Chapitre II : L'envol

 

 

 

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L'envol

 

 

 

 

« Brindille ! »

« Brindille, le temps manque ! Réveille-toi ! »

Les mots l’effleuraient à peine. Ils glissaient sur lui comme la brise sur l’eau, comme un écho lointain. L’enfant dormait profondément. À force de côtoyer les ronces de près, Brindille s’était forgé une résistance hors du commun, une faculté à rêver sans condition. Ses fines paupières de bois dissimulaient une forteresse imprenable, bien à l’abri des agressions du monde extérieur.

Au troisième appel, la voix de Grand Arbre résonna en lui comme une détonation.

 

Brindille se redressa soudainement, les yeux ronds et le souffle court. Il faisait nuit, la lune était pleine et en dessous, les ronces se déchaînaient. C’était un océan de pointes qui s’abattait contre Grand Arbre, encore et encore. Des sarments semblables à des troncs s’élevaient au-dessus de la masse grouillante pour venir se fracasser sur l’arbre géant. La cime vacillait au rythme des attaques, Grand Arbre hurlait de douleur, mais Brindille était happé par un tout autre phénomène.

Une vingtaine d’oiseaux le dévisageait en silence depuis les branches supérieures. Certains arboraient le plumage solaire des contrées voisines, d’autres semblaient venir de plus loin. L’un d’eux, bien qu’en retrait, le regardait avec une intensité telle que notre ami ne voyait que lui. Ses plumes étaient sombres et sa silhouette paraissait flotter dans l’obscurité, mais ses yeux brillaient comme deux lunes claires, deux astres paisibles.

 

-– Écoute-moi, lui dit l’Arbre qui ne parvenait plus à contenir sa souffrance, tu dois partir.

Ces trois mots lui firent l’effet d’un coup de masse. Brindille sentit son corps se liquéfier. Il ne comprenait pas. Pourquoi partir ? Il était un Gardien après tout, et un Gardien ne fuit pas. Et comment partir d’ici ? Pour aller où ? Tant de questions se chevauchaient dans son esprit d’enfant qu’il ne savait pas par où commencer, et Grand Arbre ne s’arrêtait pas de parler.

-– Ces oiseaux ont accepté de t’escorter, insistait-il fiévreusement. Tu vas les suivre, et tu ne t’arrêteras pas. Tu m’entends ? Tu ne regardes pas en dessous, tu ne regardes pas autour, et tu ne regardes surtout pas derrière. Tu avances ! Quoi qu’il se passe, quoi que tu entendes, tu avances jusqu’à ce que le soleil se lève. C’est bien compris ? Tant que tu n’aperçois pas le soleil, tu ne t’arrêtes pas !

« Jamais ! » voulut crier Brindille. « Ma place est ici, avec vous ! », seulement l’air lui manquait. Ses lèvres remuaient mais sa gorge ne produisait aucun mot. Quand bien même il aurait pu se faire entendre à des kilomètres à la ronde, rien ne semblait pouvoir raisonner Grand Arbre, qui n’écoutait que le son de sa propre voix noyée dans la douleur.

-– Brindille ! tonna-t-il une nouvelle fois, le visage défait. Tu voulais connaître l’utilité de tes branches dorsales ? La voici. Chacun de ces oiseaux va y accrocher une pincée de leurs plumes. Tu devras en prendre soin, mais il y en a une parmi elles dont tu ne devras jamais te séparer, car ta survie en dépend.

-– Non… Je… non… balbutia Brindille, en vain.

 

À l’appel de l’arbre, les volatiles fondirent sur lui, pour recouvrir fébrilement épaules et branches dorsales d’un improbable assortiment de plumes, fichées directement dans son bois à grands coups de bec. Brindille tenta bien de s’y opposer, mais ses maigres cris n’y changèrent pas grand-chose, la nuée ne se dissipa qu’à l’approche de l’oiseau noir.

Celui-ci vint se poser sur son épaule. Il s’ôta une plume unique et l’inséra à la base de la nuque de l’enfant pour la dissimuler sous l’extravagant plumage formé par les oiseaux. Brindille ne sentit rien, ni le poids du volatile, ni sa mystérieuse offrande. Sa proximité lui fit cependant l’effet d’un souffle glacial au creux du cou. Il tenta d’observer l’étrange créature du coin de l’œil, mais ne discerna qu’une tache noire aux contours flous. Puis l’oiseau regagna l’obscurité d’un battement d’ailes, une fois sa contribution achevée.

 

-– Je ne peux pas partir ! pu enfin scander le jeune gardien.

-– Tu le peux, rétorqua Grand Arbre, et tu le feras.

-– Laissez-moi vous protéger ! Il y a forcément une solution, quelque part…

Un sarment fouetta alors Grand Arbre à seulement quelques branches de son protégé, leur arrachant à tous deux un cri magistral.

-– Tu es mon gardien, reprit l’ancêtre avec autorité. Écoute ma requête : pars trouver les arbres qui marchent, perce le secret de leurs jambes, et revient avec. Je t’attendrai en pensant à toutes ces fabuleuses histoires que nous vivrons ensemble, une fois sortis d’ici.

 

Brindille resta sans voix. Partir avec Grand Arbre pour écumer le monde à deux. Il en avait rêvé tant de fois sans jamais le formuler… Tout cela semblait irréel. À peine eut-il le temps de réaliser ce qu’on espérait de lui, que les oiseaux le poussaient déjà vers la sortie.

Notre ami hurla, tenta de se défaire de leur emprise, implora Grand Arbre de ne pas les laisser l’emporter, sans succès.

Face à l’impossibilité de soulever l’enfant récalcitrant, les volatiles s’en remirent à sa plume noire, la plume d’envol, et le précipitèrent délibérément dans le vide, afin de mieux l’accompagner dans les airs.

Brindille maudissait ses ravisseurs sortis de nulle part. Il aurait voulu leur tordre le cou, arracher leurs ailes, tenter n’importe quoi lui permettant de retourner auprès du Grand Arbre, mais il n’en fit rien. Les ronces s’en chargeaient déjà.

Les oiseaux tombaient un à un autour du garçon de bois, happés par une tige ou frappés en plein vol. L’enfant chercha un temps à se mettre hors de portée, seulement son inexpérience en matière de vol ne lui permettait pas de s’élever. Brindille ne pouvait que fuir tout droit en priant pour sa survie. Loin derrière, il lui semblait entendre encore Grand Arbre scander « Ne te retourne pas », ou bien était-ce son esprit qui lui jouait un tour ?

Quand la dernière petite silhouette disparut violemment de sa vision périphérique, il ferma les paupières et accéléra de plus belle.

Partout le bruit des ronces s’amplifiait. Brindille pouvait sentir leurs pointes croître autour de lui. Elles l’avaient même peut-être déjà encerclé, seulement notre ami n’osa pas vérifier. Il s’efforça de voler plus vite encore, jusqu’à ce que son souffle lui brûle la gorge, que sa sève s’embrase, que ses larmes s’envolent, jusqu’à ce que son corps s’épuise et l’abandonne à son sort. Il lui fallut au moins ça pour s’arrêter.

Vidé de son énergie, hagard, Brindille dérivait maintenant au gré du vent, en pensant vivre là ses derniers instants. Les ronces n’allaient pas tarder à le cueillir. Elles l’attendaient depuis si longtemps. « Faites que cela aille vite », leur adressa l’enfant. Mais sa prière resta lettre morte, rien ne se passa.

Incapable de se fier à ses oreilles bourdonnantes, l’enfant rassembla son courage et rouvrit les yeux. Il n’y avait plus de ronces, plus d’oiseaux, plus de Grand Arbre, juste un soleil immense et radieux. Brindille s’efforça de sourire. Puis il reprit sa route sans tarder, sans se retourner.

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Plulume
Posté le 22/12/2017
Waw.
Euh, bonjour,
Je suis assez stupéfiée par cette histoire... Elle est complète, imagée, précise, originale, mystérieuse, poétique, philosophique et totalement géniale.
Ton style est complètement affirmé et l'intrigue avance de manière fluide. Cela ressemble à un conte, sans pour autant s'avérer enfantin.
Je ne peux que manifester mon enthousiasme !
Au plaisir de repasser par ici pour lire la suite de ton histoire,
 
Plulume 
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