Les chants, avaient progressivement laissé la place au silence et les hommes, perdus dans leurs pensées, avaient abandonné leur air bravache. Tous marchaient lentement, le cœur serré.
Jean-Thomas, s’était arrêté. Une larme roula sur sa joue. Il contempla longuement son village, comme si c’était la dernière fois qu’il le voyait. Juchée sur un piton rocheux, la commune était rassemblée autour du campanile républicain. Un peu plus haut, un château imposant surplombait les habitations. Vestiges du Moyen-Âge, grâce auxquels, la communauté avait échappé à bien des massacres et des pillages. Quand les lourds chevaliers en armure eurent fait leur temps, la vieille bâtisse fortifiée se transforma en manoir d’agrément. Un parc à la française y fut tracé. Le seigneur de guerre devint alors parlementaire à Aix ! Puis arriva la grande Révolution de 1789 ; la veuve du comte dut négocier avec les nouveaux maîtres de Roc Tarpèin. Le petit peuple du château avait repris ses droits à la Restauration. Ils étaient probablement claquemurés chez eux aujourd’hui, épouvantés par la colère des villageois, qui leur rappelait les événements du siècle dernier. Ils n’avaient rien à craindre cependant ; le courroux des Martinérois, n’était pas tourné contre eux cette fois.
À l’ombre de ces vieilles tours, témoins d’un passé révolu, s’étalait le reste de la commune. C’est là qu’habitaient, les paysans et les artisans, dans ces maisons exiguës et serrées les unes contre les autres. On y vivait heureux et libre, à présent. Le village, planté côté ubac, n’était pas exposé au soleil. C’était bien appréciable l’été. L’hiver, c’était autre chose : il y gelait sec et les rues étroites et sombres n’étaient éclairées que rarement par l’astre du jour. Mais l’emplacement de la bourgade offrait un incroyable avantage : le panorama à couper le souffle. Du haut de ce véritable nid d’aigle, on voyait à des kilomètres à la ronde. Cela avait été très utile du temps des sarrasins et autres pillards, les manants de l’époque n’étaient jamais pris au dépourvu. L’ennemi ne pouvait compter sur l’effet de surprise.
Bien sûr, Jean-Thomas était impatient de se battre pour la démocratie ! Mais une peur montait en lui ! Et s’il ne revenait pas ? Et si personne ne revenait ? Et pire encore, et s’il ne réussissait pas à ramener son frère ? Est-ce que sa mère le lui pardonnerait ?
Depuis le bord de la route, Jean-Thomas surveillait la fenêtre de sa maison, reconnaissable à ses volets mauves. Il croyait distinguer un mouchoir coloré qu’on agitait pour dire « Au revoir, au revoir, rentrez bientôt ! ». Une autre larme dévala encore sa joue. Il la sécha promptement, comme la première. Le reste du groupe, qui s’étaient arrêtés aussi, firent mine de ne rien voir. Ils comprenaient les émotions du plus jeune et, bienveillant, le respectaient.
Jean-Baptiste s’approcha de son fils et posa sa main sur son épaule, exprimant un peu maladroitement son agacement.
Tu peux faire marche arrière, tu sais. Tu es si jeune, personne ne t’en voudra, petit.
— Non ! répondit-il aussitôt. Ce n’est pas cela, je suis des vôtres. J’en suis plutôt fier. C’est juste que… non, ce n’est rien.
Secouant doucement la tête, il préféra ne pas finir sa phrase, essuyant rageusement d’autres larmes qui lui avaient échappé. Le reste du groupe demeurait silencieux, perdu dans leurs pensées. Beaucoup étaient partis sans vraiment réfléchir et le regrettaient déjà. C’était une notion un peu confuse, au fond, cette république. Bien sûr, ils se battraient, ils donneraient leur vie pour elle. Mais ils n’étaient pour la plupart que des paysans. Beaucoup ne savaient ni lire ni écrire. Leurs grands-pères avaient chassé des princes et des rois. Ils étaient même partis défendre la patrie aux marges du pays, là-haut dans des contrées brumeuses. Aujourd’hui, c’était leur tour de faire respecter la devise créée soixante-dix ans auparavant. Liberté, Égalité, Fraternité. Se démener pour rester libres, égaux, fraternels. La maxime réchauffait le cœur, donnait du courage. Oui, ça valait le coup de silloner le département et de se battre, juste pour ces mots-là.
