Après le passage de Martin Bidouré, la petite troupe des républicains de Saint-Martin avait pris la route. À la sortie du village, le groupe avait été escorté un moment par ceux et celles qui restaient et voyaient leur mari, leur père et leurs frères aller au combat. Les jeunes enfants s’agrippaient aux vêtements de leurs aînés ou de leur parent, refusant de les laisser partir. Les femmes avaient les joues humides, maudissant le Prince-président et sa politique qui leur arrachait leur compagnon. Les hommes, eux, même s’ils dissimulaient leurs émotions avaient tout de même le cœur lourd. Jean-Baptiste, qui marchait en tête, s’énerva :
— Oh ! vous n’allez pas nous accompagner jusqu’à Draguignan, que diable ! Ce n’est pas comme si nous partions pour dix ans. Nous allons juste flanquer une bonne raclée aux bonapartistes, puis nous reviendrons.
En voyant que ses paroles n’avaient guère d’effet sur le petit groupe, il durcit la voix. Il avait fait six ans de service militaire ; ses réflexes de caporal reprirent le dessus.
— Compagnie, halte ! Vous avez dix minutes de repos. Profitez-en pour embrasser vos proches. On ne va pas dormir là.
La procession improvisée s’était donc arrêtée au pont de la Glacière à quelques centaines de mètres du village. Ce petit vallon encaissé qui ne voyait pratiquement jamais le soleil portait bien son nom. L’humidité ambiante amplifiait le froid déjà présent. Jean-Baptiste avait bien calculé son coup : personne n’aurait envie de s’éterniser ici. Le lieu n’était propice ni aux longues embrassades ni aux discussions sans fin.
C’était le moment émouvant des au revoir. Les femmes avec leur tablier séchaient leurs larmes. Les enfants se tenaient à distance. Ils attendaient que les adultes aient fini leurs accolades. Eux aussi, auront le droit, à quelques baisers furtifs, à quelques gestes tendres et fugaces de ces pères, rudes, sévères et peu démonstratifs.
La mère, Augustine, s’approcha de Jean-Thomas qu’elle serra dans ses bras. Après une très longue étreinte. Elle se dégagea la première, sortit d’une poche de sa robe, une enveloppe. Elle la tendit à son jeune fils et lui dit.
— Tiens, c’est une lettre de ton frère, Auguste-César. Je l’avais cachée, j’avais peur. Si Jean-Baptiste était tombé dessus il aurait pu la mettre au feu.
Jean-Thomas triturait le papier, le retournait et s’apprêtait à le déplier. Sa mère arrêta son geste de la main.
— Non ! tu la liras tranquillement ! Pas maintenant ! S’il la voit… Pas maintenant !
Jean-Thomas était sous le choc, il ne comprenait plus rien. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas de nouvelles d’Auguste-César, il pensait qu’il les avait abandonnés. Tout s’emballait dans sa tête. Il ne savait plus à qui en vouloir : à son père, qui reniait son fils aîné ? À sa mère, qui lui avait caché tout cela en sachant à quel point il souffrait de ce départ ? À son frère lui-même, qui était parti cinq ans auparavant sans prévenir ? Il en tremblait fébrile.
Il rangea précautionneusement la lettre dans sa besace, ce bout de papier qui répondrait peut-être à tant d’interrogations. Combien de fois lui, l’agnostique, avait-il prié pour le retour d’Auguste-César ! Qu’était-il devenu ? Où était-il ? Était-il seulement vivant, tant de questions restaient, jusqu’à présent, sans réponse. Il n’avait qu’une dizaine d’années quand son frère s’était enfui, mais il se souvenait encore de ce jour comme si c’était arrivé la veille. Malgré le chaos qui régnait en lui à ce moment-là, Jean-Thomas s’était forcé à sourire, écoutant sa mère. Elle lui avait raconté, elle s’était tue trop longtemps.
