sourires gênés de Jachym, bien conscient d’avoir un peu trop fêté son exploit ce jour-là. Après de nombreux essais passés à fixer les inscriptions du monolithe, il avait enfin fini par ressentir ce sixième sens tant vanté par ses aînés, cette sorte de respiration venue des tréfonds de son esprit, ce mélange de goût et d’odorat sans saveur, mais gorgé de sentiments. Plus il concentrait sa pensée sur ces sensations, plus elles faisaient bouillir ses émotions en retour, et plus il se sentait ainsi prendre le dessus sur elles, au fur et à mesure qu’elles rejoignaient son corps. Alors au bout d’un moment, il sentit cette force lui appartenir, lui crépiter sous les paupières, avant qu’il ne les ouvre pour déchaîner une vague d’énergie contre la pierre imbrisable du monolithe. Pour son premier choc cinétique, Jachym n’avait même pas senti le besoin de l’accompagner par un geste de son épée comme la plupart de ses collègues, il avait fait comme Yerri ou les autres premiers renards. Emporté par la joie, il n’avait pu retenir un cri resté dans les mémoires de ses camarades, assez pour que Karolina en ricane encore aujourd’hui. J’espère qu’ils sauront mieux se tenir même si je leur souhaite autant de réussite, renchérit-elle à la vue des six recrues venues se placer devant la pierre, lorsqu’un sifflement se mit à résonner dans toute la caverne.

Avec le sabre à l’horizontale au-dessus de sa tête, Veit aspirait l’air dans sa lame gorgée d’échos grisâtres, au point de former comme un tourbillon capable d’attirer Otilia — la 5ème Renarde. Elle avait beau essayer de résister à la pression, ses pieds glissaient sur le sol sans jamais vraiment le toucher à cause de la pellicule du vent, tandis que le tranchant de son adversaire se rapprochait de plus en plus. Pire, le sifflement l’empêchait de réfléchir tant il perçait ses tympans, tant il saisissait son cœur de peur, jusqu’à la forcer à fermer les yeux. Mais la renarde hongroise n’était pas vaincue pour autant, et lorsque Veit crut abattre le coup de grâce, un grand choc de lumière turquoise repoussa les combattants aux extrémités du terrain. Elle s’en est sortie de justesse, sourit Jachym en voyant Otilia se redresser dans un voile de brume bleutée, prête à repartir au combat quand Veit changea de posture sous les yeux surpris de ses camarades : non, il ne va pas tenter de la reproduire. Pourtant le 4ème Renard aligna ses talons, assez écartés pour dessiner un triangle avec ses jambes, pendant qu’il ramenait sa lame contre son torse, la pointe vers le bas. Alors une chappe de brume commença à s’agréger au-dessus d’Otilia, jusqu’à former ce nuage d’énergie, au rythme des échos concentrés dans les yeux de Veit. Il y est presque, se réjouit Karolina lorsqu’il ouvrit les yeux en baissant sa lame, afin de faire tomber cette chappe d’argent sur la 5ème Renarde résolue à encaisser le choc.

Toutefois les échos glissèrent sur elle comme l’eau sur la roche, si bien qu’Otilia ne put s’empêcher de rire à cette caresse, au point de pousser Veit à jeter un regard déçu vers son meilleur ami, les bras ballants.

— Tu n’es pas près d’égaler Yerri ! lui sourit Jachym, avant de reconnaître sa très belle tentative. Il n’était pas loin de réussir à refaire l’Enclume, je ne sais pas si j’y serais arrivé aussi bien, confia-t-il à sa voisine, bien d’accord avec lui pour avoir déjà essayé de la reproduire. Et tu n’étais pas très loin non plus, mais il faut croire que Yerri était très, très doué. Nous avons déjà du mal à refaire ce qu’il a inventé par lui-même…

— C’est vrai, pourtant ça n’a pas suffi. Je me demanderai toujours comment son trio a pu être vaincu, aucun mutant ne pouvait leur résister.

— … Ils auraient été confrontés à plusieurs d’entre eux. Il y a des situations dont aucun chasseur ne peut se sortir, compatit Jachym, en se remémorant les moments vécus ici avec les deux renards disparus, son regard porté vers Amélia et Faas en train de patrouiller entre les duels.

— Cette année 77 restera dans l’histoire comme la pire du RFA… Dix chasseurs de leur trempe perdus en quelques mois… deux trios annihilés…

— À une époque, j’en venais presque à douter de leurs morts tant ça me semblait impossible. Ils étaient tous partis ensemble, à la même expédition. J’ignore ce qu’ils ont affronté là-bas, mais ça devait être… à la fois impitoyable et terrifiant.