Passé les ruines de Bézaudun, ancien village abandonné, la colonne de La Verdière les rejoignit. Elle était arrivée par la vieille piste qui traversait la forêt de chênes rouvres. Les deux bandes se tombèrent dans les bras l’une de l’autre. Charles-Édouard, le chef du groupe de la Verdière, menait paternellement sa troupe. Il manifesta son intention de prendre la tête des deux équipes et ainsi n’en faire plus qu’une. Jean-Baptiste refusa.
— Vous, commandez votre bataillon. Moi, je conduis le mien. Nous ne sommes pas nombreux, nous représentons Saint-Martin. Je suis votre allié, je ne suis pas sous vos ordres. Nous nous battrons côte à côte pour la république.
Le père de Jean-Thomas se méfiait un peu de ces beaux messieurs, même s’ils se proclamaient socialistes. Charles-Édouard était rentier, il ne savait rien du travail de la terre. Mais l’homme, s’il n’était pas vêtu de coutil, mais de velours côtelé, n’en était pas moins un démocrate convaincu, bête noire du pouvoir en place. Beau joueur, il descendit de son cheval, ôta ses luxueux gants en chevreau et tendit une main longue et fine au meneur Martinérois.
— Je te salue vieux cabochard tu es obstiné comme ton frère, mais tu as raison. Chacun son groupe. L’important c’est de se battre à l’unisson, afin de chasser cet arriviste anachronique. À bas le tyran, que vive la république!
Le hobereau local parlait un français châtié. Il pensait ainsi dominer son monde en digne héritier des bourgeois fondateurs de l’État français d’alors, ceux qui avec Mirabeau avaient balayé les tyrans couronnés. Jean-Mathieu, lui, voulait que les gens d’en bas, les paysans et les ouvriers, aient davantage de poids politique. En cinquante-deux, l’année suivante, ils auraient dû voter pour élire l’un des leurs. C’était cette victoire que le despote avait volée.
Ignorant les querelles de leurs chefs, les partisans des deux communes se mêlèrent allègrement. Républicains modérés, socialistes et montagnards étaient contents d’être ensemble. Ainsi, ce fut en riant et en chantant qu’ils fêtèrent leur entrée triomphale dans Varages. Ils traversèrent le village au pas cadencé, applaudis par les habitants venus les acclamer. Ils eurent droit à la haie d’honneur. Quelques faïencières essayaient de voler des baisers aux plus jeunes. Jean Thomas subit l’assaut d’une jolie blonde, rose et fraîche. Les aînés, bourrus et un peu jaloux, se moquèrent allègrement de sa rougeur. Tous paradaient. Avant même de se battre, ils étaient déjà des héros. Ici, aussi, en quarante-huit, on avait voté pour Ledru-Rollin.
Quelques-uns, à couvert, espéraient la défaite du petit peuple : tremblants de peur, les notables s’étaient barricadés, avec prêtres et laquais, dans leurs demeures cossues. Pleutres et veules, ils attendaient, tapis dans l’ombre, la débâcle des prolétaires.
À la sortie du bourg, Étienne Bayol, l’instituteur de Varages, exhortait ses troupes au départ. Il bloquait le gros bataillon de Vinon, Saint-Julien et Ginasservis, qui piétinait d’impatience. Enfin, la lourde charrette de tête de l’intendance varageoise s’ébranla ; la longue colonne se mit en marche. Tout un peuple était en mouvement. La petite route, trop étroite pour une telle cohue, rendait la progression fastidieuse. L’armée avançait à la vitesse des bœufs.
En fin de matinée, ils arrivèrent à Barjols, le chef-lieu du canton. Le pré de foire, pourtant immense, était noir de monde. La foule déjà compacte devait se serrer davantage à l’arrivée de chaque nouveau groupe d’insurgés. Jean-Baptiste et ses compagnons s’installèrent où ils purent. Chacun dut jouer des coudes et des genoux pour trouver un peu de place. S’asseoir et allonger un peu ses jambes était un luxe.
Le village, situé dans une cuvette, était relativement bien protégé des vents. Le Mistral se fracassait d’abord sur les hautes falaises de tuf porphyrique qui dominaient Barjols. Brisé dans son élan, il n’avait ensuite plus la vigueur nécessaire pour importuner les dîneurs rassemblés. La pause déjeuner fut agréable : dos calé contre un muret et visage exposé au soleil, ils se doraient la couenne.. Ils avaient du pain, du lard et des fruits secs ; ils étaient heureux, partageant un moment convivial tous ensemble.