— La vie n’est pas toujours bien faite. Auguste-César est un rêveur, il n’aurait pas fallu qu’il naisse le premier ; il aurait été préférable que ce soit Victorin. Pour ton père, l’aîné devait reprendre le flambeau. On ne discute pas la tradition ; Auguste-César deviendrait paysan. Il voulait voyager. Le ciel de Saint-Martin était trop étroit pour sa soif de découverte. Votre père n’a jamais essayé de le comprendre, alors il a perdu un fils. Même s’il n’aborde jamais le sujet, je sais qu’il en souffre. Je l’aime très fort ce vieux bourru, il est tout pour moi. Malheureusement, pour ça je lui en veux.
Jean-Thomas s’en souvenait comme si c’était la veille. Du départ d’Auguste-César, il avait gardé une plaie vive, béante. Il était heureux que sa mère lui en parle enfin ; les non-dits et les secrets empoisonnaient l’atmosphère familiale depuis trop longtemps. Pourtant, même s’il était rassuré d’avoir enfin de ses nouvelles, il n’était pas certain de tout pouvoir lui pardonner. Il préféra se taire, il savait, le mot de trop pouvait faire mal.
— Après Draguignan, tu iras chercher mon Augustin. Tu pourras faire cela pour moi ? Tu es le seul à pouvoir le ramener ici, tu étais si proche de lui… Une famille ne peut rester séparée indéfiniment. J’aimerais tant vous avoir tous à la maison. Je suis fatiguée, fatiguée…
Elle s’effondra en larmes sur ces mots, elle qui était si forte habituellement. C’était peut-être la première fois que Jean-Thomas la voyait pleurer. Le jeune homme la soutint et l’aida à s’asseoir sur l’herbe brûlée par le gel au bord de la route. Il était abasourdi, mais essayait de ne pas le montrer ; il voulait rester solide, il était fier de cette confiance qu’on lui témoignait.
La voix secouée par des sanglots trop longtemps contenus, elle rajouta :
— Tu liras d’abord la lettre à ton frère Victorin, il est si proche de mon Jean-Baptiste… Il t’aidera. Ton père est trop enfermé dans ses certitudes, mais il doit pardonner à Auguste-César. Il n’est pas mauvais, il faut juste trouver la clé qui ouvre son âme. Je n’y arrive pas toujours.
Jean-Thomas avait tant de questions, mais n’osait pas les poser. L’accablement de sa mère le bouleversait, il ne voulait pas en rajouter à sa peine.
— Pourquoi… ? tenta-t-il, laissant la phrase en suspens.
Augustine, un sourire fatigué aux coins des lèvres, se redressa et s’éloigna. Elle avait assez parlé. Elle se sentait vide, triste et vaguement inquiète. Du bout des lèvres, elle chuchota :
— Revenez-moi, tous les trois, j’en ai assez des chagrins. Soyez prudents ! Il me faut embrasser ton autre frère et ton père maintenant. À bientôt, mon grand, prends soin de toi.
Jean-Thomas, tout retourné, ne savait plus. Il aurait juste voulu partir à la guerre, faire son devoir. À présent, il était chargé d’une nouvelle responsabilité. « Tu es le seul à pouvoir le ramener ici »… Elle était lourde, cette missive dans sa besace. Il brûlait de la lire. Ce n’était qu’un peu d’encre sur un bout de papier, mais c’était bien plus que ça.
Il leva les yeux vers sa mère accrochée au bras de son mari. Elle paraissait fatiguée… Non, Augustine n’était pas encore une vieille dame. Ils se retrouveront bientôt, il pourra parler alors.
Jean-Thomas avait froid à présent, il grelottait, assis, immobile sur l’herbe gelée. Il devait s’activer, cet endroit était malsain, plus d’un ici était tombé malade. Enfin, son père donna le signal du départ. Ceux qui restaient s’écartaient. Les épouses et les mères secouaient leurs mouchoirs brodés, en guise d’au revoir. Les enfants remuaient leurs petites menottes. Les hommes, l’arme à l’épaule se mirent en rang.