— Faas ou Felice n’ont jamais voulu en parler, et Amélia… elle devient très mélancolique dès que l’on s’y essaie. J’ai eu beau lui proposer d’en parler à plusieurs reprises, avec des mots différents, rien à faire… Même Faustin s’y est cassé les dents.

— Pourtant c’est le frère de Hans et Yerri. Il a le droit de savoir… soupira-t-il, troublé à l’idée de cette expédition si tragique et, surtout, si mystérieuse. Elle ne t’a même pas révélé l’endroit où cela se serait passé ? Les informations de l’époque n’ont jamais dit où ils avaient disparu, elles parlaient de galeries infestées de mutants chez les Turcs, sans plus de précision, rappela-t-il malgré les aveux toujours négatifs de Karolina. C’est… dommage.

— … Dis-moi, Jachym, penses-tu qu’Emil puisse nous avoir menti ? finit-elle par lui demander, l’air d’avoir conservé ce doute depuis plusieurs semaines.

Seulement le 3ème Renard ne savait quoi lui répondre, si ce n’est un soupir devant cette question insoluble, car même si je l’en soupçonne capable, ça ne signifie pas que c’est le cas.

En revanche, il était le premier à admettre l’étrangeté du récit officiel fourni par les autorités de la Mondlicht-Turm, et plus spécialement celle du directeur à la tête de cette expédition tragique. Beaucoup de zones d’ombres subsistaient sur le déroulé de la mort des premiers chasseurs, dont la mémoire ne jouissait d’aucune pierre tombale, pas même une inscription dans la cour d’honneur. Durant cinq ans, les six trios avaient néanmoins exterminé plus d’un millier de monstres, exécuté la moitié de criminels dégénérés et stoppé le tiers en cartels clandestins. En clair, ils avaient porté le RFA à bout de bras, quadrillant les deux Empires sans relâche au péril de leurs vies, jusqu’au sacrifice ultime, jusqu’à même disparaître de la mémoire officielle du RFA. Une telle injustice paraissait impossible aux deux renards, trop improbable pour ne pas cacher une vérité douloureuse, peut-être dangereuse.

Nous devrions essayer d’en apprendre plus, proposa donc Jachym à sa collègue du 6ème quatuor, bien motivée à l’idée d’accepter, mais à une condition.

— Si nous venions à découvrir un mensonge, je refuse de le propager à mon tour, pareil pour un secret. Nous dirons toute la vérité à nos camarades, insista-t-elle sous les approbations de son ami, déjà en train de réfléchir à une première piste.

— Hormis Faas et Mélia, il n’y a pas trente-six personnes au parfum dans cette affaire ni trente-six façons d’apprendre la vérité, j’y ai déjà réfléchi une fois. Si on oublie l’idée suicidaire d’aller fouiller des documents classifiés dans le bureau d’Emil, sachant qu’il n’y en aura peut-être aucun, nous devrons nous contenter des témoins ou de leurs proches. D’abord, Ulrich et ses gars étaient encore tenus à l’écart en ce temps ; ensuite Emil ne dira rien, les autres des deux premiers quatuors non plus, Othon et Yazmina c’est même pas la peine d’essayer… Il ne reste qu’un seul candidat valable, résuma-t-il quand le principal concerné siffla la rotation des duels. Je poserai quelques questions à Felice quand il me fera passer le parcours, je suis sur la liste d’examen ce matin.

Sur ces mots, Jachym et Karolina partirent enfiler leurs protections avant d’aller croiser le fer, cette fois sous les commentaires toujours très taquins de Veit et de leurs autres compagnons.

Pourtant leur duel fut assez impressionnant pour attirer l’attention de Faas, jusqu’à même stopper les autres combats lorsque le 3ème renard libéra trois chocs cinétiques à la chaîne, trois lames de brume ocre qui soulevèrent la terre battue. Bien sûr, Karolina connaissait la faiblesse de la technique fétiche de son ami ; alors elle s’empressa d’opposer son choc à l’une des trois vagues, avant de s’engouffrer dans la brèche en profitant du nuage d’échos pour surprendre Jachym. Mais il n’était pas dupe lui non plus, il savait bien comment sa camarade allait saisir cette perche qu’il venait de lui tendre, et il s’apprêtait déjà à la recevoir quand Karolina surgit de son brouillard bleuté. Ils devaient en être à la 3ème minute de leur duel, toutefois ils gardèrent ce rythme effréné sur plus d’un quart d’heure, d’attaque en contre-attaque, jusqu’au nouveau coup de sifflet de leur instructeur. Tu ne perds pas la main, le félicita sa collègue tandis qu’ils partaient prendre un peu de repos, avant la session d’évaluation prévue pour Jachym, Veit et deux autres renards.