Une bonbonne d’eau-de-vie de prune, venue on ne sait d’où, circulait de main en main. Jean-Thomas y but une rasade de gnôle et s’étouffa. L’alcool était très fort, mais cela faisait du bien ; le liquide coulait dans le gosier, enflammait le larynx, puis réchauffait le corps. Il en prit une deuxième gorgée, puis une troisième, plus longue que les autres, qu’il fit durer. Son père riait sous cape ; il connaissait la traîtrise de la gnôle. Il lui arracha le récipient des mains.
— Calme-toi, ce n’est pas du petit lait !
— Oh ! c’est un homme, maintenant, cesse de le traiter comme un minot, répliqua Victorin, le grand frère de Jean-Thomas. Et puis, c’est bon pour la moustache, dit-il avec un sourire malicieux. En tout cas, c’est ce que tu me disais quand j’avais son âge.
Jean-Thomas n’avait plus froid du tout. L’esprit légèrement embrumé, il se sentait très bien. Les compagnons parlaient fort. Les sangs s’échauffaient. Dès qu’on parlait politique, le ton montait. Tous n’étaient pas d’accord, certains louaient Ledru-Rollin, enfui en Angleterre. D’autres encensaient Louis Blanc ou Raspail, exilés ou emprisonnés. Les chamailleries partisanes se retournaient invariablement contre les curés ou les nobles : ils étaient source de toutes les souffrances. Mais au-dessus de tout, le mal absolu, le diable laïque : Louis-Napoléon, le traître. Des toupines tournaient, contenant un vin capiteux. Gouleyant à loisir, le nectar aidait à la réflexion. Les langues se chargeaient, les voix devenaient pâteuses, on chantait. L’ambiance était bon enfant.
Jean-Thomas écoutait ses aînés parler sans prendre part au débat. Il s’ennuyait un peu, il n’avait pas encore l’âge de voter. En se levant, il vacilla : sa tête tournait désagréablement. Il avança jusqu’à la fontaine au coin de la place pour se mouiller le visage. L’eau glacée lui fit du bien. Il s’isola à quelques pas du groupe, s’asseyant par terre. Il voulait lire la lettre de son frère ; il y pensait sans cesse depuis son départ et avait attendu ce moment toute la matinée. Délicatement, il la sortit de la besace et la déplia. Ses mains tremblaient, son cœur battait la chamade.
Auguste-César allait bien. Il était en bonne santé ; du moins, c’est ce qu’il affirmait. Il était à Paris, et il allait prendre un bateau vers l’Amérique…
Jean-Thomas rangea mécaniquement la missive dans sa musette. Les nouvelles n’étaient pas mauvaises, elles n’étaient pas bonnes non plus. Il ne savait plus. Son frère aîné quittait l’Europe pour tenter sa chance à l’autre bout du monde, vers l’Eldorado. Yerba-Buena, San Francisco, la Californie… Ces destinations regorgeaient d’or. Auguste-César était persuadé de revenir au pays immensément riche. Pauvre fou ! Jean-Thomas ignorait où se situait ce pays de cocagne. Il savait simplement que c’était loin, beaucoup trop loin. La désillusion était cruelle ; il était certain de ne jamais revoir Auguste-César. Comment pourrait-il le ramener à Saint-Martin ? Il n’avait aucune envie d’aller en Amérique. La promesse qu’il avait faite à sa mère ce matin lui semblait bien difficile à tenir, voire même impossible. Le moment venu, il lui expliquera ; il s’excusera, il espère qu’elle comprendra. Il lui en voulait, au fond. Elle lui faisait porter un poids bien trop lourd pour ses frêles épaules. Les parents devraient s’arranger entre eux au lieu de lui demander de le faire ; ce n’était pas sa faute si son frère était parti.
Du coin de l’œil, il aperçut que le pré de foire se vidait. Il se leva un peu trop brusquement et manqua de tomber. Cette sensation de tête qui tourne n’était décidément pas agréable ; il penserait, la prochaine fois, à ne plus boire de prune. Titubant, il rejoignit son groupe qui s’apprêtait à quitter l’esplanade. Ils allaient grossir la colonne de Camille Duteil qui campait à Salernes.
une lecture qui reste assez agréable, mêlant les faits historiques et l'histoire du jeune homme. Toujours ces descriptions du paysage qui sont bien dosées, à mon sens. Au sujet de la lettre, j'aurais préféré en apprendre un peu plus voire à la lire complètement, cela aurait apporté un aspect plus profond, plus intimiste au chapitre, selon moi.
A bientôt!
AAAARGH ! M’avait il dit
il avait été déçu du peu de place que prenait la lettre dans le récit
c ‘est un choix assumé,
je trouve le chapitre assez long, assez fourni, je ne voulais pas le surcharger
aprés tu va encore en entendre parler de cette lettre !