Jean-Thomas marchait en tête, brandissant fièrement le drapeau rouge. Le front haut, le torse bombé, il avançait dans les pas de son père. Il avait une profonde admiration pour le chef de famille et se réjouissait d’être enfin considéré comme un adulte. Il parvenait presque à oublier la lettre dans sa besace, qui semblait lourde, autant que du plomb, après les paroles de sa mère. Chassant ces idées, il entonna d’une voix forte et ferme l’Unita, un chant révolutionnaire provençal, repris très vite à pleins poumons par toute l’escouade.
Nous sommes tous ici des républicains
Parmi nous l’Égalité
Règne et avec la Fraternité
La république nous la voulons.
Jusqu’à la mort, nous la soutenons…
Le peuple ne veut plus de royauté
Vous pouvez lui faire son tombeau
Car nous l’ensevelirons bientôt, amen
Ton écriture reste cohérente avec sa fluidité et son ton bien mesuré :-)
A bientôt
au cinéma j'aime beaucoups les films qui alternent plan large ou l'on voit un paysage en grand et plan cadré ou l'on sent la tension du personnage
en écriture c'est pareil
merci de ces phrases...
Petits chipotages au fil de la lecture ~
>> "Les femmes mariées avaient les joues humides, maudissant le Prince-président et sa politique qui leur arrachait leur compagnon" Vu que les femmes sont au pluriel, j'aurai tendance à mettre aussi au pluriel "leurs compagnons"
>> "Jean-Baptiste, qui marchait en tête, s’énerva :" Je trouve "s'énerva" un peu familier par rapport au registre du reste du texte, peut-être davantage quelque chose comme "s'agaça / s'emporta" ?
>> "Vous avez dix minutes de repos." Je me demande si à l'époque on mesurait le temps de façon aussi précise et si on avait conscience des minutes. Pas une critique, vraiment une question que je me pose. Dans les campagnes, je sais qu'on se fiait surtout aux heures et demi-heures sonnées aux clocher
>> "l’humidité ambiante s’y rajoutait au froid déjà présent, l’amplifiant considérablement" Beaucoup de sonorités en "ant" ici en quelques mots, entre le participe et l'adverbe
>> "Sa mère s’effondra en larmes sur ces mots, elle qui était si forte habituellement. C’était peut-être la première fois que Jean-Thomas voyait pleurer sa mère." Redite sur "sa mère" > que Jean-Thomas la voyait pleurer ?
Toujours très agréable à suivre ! Belles descriptions des adieux déchirants, des scènes d'émoi entre ces femmes et leurs hommes / frères / compagnons... Et c'est chouette d'esquisser un peu plus la famille de Jean-Thomas avec cet enjeu supplémentaire par rapport à son frère. Bien intriguée de savoir pourquoi Augustin a tout plaqué comme ça. Et toujours la ferveur militaire et républicaine qui vibre sur la fin du chapitre, on sent tout ça bien documenté et c'est immersif que de voir ces hommes entonner "l'Unita"
Au plaisir !
Pour savoir pourquoi Augustin est parti
il faudra d''Abord le retrouver ( mais je glisserai tout de même des indices, de ci de là!)
Ensuite, oui les minutes, je ne pense pas que le pére avait une montre au poignet une montre à gousset peut être quoique ça m'étonnerai
c'est juste que pour comprendre l'histoire il faut la voir à l'aune de notre époque!
Oui je me suis posé la question!