Dès l’entrée du petit cortège de savants dans le gymnase, les quatre chasseurs se dirigèrent vers le parcours en train d’être finalisé par les assistants de Felice, non sans attirer les regards de leurs cadets. Car les sept épreuves de l’examen étaient exigeantes même pour des soldats augmentés, elles nécessitaient autant de concentration que d’effort physique. L’épreuve de course était ainsi une succession de sprint entre des haies plus ou moins hautes, plus ou moins larges ; celle de force requérait de soulever des poids dans un ordre annoncé au hasard sur un tableau, avec des prises volontairement mal-ergonomiques pour les doigts ; celle d’agilité obligeait le chasseur à se déplacer sur les poutres pour éviter les balles de peinture, tout en sautant au passage de la corde venue ratisser ses appuis toutes les trois secondes. Évidemment, le parcours passait par un stand de tir, puis un mannequin couvert d’une armure presque impénétrable, sauf pour les escrimeurs les plus précis et les plus rapides, la plupart des tests se faisant contre la montre. Après tous ces efforts, le chasseur arrivait enfin devant la table occupée par les savants, pour accomplir un choc cinétique sur un mur spécial, entre autres petits exercices sur son ressenti des échos de LM autour de lui. Bref, personne n’avait jamais envie de lever la main quand Felice demandait un volontaire, sauf ce jour-ci.

Je vais passer en premier, j’ai peur de refroidir après mon duel, annonça Jachym avec l’espoir de pouvoir interroger son instructeur après l’examen, en plus de le mettre de bonne humeur. De toute façon, le 3ème renard connaissait bien ce parcours, il n’avait aucune appréhension à l’idée de bientôt se lancer sur la piste, même s’il se sentait toujours mal à l’aise juste avant le signal. Une fois libéré par Felice, il ne rencontra d’ailleurs aucune difficulté à terminer ses deux tours en un temps très satisfaisant, puis à esquiver le moindre projectile sans tomber des poutres, au point de se permettre quelques voltiges durant ces deux minutes intenses. Seulement Jachym n’était pas le plus robuste des Renards, et sa mauvaise prise du poids de 90 kg comme les deux haltères de 40 à bras tendus lui coûtèrent quelques secondes par rapport à son objectif personnel. Toutefois il lui resta assez d’énergie pour briller sur les prochains exercices, abattant dix-huit cibles sur vingt, transperçant le mannequin pile dans les interstices de l’armure, jusqu’à parvenir devant les savants pour sa partie préférée. Jachym n’avait peut-être pas développé sa variante du choc cinétique, il maîtrisait cependant la forme classique de cet art de la chasse à la perfection, surtout s’il s’agissait d’être le plus précis et puissant possible. Alors il prit le temps d’assembler ses échos dans sa lame plus que dans ses yeux, de manière à canaliser au mieux la trajectoire du souffle doré bientôt libéré. Et celui-ci vint percuter le mur avec assez de force pour faire trembler la table des savants surpris, presque choqués par cet éclat de puissance brute, sous les commentaires amusés des autres renards.

Sitôt les tests de sensibilité aux échos expédiés, Jachym put ainsi retourner auprès de Felice avec le sourire du devoir accompli, assez réussi pour le rendre fier de son élève.

— 86 sur 100 ! À ce rythme-là, tu pourras bientôt me remplacer comme Faas ou Amélia ! T’as intérêt à en faire autant, Veit. T’as ce niveau toi aussi, plaisanta-t-il en donnant une tape dans le dos du 4ème renard, l’air de l’envoyer à l’examen.

— Pourquoi moi ? voulut se défendre le meilleur ami de Jachym, sans s’attendre à être trahi si vite par ce dernier.

— Tu pourras te moquer des prochains plus sereinement, vois-le comme ça, l’encouragea-t-il afin de pouvoir prendre sa place sur le banc, près de leur instructeur réduit au rang de simple observateur pour cet examen.

Bref, c’était le moment idéal pour amorcer une discussion privée avec un air innocent, à condition de trouver les mots pour délier la langue de Felice au sujet des chasseurs disparus.