Mais je prend, je prend ta remarque !
Toujour écouter le lecteur !
Aprés la lettre, je ne l’ai pas écrite complétement
je le ferai peu être quand je raconterai l’histoire du frére ainé ( qui est en cours)
on lira surement la lettre sous un autre angle !
Je voulais surtout raconter la marche, la progression, le coté intimiste ce sera par petites touches
mais il y aura d’autres scénes comme celle de la glaciére
tu connaitrat petit à petit l’ame et le caractére des personnages principaux
aprés c’est plus un roman plan large...
Quelques bricoles en cours de lecture -
>> "il l’essuya rapidement. Il contempla longuement son village, comme si c’était la dernière fois qu’il le voyait." Un peu pesant je trouve les deux adverbes aussi rapprochés
>> "Moyen-Âge" Pas de tiret à Moyen Âge
>> "Secouant doucement la tête, il préféra ne pas finir sa phrase, essuyant rageusement quelques larmes qui lui avaient échappé." ça fait pas mal de sonorités en "ent / ant" en une seule phrase avec les participes et les adverbes, un peu maladroit à l'oreille
Outre ces petites bricoles, on se laisse toujours emporter par la route et les changements d'atmosphère ! Après la ferveur des chants, une certaine pesanteur qu'on sent s'installer, le cœur serré à quitter son chez-soi pour la première fois. Les quelques détails historiques que tu distilles au passage sur le château et son évolution dans l'Histoire passent très bien. On sent aussi la ferveur républicaine, les avis très tranchés de cette époque-là entre les classes prolétaires et celles du sommet - bourgeoisie etc, avec le recul de 2021 ça pourrait sembler caricatural mais pour moi ce n'est pas choquant, au contraire ça rend les colères et les avis de l'époque qui n'y allaient pas de main morte.
Toujours un plaisir !
A une prochaine =D
Oui Les avis étaient tranchés, dans beaucoup de villages varois cohabiterons plus tard le cercle des rouges et le cercle des blancs....
Le Var à longtemps été un fief de Gauche....
Mais je m'égare!
et surtout aprés ce dernier Barouf d'honneur la gauche devra attendre fort longtemps pour renaitre de ces cendres
En Provence et ailleurs!
Mais ceci sera sans doute une autre histoire...
Pour l'instant révassons à la vitesse du pas
et laissons nous porter...
laissons Jean-Thomas petit à petit découvrir le monde....
J'apprécie toujours autant la lecture, tu sais où tu vas avec des références historiques sérieuses.
Je trouve que tu réussis à retranscrire une vraie ambiance et c'est super !
Quelques remarques :
"Le petit peuple du château qui avait repris ses droits" enlève le "qui"
"À bas le tyran, que vive la république démocratique et sociale." Peut-être caser un point d'exclamation.
A bientôt !
je corrigerai tout cela
J'espére savoir ou je vais, tu verras
Je vais encore plus loin que tu ne crois
Mais chut!
Ce n'est pas encore le moment!
A Draguignan d'abord!
Certains moments rappellent un peu Germinal de Zola : les cohortes de prolétaires (je ne suis pas sûr que le mot s’utilisait à cette époque (?)) qui prennent les routes pour lutter, sans vraiment savoir comment, le courage mêlé à la peur et à une certaine dose d’ignorance. Par contre, la description des différentes classes de la société me parait un peu trop tranchée, voire caricaturale : les notables « pleutres et veules », les bourgeois qui parlent comme dans les livres et pensent ainsi « dominer le monde ». C’est un choix d’écriture à faire, je le souligne simplement pour que tu en sois conscient.
Merci de me comparer à Zola, ailleurs on m'a comparé à Jean Giono, C'est pas mal non plus....
Trêves de flagorneries, je n'ai ni l'envergure ni le talent de ces deux écrivains majeurs.
Par contre, je ne veux pas faire dans la caricature
Ni dans la caricature régionaliste ni sociale....
Mais oui la lutte des classes existait déjà....et c'est un choix délibéré et conscient de ma part de prendre parti
C'était une époque ou les idées étaient tranchés dans beaucoup de villages on se mélangeait pas entre rouges et blancs et les opinions étaient tranchés....
Quand à la lecture de la lettre, désolé si je n'en distile que des petits morceaux
Mais si je raconte tout tout de suite l'histoire n'a plus de sens
et puis j'en ai beaucoup dit sur le frére
Tu en sait déjà beaucoups sur Auguste césar
reste à l'écoute j'en parlerai surement un peu plus tard
mais si je dit tout tout de suite tu n'auras plus envie de lire Argg!