Après,
je pense que si les femmes sont au pluriel leur compagnon est au singulier , car elles ont un compagnon chacune! la polygamie était mal vue à cette époque! :)
Et en effet la question se pose pour les singuliers / pluriels, là en l'état ça peut faire genre un seul compagnon pour toutes, mais avec le pluriel ça peut faire plusieurs pour une femme xD 'Fin ça m'a quand même fait bizarre, mais les deux se tiennent sans doute ~
Ah la la
c'est loin l'école, la grammaire ce n'était pas ce qui m'interréssait le plus :-) :-) :_)
Très cool la mission que JT reçoit, ça va épaissir ses aventures et l'histoire en général.
Tu as bien su retranscrire la difficulté du départ, sans en faire trop.
Quelques remarques :
"qui leur arrachait leur compagnon." répétition leur
"Ce n’était qu’un peu d’encre sur un bout de papier, mais pourtant c’était bien plus que ça." ça fait un peu bizarre vu qu'il y a deux fois "être", peut-être changer un verbe. "ça ne semblait qu'un peu d'encre mais pourtant...."
A bientôt !
Je connais bien les lieux, j'ai bien visualisé la scéne avant!
Un peu comme un plan dans un film
et je me suis dit comment celà à bien pu se passer!
Et pour les lourdeurs dans le texte....
Je corrigerai à la fin.
Merci de me le signaler!
Egalement, pour aller à Draguignan, j'imagine que ca fait une belle trotte ! (ce sera sans doute précisé plus tard...) Sinon, je rejoins l'avis de Yannick concernant les prénoms, n'hésite pas à bien différencier lorsque ca sonne pareille à l'oreille, pourquoi ne pas mettre un surnom typique de la région en provencal ?
Mais ils s'arretterons avant Aups, Tourtour, Salerne ( 15 20 kilométres de Draguignan)
ce n'était rien pour des paysans à l'époque
cela fesait deux jours de marche
Celà n'était rien pour de jeunes paysans.
Quand aux prénoms c'est un peu ce que j'ai trouvé sur les registres d'état civil
Mais on m'a déjà dit que c'était un petit souci,
C'est pour celà que j'accompagne souvent le prénom d'un son frére le fils le pére.....Pour que le lecteur soit moins perdu.
Mais j'essaie de ne pas trop user d'étymologie Provençale
Je ne souhaite pas que mon roman soit taxé de régionaliste.
J'ai écrit ce post juste après manger, sous un pin avec les cigales et une bouteille de rosé bien fraîche donc j'ai écrit un peu... En français approximatif. Désolé !
Par rapport au choix des prénoms, je trouve qu’ils n’aident pas toujours à bien suivre l’histoire. On comprend que tu cherches à indiquer les liens de filiation, peut-être une coutume de cette région et époque, mais c’est plus dur pour le lecteur.
Entre Jean-Thomas et Jean-Baptiste, il m’avait fallu relire pour bien repérer qui est qui. Ensuite vient Auguste-César, parfait (c’est pas courant), mais comme tout de suite on l’appelle AugustIN et qu’arrive au même moment VictorIN, là encore j’ai eu un doute et dû reprendre. Je ne sais pas si ce serait faisable de les différencier un peu plus.
Cette histoire va évoluer des personnages vont disparaitre d'autres vont continuer leur chemin d'autres encore vont apparaitre comme dans la vie. Jean-Thomas va continuer son cheminement.....
Pour les prénoms oui c'était un peu comme celà dans ce temps là et pas que en Provence...et encore les gens pouvaient avoir le même prénom. Dans certaines familles on hésitait pas à nommer son fils comme le frére ou le pére mort à la guerre précédente par exemple....celà n'à changé que trés récemment....
Quand à Augustin, ça c'est vraiment du sud. Alors que dans le nord on choisirait plutot un diminutif comme Guste, gustin ou gus en Provence on adore faire sonner les fins de mots Auguste devient donc Augustiiiiiinnnnn je ne me permet pas par exemple de donner un petit nom au pére il est trop sévére et entier!
Tu remarquera que la mére s'appelle Augustine mais elle aurait pu trés bien s'appeler Victorinne. et si elle était enfant on pourrait la surnommer Augustinette,.