Or ça n’était pas si simple, puisqu’il n’avait pas le temps d’attendre le bon prétexte s’il voulait ses informations maintenant, il fallait forcer la discussion sans subtilité ou mettre les pieds dans le plat. Au vu du caractère de son instructeur, Jachym préféra l’option la plus honnête, quitte à révéler ne pas être le seul à douter de la version officielle du RFA — même s’il évita de mentionner le nom de Karolina. Malheureusement, Felice ne se montra pas plus loquace que les autres, il botta en touche sans le moindre sous-entendu, prétendant ne pas avoir été présent durant l’expédition tragique de 1877. C’était en effet le cas, Jachym le savait déjà, toutefois il restait certain du fait que cet ancien mercenaire d’Emil connaissait plusieurs des réponses à ses questions, au moins les plus simplissimes d’entre elles. Alors perdu pour perdu, il essaya d’insister sur les détails les plus banals, afin de vérifier s’il ne cachait pas un ou deux secrets.

Le RFA ne nous a même pas communiqué le lieu exact de leur mort, fit semblant de croire Jachym, d’un ton assez innocent pour que Felice s’en étonne.

— Bien sûr que si, c’était dans des montagnes près de l’Arménie, répliqua-t-il sous les acquiescements silencieux du 3ème renard, certain d’avoir entendu parler de tunnel chez les Turcs mais pas d’Arménie en particulier. Et puisque tu es si obstiné, je vais te faire comprendre pourquoi c’est secret… C’est un endroit stratégique, un truc de souverains. Je peux pas te balancer leur tombe, sinon ça pourrait déclencher une guerre instantanée entre des pays et mettre le RFA dans le pétrin, sans parler de la colère d’Emil et d’Ulrich. Ils ne le pardonneraient pas, même à moi ou à toi.

— Le genre de mutant qu’ils ont affronté, il ne doit pas être secret défense. Tu dois bien le savoir, non ?

— … Pourquoi tu tiens tant à l’apprendre ?

— Parce que c’étaient nos camarades… et parce que je pourrais me retrouver à leur place un jour, avec Veit et les autres.

— Non… non, ce genre de désastre ne se reproduira jamais, promit Felice sans être capable de le lui dire dans les yeux, comme s’il était le premier à en douter, au point de pousser Jachym à s’acharner sur cedit genre de désastre. Arrête, ça ne sert à rien de déterrer ça, de remuer le couteau dans une plaie encore vive pour certains de nous… Si jamais cela devait devenir si important, nous vous le dirons, mais ça n’est pas nécessaire, ni aujourd’hui ni demain.

— Très bien, je vais me contenter de ça. Je comprends qu’il s’agit d’un souvenir trop douloureux pour vous tous, merci d’avoir accepté de me répondre sans… hostilité.

— Je ne vais pas t’empêcher de chercher la vérité ni, te le reprocher, même si je te le déconseille… Tu as mieux à faire, comme regarder l’autre imbécile te mettre deux secondes d’avance, conclut Felice sous les airs surpris de Jachym, bien obligé de tourner la tête pour vérifier le chronomètre de Veit.

Une fois devant le stand de tir, le 4ème renard parvint même à toucher dix-neuf cibles sur vingt au prix d’un centième de seconde supplémentaire, puis à faire aussi bien que son ami sur le mannequin en armure, et à peine moins bien sur le choc.

Mais Jachym se savait déjà battu, puisque Veit était l’un de ses collègues les plus sensibles aux échos, au point d’emballer le test en battant son record personnel. 89 sur 100, annonça-t-il avec un grand sourire à son copain stupéfait, presque un peu dégoûté au fond de lui — encore plus que ne l’aurait été Konrad. Il faudra faire mieux la prochaine fois, pensa-t-il en prenant sur lui pour féliciter son ami, sans rancune, avant de le défier en duel pour se mesurer à sa forme olympique. Toutefois ce combat comme les suivants ne suffirent pas à chasser ses doutes de son esprit, au contraire.

Jachym ne pouvait s’empêcher de repenser à Yerri quand il apercevait Faas en train de conseiller les renardeaux, il revoyait parfois les échos bleutés d’Ewald lorsque ses camarades aux yeux d’azur libéraient leurs chocs, tout autour de lui. Pire, il était certain de recroiser le visage de Faustin ce midi, à l’entrée du réfectoire autrefois utilisé par ses deux aînés — Hans et Yerri…

Nous leur devons la vérité, soupira-t-il à la sortie de l’entraînement, c’est tout ce qu’il nous reste d’euxet peut-être tout ce qu’il restera de nous…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez